Loin du mythe, une âpre réalité
Parler de la Décapole aujourd’hui, c’est parler d’un mythe. Dans la mémoire historique et brouillée de tout Alsacien, il y a une place à part, définitivement sanctuarisée, d’un âge d’or où une dizaine de villes auraient coopéré en toute harmonie et en toute équité géographique : cinq villes de Basse-Alsace, cinq villes de Haute-Alsace qui seraient restées unies du Moyen-âge à la Révolution. Malgré les guerres, les épidémies et les changements d’Etat ou de nationalité. La Décapole survécut, en effet, au passage du Saint Empire Romain Germanique au Royaume de France. Qui l’eût cru ?
Ce syndicat intercommunal (encore un bel anachronisme) est aujourd’hui paré de toutes les vertus. Pour un peu, on en ferait le symbole du génie alsacien qui autrefois savait ou aurait su conjuguer liberté, démocratie et unité à tous les temps. Nous en fûmes tellement nostalgiques que fut créé, il y a quelques décennies, une confrérie des villes de la Décapole pour en perpétuer le souvenir et en ressusciter l’esprit. Plus sérieusement, la sémillante Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Alsace, plus connue sous le nom d’Académie d’Alsace, décerne chaque année un prix de la Décapole « à l’auteur d’une œuvre littéraire, scientifique, artistique consacrée, si possible, à la Décapole, son passé, son présent, son futur, aux intérêts des villes décapolitaines, à leurs rapports entre elles et conforme à l’esprit qui avait animé la Décapole. »
Il y aurait donc un esprit de la Décapole qui, espérons-le, continue de souffler sur une région à l’identité quelque peu malmenée aujourd’hui. La référence aux mânes décapolitaines serait d’autant plus nécessaire qu’elle exalte l’idée d’une Alsace unie qui, par-delà le Landgraben, aurait alors parlé d’une seule et même voix. Ah, la belle époque que voilà ! La réalité, hélas, n’est pas toujours à la hauteur du mythe. Mais si c’était le cas, inventerions-nous des mythes ? Venons-en au fait et penchons-nous sur cette alliance durant les 150 ans de son existence médiévale. Définissons-la :
La Décapole fut une confédération urbaine de dix villes alsaciennes au départ (Wissembourg, Haguenau, Rosheim, Obernai, Sélestat, Kaysersberg, Turckheim, Munster, Colmar, Mulhouse), qui n’étaient pas libres comme Strasbourg, mais immédiates d’Empire (Reichsunmittelbar), dépendant d’un représentant de l’empereur dans la région, en l’occurrence le Landvogt ou Grand Bailli, situé à Haguenau. Elles se réunirent, en 1354, sous l’autorité de Charles IV, pour fonder une alliance afin de défendre leur statut et de maintenir les privilèges obtenus de l’Empereur. En s’alliant, elles se promettaient secours mutuel si l’une d’elle était menacée par un agresseur extérieur ou par des difficultés internes. Elles s’engageaient, en outre, à régler à l’amiable les éventuels litiges pouvant les opposer les unes aux autres. L’adhésion à cette ligue urbaine ne devait en rien entraver la liberté des cités membres dont aucune n’avait voie prépondérante.
La Décapole, qui ne porta ce nom qu’au XVIIIe siècle –belle invention de l’historien Jean-Daniel Schoepflin pour caractériser une institution qui alors avait perdu tout son éclat- et que l’on désignait par le terme de Gemeine Richstette, villes d’Empire associées ou Richstette gemeinlich im Elsass, villes d’Empire associées en Alsace, fut en réalité une ligue urbaine de plus. La Décapole n’avait rien inventé mais prolongé des alliances antérieures, initiées dès le XIIIe siècle. Elle ne concernait de loin pas toutes les villes d’Alsace. Sur les soixante-dix villes existantes sur cette mosaïque territoriale où l’unité faisait cruellement défaut, elles furent dix qui arrivèrent à construire une autonomie face aux pouvoirs environnants grâce à leur statut de villes d’Empire. Strasbourg, la plus importante d’entre elles, n’y figurait pas, ce qui limitait son poids. A la différence de l’Alliance monétaire du Rappenmünzbund, qui réunissait à partir de 1387 des villes de part et d’autres du Rhin, les gemeine Richstette étaient toutes situées sur la rive gauche, ce qui restreignait leur zone d’influence..
