Portraits de femmes

Il s’agit de trois visages. De trois visages de femmes.  Des femmes du temps de Schongauer et de Grünewald. Ici à Colmar, chez les dominicains et chez les dominicaines d’Unterlinden, leurs voisines de l’autre côté de la rue. Regard croisé sur une galerie de portraits qui n’a pas d’équivalent en Alsace. Des portraits de la Vierge, donc de toutes les femmes. Aux différents âges de sa vie, de leurs vies : jeune fille, mère et vieille enfin. Trois visages qui se suivent, s’enrichissent et se complètent. Trois visages pour nous approcher d’un mystère : celui d’un féminin qui serait éternel.
Il s’agit des visages de Marie, bien sûr. Mais d’une Marie qui ne serait ni vierge, ni reine. Ce n’est pas l’icône que nous avons choisie mais l’incarnée. Il n’y a là nul blasphème, nulle provocation. Mais une dévotion qui serait profane, une prière sans liturgie, un hommage qui ne serait pas (encore) une action de grâce.

Révoltée

Que diable ce grand escogriffe est-il venu faire dans son cabinet de prière ? Elle était là agenouillée, orante, ne s’attendant à rien. Et voilà qu’il est entré avec une violence inouïe, rompant brutalement la quiétude du lieu. On serait surprise à moins. Elle, elle en est toute retournée. Les bras lui en tombent.  Le livre de prière, devant elle, aussi. Elle avait enfin trouvé à se concentrer un peu. Il n’est pas facile pour une adolescente de vaquer longtemps à la prière. Son esprit se disperse rapidement, l’imagination lui joue mille tours. Voilà qu’elle rêvasse, d’un rêve à l’autre, éveillée.
Elle avait enfin trouvé ce calme intérieur, ce repos de l’esprit et des sens dont elle avait besoin pour s’adonner à la prière véritable. Et voilà que cet individu, ce grand dadais de Gabriel, par son entrée aussi violente qu’inopinée, rompt le charme. Tout est à refaire. Elle est en colère, elle lui en veut. Elle lui lance un de ces regards noirs, qui ailleurs et en d’autres temps aurait fait fuir l’ange messager, fût il archange.
Elle fulmine, elle enrage. Le rouge au front et sur les pommettes, la lèvre épaisse et boudeuse, elle a le courroux de l’enfant qu’elle est encore. Petite paysanne mal dégrossie, pas vraiment jolie, affublée d’un double menton qui ne l’avantage guère. La coquetterie n’est pas son souci. Elle ne pense pas encore à séduire. Si elle le pouvait, elle se précipiterait sur lui avec une violence identique à la sienne et lui règlerait son compte. Dans une bagarre comme font les garçons et les filles de sGrunewald, annonciationon âge.
Oui, elle est en colère. Celle-ci est sur le point d’éclater. On sent qu’elle a envie de tout envoyer promener.
Mais elle est déjà dans la situation où tout se joue, où se scelle un destin. Elle est dans l’instant où tout reste possible, cette fraction de seconde où elle peut encore dire non mais où déjà cependant elle acquiesce. Tout paraît ouvert et tout cependant est joué.
Malgré son irritation, ce dernier soubresaut de son enfance, elle a fini par consentir. Avait-elle le choix ?

