L’Humanisme en question(s)
1. D’où vient le nom d’humanisme ?
De création récente, Il a été introduit en 1808 par le philosophe allemand Friedrich Emmanuel Niethammer (1766-1848) pour désigner le mouvement de rénovation des lettres et de la pensée des XVe et XVIe siècles s’appuyant sur l’étude des textes anciens. À noter que l’humanitas chez les Romains désignait les disciplines intellectuelles à effet civilisateur, dont notamment, la poésie et la philosophie. Nous connaissons tous l’expression « faire ses humanités », autrement dit des études classiques qui se distinguent des études scientifiques et techniques. Dernière observation : le terme umanista désignait au Moyen Âge, dans le jargon des étudiants, des professeurs de grammaire quelque peu pédants sinon cuistres.
2. De quel humanisme parle-t-on ?
L’humanisme des XVe et XVIe siècle, en Alsace comme dans le reste de l’Europe est un humanisme chrétien. Difficile d’imaginer qu’il en soit autrement. Si l’homme y tient une place centrale, cet homme ne s’est pas émancipé de Dieu à la différence de l’humanisme moderne et contemporain. La langue allemande, plus précise en l’occurrence que la nôtre, parle naturellement de Renaissance-Humanismus, ce qui situe aisément ce mouvement dans le temps. Cet humanisme est un humanisme européen. Parti des universités italiennes dès le XVe siècle, il a rapidement conquis l’Europe et connaît son apogée à la Jahrhundertwende et la première moitié du XVIe siècle. La caractéristique essentielle de l’humanisme européen est un retour aux sources antiques et notamment aux textes grecs et latins qui servirent de modèle de pensée, d’écriture et de vie. L’Italien Pétrarque (1304-1374) en fut l’inspirateur.
3. Quelle est sa définition la plus commune ?
C’est à la fois un mouvement culturel et un métier ou une discipline scientifique.
Son paradoxe est d’être à l’automne du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance un mouvement progressiste qui puise ses ressources… dans le passé !
Un mouvement intellectuel, d’abord, en rupture avec la pensée dominante de la scolastique, enseignée dans les universités. Après la redécouverte d’Aristote au XIe siècle, on refonde le christianisme sur un système logique philosophique qui fait la part belle à la dialectique plutôt qu’à la grammaire et la rhétorique, autres disciplines de base de l’enseignement médiéval. La langue latine s’en trouva appauvrie. Les humanistes réagirent à cette situation en promouvant l’éloquence et les belles lettres et en remettant à l’honneur l’esthétique de la littérature latine.
Une discipline scientifique ensuite, autrement dit un métier, celui de philologue qui ne se contente pas de traquer les textes anciens, mais qui les analyse, les travaille, les compare, les critique, essaye de les restituer dans leur pureté primitive. L’affaire est d’importance y compris sur le plan théologique. Quand Érasme publie en 1516 le Nouveau Testament Grec traduit en latin c’est pour améliorer la vulgate latine de saint Jérôme (IVe siècle) jugée imparfaite.
4. N’affiche-t-il pas également une véritable ambition pédagogique au service de l’homme ?
Quelle est l’ambition des humanistes sinon de réaliser un modèle humain ? « J’ai lu dans le livre des Arabes qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme » avait écrit le savant italien Pic de la Pirandole dans un discours daté de 1486, intitulé De la dignité de l’homme. Tout un programme ! Pour accéder à ce modèle de perfection humaine, la pédagogie est la seule réponse. Patiente, progressive, continue de la tendre enfance à l’âge adulte selon le fameux précepte d’Érasme : Les hommes ne naissent pas homme, ils le deviennent. Enfant, il s’apparente encore à l’homme sauvage, il se libère progressivement de cet état pour rejoindre celui de la culture par l’éducation morale, religieuse et intellectuelle.
Jakob Burckardt ( 1860)
L’homme ne se connaissait que commerce, peuple, parti corporation, famille et sous toute autre forme générale et collective…Avec la Renaissance italienne se développe l’aspect subjectif : l’homme devient individu spirituel et il a conscience de ce nouvel état.
Pic de la Mirandole
J’ai lu dans le Livre des Arabes qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme …
Au grand Pétrarque, nous sommes redevables en premier lieu d’avoir fait surgir du caveau des Goths les lettres depuis longtemps ensevelies.
Dans son discours sur la dignité humaine ( 1486) il fait dire à Dieu ce paroles fortes :
Toutes les autres créatures ont une nature définie, contenue entre les lois par nous présentées. Toi seul, sauf de toute entrave, suivant ton libre arbitre auquel je t’ai remis , tu te fixeras ta nature. Je t’ai placé au centre de l’univers que tu regardes avec d’autant plus d’aisance à l’entour de toi tout ce qui est au monde; je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel. D’après ton vouloir et pour ton propre honneur, modeleur et sculpteur de toi-même, imprime toi la forme que tu préfères.