Si elles aspiraient tant à se réunir, ce n’était pas pour paraître ou en imposer, mais pour tenter d’exister, de vivre, voire de survivre. La plupart étaient de création récente. Un siècle plus tôt à peine, Frédéric II de Hohenstaufen fut leur géniteur. Dans leurs corps d’adolescente, elles avaient conservé quelques traumatismes de l’enfance. La lutte pour leur émancipation fut agitée. C’est qu’elles furent l’objet d’avides convoitises. L’évêque de Strasbourg, au milieu du XIIIe siècle, avait encore un appétit d’ogre. Demandez aux Colmariens qui perdirent leur prévôt Jean Roesselmann pour préserver leurs libertés communales. Jeunes pousses, perpétuellement menacées, les villes restaient fragiles. L’Empereur, qui était loin, leur avait certes accordé leur Freiheitsbrief, leur charte de franchise supposée les protéger, mais que pouvaient ces parchemins sigillés face à l’appétit des puissants et à la violence de leur soldatesque ?
Ces grand corps municipaux, à défaut d’être malades, étaient fragiles. A l’intérieur, les nobles avaient longtemps continué à disputer aux corporations la conduite du gouvernement municipal. A l’extérieur, ils craignaient pour leur indépendance. Ils connaissaient l’Empereur, le vénéraient même, lui prêtaient serment mais ils savaient aussi –les exemples abondaient dans le vaste Empire- qu’à court d’argent, il était tout à fait capable de les engager à un prince quelconque malgré les promesses et les chartes de franchise qu’autrefois ses prédécesseurs leurs octroyèrent.
C’est vrai qu’on était plus fort à plusieurs. On se rapprocha, on finit par s’unir pour faire front ensemble, pour se protéger mutuellement. Elles furent six en 1336, sept en 1342 pour conclure une alliance de paix publique avant de constituer la ligue des dix villes impériales d’Alsace, le 28 août 1354. Se sentaient-elles rassurées pour autant ? Ce mariage était-il bien assorti ? Les conjoints n’étaient pas nécessairement de même extraction, ebenbürtig. Si les gouvernements locaux se ressemblaient, leurs poids réciproques étaient disparates. Haguenau disposait de quatre-vingt-un hectares de ban communal, Munster de huit. Que pesait Kaysersberg ou Turckheim démographiquement face à Colmar ? Porter secours au voisin en cas de péril était une noble cause qui supposait quelques moyens. Pouvait-on, en outre, résister à l’empereur Charles IV qui venait d’accéder au pouvoir en 1346 et qui, en pleine entreprise de séduction pour le consolider, venait de leur accorder une exemption de cinq ans, en 1349, de toute contribution et redevance d’Empire. Par les temps qui couraient, tout était bon à prendre. L’alliance, on le savait par expérience, serait de courte durée. Elle était limitée à la vie, prolongée d’une année, de Charles IV, qui se réservait le droit de révoquer la Décapole à tout moment. On connaissait la fragilité des gens et des choses, face aux épidémies, aux guerres et aux famines. Charles IV avait déjà 38 ans. Ce qui à l’aune du temps médiéval ne faisait plus de lui un jeune homme.
Si nous manquons de sources sur le fonctionnement de la Décapole dans les premières décennies de son existence, nous savons qu’elle intervint très rapidement à Colmar et à Sélestat où les nobles s’étaient révoltés contre le pouvoir communal des corporations. Grâce à elle, Wissembourg en profita pour s’émanciper encore davantage de l’influence de son abbaye. L’invasion des mercenaires anglais, en 1365 et 1375, la mobilisa de nouveau. Mais elle fut dissoute en février 1378 par Charles IV qui n’avait pas tenu ses promesses. Le Grand Bailliage avait été engagé à son fils Venceslas, puis il appartint, à partir de 1408 à l’Electeur palatin qui le conserva jusqu’en 1504.
La Décapole faillit disparaitre, voilà qu’elle renaissait. Le roi Sigismond la reconnut de nouveau en 1418, moyennant un gros cadeau qui le poussa à confirmer les alliances antérieures de 1354 et 1379. Elle s’était organisée entre-temps. Haguenau en fut la capitale symbolique, Colmar s’occupa des affaires étrangères et Sélestat, par sa position centrale, devint le lieu de réunion et le siège des archives de la ligue. En général, on se réunissait pendant une journée de quatre à dix fois par an, selon l’actualité et les contraintes politiques. Quand il s’agissait d’envoyer une députation à l’Empereur, au Grand Bailli ou à la Diète d’Empire -ce dont s’acquittaient en général Haguenau et Colmar qui étaient les ambassadeurs de la Décapole- on partageait les frais. Ceux-ci étaient proportionnels à la taille des villes, Haguenau et Colmar finançant chacun un quart. Les dépenses les plus importantes concernaient les contingents militaires de 80 à 100 hommes, en général, pour faire face aux menaces externes et aux conflits internes.