Mélancolique

Vierge au buisson de roses

Elle a beau être couronnée, d’une couronne bien trop grande pour elle que portent de sombres angelots; elle a beau donner l’impression d’avoir trouvé le calme dans ce jardin clos où rien ne semble devoir la troubler; elle a beau habiter de son élégante présence ce Paradisgärtlein, où au milieu de buissons de roses pépient une foule d’oiseaux; elle a beau, tendrement maternelle, porter dans ses bras le plus charmant des bambins, elle est bien mélancolique notre dame.
Sur son fin visage, se lit une insondable tristesse. Cette femme-là n’a plus vingt ans. Aux commissures des paupières, quelques rides déjà apparaissent. Le temps est allé vite pour elle. Trop vite !
Pourtant l’annonce qui lui fut faite, c’était hier à peine. Aujourd’hui elle n’est plus l’insouciante jeune fille qui obtempéra au message de l’archange. Son regard s’est perdu au loin, au très loin. Comme si elle se projetait dans un avenir qui aurait la noirceur de la nuit du Golgotha. Le délicieux enfant qu’elle porte n’arrive pas à la distraire. D’ailleurs leurs regards divergent. S’éloignent-ils déjà l’un de l’autre ?
La dame est belle encore, mais d’une beauté fragile. Les traits de son visage effilé sont délicats tout comme ses longues mains qui effleurent plus qu’ils ne soutiennent le nouveau-né.
Elle n’est pas d’ici. Elle n’est pas rhénane. Elle n’a pas la corpulence ni la solidité de nos paysannes. Elle n’est pas une fille de la glèbe. Elle a l’altière silhouette des filles de la ville. D’une ville du nord probablement, flamande peut-être ?
Elle est lasse. Cette couronne n’est pas fait pour elle. Elle ne se voit pas reine des cieux. Elle n’est pas mue aujourd’hui par cette espérance et l’orgueil n’est pas son péché. Elle n’est que femme et mère inquiète. Elle ne sait pas de quoi demain sera fait. Elle ne l’a jamais su. Elle s’est laissée porter par les événements. Elle n’a pas, elle n’a jamais su dire non. Elle est une humble servante, elle l’a toujours été.
Elle est une femme parmi toutes les femmes. Humaine, tendrement et douloureusement humaine.

Endeuillée

grunewald, vierge, crucifixionCe n’est pas un visage, ce n’est plus son visage. C’est un masque, un masque mortuaire. Au pied de la croix, dans les bras de Jean qui la soutient, elle n’est plus qu’un gisant. Elle tombe en pâmoison mais n’est-elle pas morte déjà?
En face d’elle, son fils agonise sur le bois de l’ignominie. Il se tord de douleur. Ses mains et ses pieds se crispent. Il lutte encore alors qu’elle, déjà, ne réagit plus. A croire que c’est Marie la trépassée. Yeux clos, bouche fermée, elle est livide. La couleur de son visage se confond avec le voile qu’elle porte sur la tête. Ce voile est plus qu’un voile. Il recouvre tout son corps. C’est un linceul. Celui qui, tout à l’heure, recouvrira le corps se son fils.
La vie l’a abandonnée. Que reste-t-il des traits de la jeune fille replète qui tenta de résister à l’ange ?  Où est le charme troublant de la noble dame mélancolique surprise dans le jardin clos où les buissons étaient de roses.
Ses lèvres ont la couleur bleue des lèvres des cadavres. Ses mains seules semblent encore vouloir bouger. Elles sont comme l’ultime réceptacle d’une vie qui la fuit. Mais à la différence de celles de Marie-Madeleine qui les tend ostensiblement devant elle, dans l’attente d’un impossible miracle, les siennes n’expriment plus que la résignation et l’abandon, sa soumission à une volonté qui n’est pas la sienne. Quand Marie-Madeleine implore encore, Marie déjà se soumet. Comme elle l’a toujours fait. Depuis ce jour lointain, il y a plus de trente-trois ans, quand un violent archange la subvertit.
Elle est arrivée au bout du chemin. Au bout d’un voyage que, vision fugace, elle entrevit un jour, quand, en son jardin, son regard se détourna de celui de son fils.
Tout semble accompli. Aujourd’hui comme hier, elle n’a pas la force d’affronter le regard du crucifié. Elle se meurt dans les bras de Jean qui, pathétique, la regarde partir comme un fils regarderait mourir sa mère.
Aujourd’hui pas davantage qu’hier, elle n’est reine. Aucun nimbe ne l’illumine, aucune auréole ne la couronne. Elle est dépourvue du moindre attribut divin. Elle est restée l’humble servante.
Décharnée, dépouillée, meurtrie et souffrante. Autant que son fils, au même moment, mais autrement, elle est fille de l’humanité.

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