Erasme
Les hommes ne naissent pas homme, ils le deviennent…
Pour ceux qui se consacrent aux lettres, il est peu d’importance d’appartenir à un pays ou à un autre. Tout homme qui a été initié au culte des muses est mon compatriote…
Je voudrais être citoyen du monde, compatriote de tous ou plutôt étranger à tous. Puis-je enfin devoir citoyen de la cité du ciel.
( inspiré par saint-Augustin pour qui Le chrétien n’a pas ici de demeure permanente
Etienne Dolet, Commentaire sur la langue latine , 1536
On cultive aujourd’hui les lettres plus que jamais. Tous les arts s’épanouissent et grâce à la culture littéraire, les hommes apprennent maintenant à distinguer le bine et le mal, un chose qu’on a longtemps négligée. Les hommes commencent à se connaitre eux-même, les yeux voilés autrefois par un funeste aveuglement s’ouvrent enfin à la lumière du monde. Ils ne ressemblent plus à des brutes, tant la culture des arts a développé leur esprit, tant est perfectionné leur langage par quoi nous différons des animaux. N’ai-je donc quelques raisons d’applaudir au triomphe des Lettres, puisqu’elles ont recouvré leur gloire passée et que par un privilège qui leur est propre, elles prodiguent aux hommes tant de jouissances.
5. Et l’Alsace dans tout cela ?
Notre région n’est évidemment pas le berceau de l’humanisme. Strasbourg et Sélestat n’en sont pas davantage les capitales. Mais les uns et les autres sont des foyers ardents de réception et de diffusion d’un courant venu d’ailleurs qui a trouvé dans notre région un terrain favorable à son éclosion. Les villes y sont nombreuses, les plus importantes sont des centres commerciaux actifs, mais aussi des lieux de questionnement et de rayonnement spirituel et artistique. L’activité spirituelle et intellectuelle, dans la seconde partie du XVe siècle y est intense comme dans l’ensemble de la vallée rhénane. L’économie est en train de se ressaisir, les capitaux provenant du commerce et des terres viennent soutenir un savoir-faire technique dans les arts les plus divers. Ce n’est pas pour rien que Strasbourg, comme sa voisine bâloise, jouera un rôle essentiel dans le grand bouleversement culturel que constitue l’invention de l’imprimerie au milieu du XVe siècle. On l’a assez rappelé : Sans l’imprimerie qu’auraient été l’Humanisme et la Réforme ?
6. L’humanisme alsacien possède-il quelques caractéristiques propres ?
Il s’inscrit d’abord dans notre environnement historique qui est le Saint Empire romain germanique. Il épouse assez fidèlement les singularités de l’humanisme flamand-rhénan à la fois tourné vers les Belles Lettres et, en même temps, préoccupé par l’état délabré de l’Église qu’il faut réformer. Comment rénover cette vénérable institution sinon par la formation des clercs comme de leurs ouailles ? Ce fut là l’obsession et du grand Érasme de Rotterdam et de ses émules alsaciens. Ce fut d’ailleurs une caractéristique commune des humanistes alsaciens les plus connus : Geiler de Kaysersberg, Sébastien Brant, Jacques Wimpfeling et Beatus Rhenanus. Les sermons du premier, la Nef des fous (1494) du second, la pédagogie du troisième et l’engagement de Beatus auprès de son ami Érasme stigmatisent l’inconduite et l’ignorance des prêtres et moines, d’un côté, et revendiquent, de l’autre, une réforme de l’institution par une conversion des cœurs et une éducation appropriée.
7. Et que vient faire Sélestat au milieu de villes comme Strasbourg et de Bâle ?
Elle sut saisir une opportunité : l’absence d’université en Alsace à l’époque. Elle ne sera créée qu’en 1621, à Strasbourg. Les jeunes Alsaciens font dans leur grande majorité, en attendant, leurs études dans les universités de proximité, à Fribourg et Bâle, créées toutes deux au milieu du XVe siècle, à l’issue du concile de Bâle, ou un peu plus loin à Heidelberg qui fut fondée en 1386. Plus rarement à Paris. Les écoles paroissiales aux qualités inégales, médiocres le plus souvent, sont la seule étape avant l’arrivée à l’université. Sélestat eut la chance d’avoir eu, au milieu du XVe siècle, un curé, Jean de Westhuss, convaincu que l’épanouissement de la foi passait par une saine pédagogie. Il sut recruter un jeune enseignant originaire de Westphalie, Louis Dringenberg, disciple des frères de la vie commune de Deventer et de la dévotion moderne, à la fois soucieux de restaurer la connaissance de l’antiquité que de raffermir la croyance et les mœurs chrétiennes. Ses successeurs firent de même jusqu’en 1525. La petite école devint grande sans changer de statut. Elle forma pendant trois quarts de siècle, en première instance, une bonne partie des humanistes de la région dont Wimpfeling et Beatus Rhenanus. L’imprimeur bâlois Amerbach y envoya ses fils, Thomas Platter, le Valaisan, helléniste et imprimeur à Bâle, la fréquenta. D’autres devinrent d’excellents juristes et de très compétents financiers dans la chancellerie de l’empereur à Vienne. Parmi eux Jaques Villinger, sélestadien d’origine, qui sera le trésorier général de Charles Quint.