Les villes participaient aussi sous forme d’impôts ou de mise à disposition de troupes aux expéditions plus lointaines : guerre contre les hussites en 1421 et lutte contre les Turcs de 1467 à 1500. Les contributions décapolitaines n’étaient pas négligeables : 55 cavaliers et 38 fantassins en 1484, 4122 florins, l’année suivante. Ces ressources auraient bien été nécessaires pour faire face aux nombreux conflits qui traversaient l’Alsace tout au long du XVe siècle. L’incursion des Armagnacs, en 1439 et 1444, mit en péril Rosheim et fragilisa Mulhouse, particulièrement esseulée et à nouveau menacée quelques décennies plus tard quand le Duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, pointa le nez en Alsace. Des contingents de Sélestat et de Colmar participèrent aux batailles contre le Téméraire, finalement défait à Nancy en 1477. Aux menaces générales, s’ajoutèrent les conflits internes aux villes qui, à chaque fois, obligèrent les autres à intervenir. Ainsi, en 1465, le comte de Lupfen, seigneur de Hohlandsbourg s’empara par surprise de Turckheim. Il fallut voler au secours de cette dernière. Plus au nord, Wissembourg assista, impuissante, au conflit entre l’abbaye et le Grand Bailli, l’Electeur palatin, dont le séide, Hans von Trotha, se comporta avec brutalité. Quant à l’évêque de Strasbourg, il ne trouva rien de mieux que d’installer, à partir de 1420, des nouveaux droits de douane sur l’Ill et sur route, entre Strasbourg et Sélestat. Il fallut un quart de siècle de diplomatie pour aplanir le conflit. L’alliance fut au four et au moulin. Entre 1425 et 1460, les dix villes s’entraidèrent une centaine de fois, preuve que le système, malgré ses imperfections, répondait à un réel besoin.
L’histoire s’arrêta là, du moins sa séquence médiévale, celle de son origine. En réalité, le destin de la Décapole était loin d’être achevé. Les lignes bougèrent au XVIe siècle. Mulhouse la quitta en 1515 pour se rapprocher de la Confédération helvétique et devenir un canton apparenté, (Zugewandter Ort). Elle fut remplacée par Landau, ville prospère du Palatinat, grâce au commerce du vin. La partie méridionale de la Décapole s’arrêta au centre de l’Alsace, à Colmar ! Le sud n’était plus couvert. Mais le fut il un jour ? Si Mulhouse s’en éloigna, c’est parce qu’elle était bien trop loin du gros des villes de la Décapole pour, soit obtenir son aide, soit pour en prodiguer.
La Guerre des Paysans l’ébranla, l’introduction de la Réforme ne lui porta cependant pas l’estocade. Contrairement à toute attente, le fait politique sut s’imposer au fait religieux. La Guerre de Trente Ans, d’où les villes sortirent exsangues, faillit l’emporter. Chacun pour soi fut alors sa devise. Le traité de Westphalie la confirma dans l’illusion d’exister comme partie d’Empire alors que la préfecture des dix villes était passée aux mains du Royaume de France. La Guerre de Hollande scella son destin et vit tomber, les unes après les autres, les villes de la Décapole dans l’escarcelle de la monarchie française. Définitivement intégrée au Royaume de France par le traité de Nimègue en 1679, l’alliance des villes fut vidée de toute substance mais maintenue juridiquement. Ce vague souvenir du temps d’avant, devenu objet d’études, pouvait il encore servir ? La Décapole resurgit opportunément juste avant la Révolution, alors qu’on ne l’attendait plus, lors de l’Assemblée provinciale en 1787 et rédigea même son cahier de doléances en 1789 où elle demandait le maintien des droits et privilèges, libertés et statuts ,en rappelant que les dix villes formaient jadis une confédération particulière. Elle était devenue définitivement anachronique. Après avoir connu l’oubli, elle devint un mythe, celui d’antiques libertés urbaines qu’évoquaient avec reconnaissance et méconnaissance, la bourgeoisie alsacienne au XIXe siècle, longtemps exclue du gouvernement des villes. Le mythe devint nostalgie, nourri par un souvenir fragmentaire. Comme souvent en Alsace, on le folklorisa autant qu’on le sacralisa en le célébrant par la création de bannières, de vitraux, de rencontres, d’associations, de prix destinés à perpétuer sa mémoire.
Bibliographie
BISCHOFF( Georges), Pour en finir avec l’histoire d’Alsace, Pontarlier, Editions du Belvédère, 2015
La Décapole, Dix villes d’Alsace alliées pour leurs libertés ( 1354-1679) sous la direction de Bernard Vogler, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2009.
OHLER ( Christian) , Zwischen Frankreich und dem Reich : Die elsässische Dekapolis nach dem Westfälischem Frieden , Frankfurt, 2002
SITTLER ( Lucien), la Décapole alsacienne des origines à la fin du Moyen -Age, Strasbourg , 1955
Braeuner Gabriel, article paru dans Saisons d’Alsace n°67, printemps 2016, numéro spécial : La vie quotidienne au Moyen-Âge.