8.Existe-t-il un panthéon des humanistes alsaciens ?
À considérer les membres des sodalités (sociétés) littéraires de Strasbourg et de Sélestat, d’ailleurs fondées toutes les deux par Wimpfeling, ils furent quelques dizaines. À ajouter tous ceux qui passèrent par l’École latine de Sélestat, et qui réussirent, on ajoutera encore quelques dizaines supplémentaires. L’éloge d’Érasme faite à la ville de Sélestat, en 1515, insiste sur la qualité et le nombre des érudits de la ville. La plupart sont tombés dans l’oubli ou ne sont connus que par les spécialistes. Reste qu’au panthéon des humanistes alsaciens nous retenons généralement le quadrige que constituèrent Geiler de Kaysersberg (1466-1510), le docteur de la cathédrale, qui y prêcha durant 32 ans et Sébastien Brant (1457-1508), auteur du best-seller de la Nef des Fous, chancelier de la ville de Strasbourg et par ailleurs excellent poète en langue latine. S’y ajoutent les deux Sélestadiens, Jacques Wimpfeling, (1450-1528), excellent pédagogue qui lui valut le titre de Praeceptor Germaniae et Beatus Rhenanus dont nous traçons le portrait par ailleurs. Nous avons une fâcheuse tendance à oublier le franciscain Thomas Murner (1475-1537), pamphlétaire ardent qui excella en latin, grec et hébreu, sans parler des protestants alsaciens dont la formation humaniste était solide comme le réformateur Martin Bucer, autre Sélestadien essentiel, ou Jean Sturm (1507-1589), le pédagogue, créateur du Gymnase strasbourgeois (1538) qui avait fait ses études au Collège Trilingue de Louvain.
9. Sont-ils si exemplaires que cela ?
Enfants de leur temps, ils en partagent les angoisses, les présupposés et parfois les errements. On aurait tort de les juger à l’aune de nos convictions actuelles et de pêcher ainsi par anachronisme. Pour autant, inutile de les canoniser ni de les damner. Ils ne sont pas des saints, pas davantage que Luther à l’antisémitisme virulent et Calvin qui fit brûler son excellent ami Michel Servet au nom de l’orthodoxie dogmatique « Le gros bataillon des humanistes rhénans – écrit Georges Bischoff dans son ouvrage « Pour en finir avec l’Histoire d’Alsace » – ne sont pas des bienfaiteurs de l’humanité mais des grammairiens, des poètes confits dans l’académisme, des professeurs, des érudits, des singes savants, des flics et des lèche-bottes. » Si la charge paraît rude, elle n’est pas imméritée. Stefan Zweig, qui vénérait pourtant Érasme, les traitait de Stubenidealisten en 1935. Difficile d’ignorer la misogynie d’un Geiler, l’anti-judaïsme féroce d’un Wimpfeling, le rigorisme moral de Brant, la charge de Beatus contre les prêtres qui avaient soutenu les paysans en révolte de 1525. Ne voulait-il pas les déporter sur une île déserte ? Seul Érasme s’en sortit par une pirouette que Voltaire n’eût pas dédaignée : « Mon caractère est tel que je pourrais aimer même un juif, pourvu qu’il soit agréable à vivre et amical et qu’en ma présence, il ne vomisse pas les blasphèmes contre le Christ. » Même un juif ! Tout est dans l’adverbe.
10. Et les femmes ?
Où sont les femmes ? Absentes chez nous en terre septentrionale et rhénane. Si présente en terre latine. Jean Christophe Saladin dans son ouvrage La Renaissance pour les Nuls en cite 10, toutes italiennes ou presque. Embrassant l’humanisme littéraire ( Cassandra Fédélé) la philosophie (Tullia d’Aragon) la poésie (Vittoria Colonna), la peinture ( Lavinia Fontana) , le chant avec les le dames de Ferrare, la composition musicale ( Maddalena Casulana), la comédie (Vincensa Armani). Filles de noble parfois, courtisanes également, entretenues par des monarques ou des cardinaux. Exclues même en Italie des Académies réservées aux hommes, mais qui occupent le devant de la scène et des salons. Il fallait être bien née, la plupart du temps.
Nos humanistes rhénans sont plus frileux. Rarement mariés, rêvant de servantes efficaces et muettes, leur permettant de vaquer à leurs occupations intellectuelles en toute quiétude. Surtout ne pas être dérangés! A leurs yeux , la femme n’est pas encore l’égale des hommes. Pour Geiler de Kayserberg comme pour les autres, leur faiblesse et leur frivolité supposée ne sont-elles pas un terrain favorable aux agissements du Malin ?
Heureusement que la Réforme vint. Et revalorisa le statut de la femme, instruite et laborieuse, épouse et mère. L’exemple strasbourgeois, bien connu grâce aux travaux d’Anne-Marie Heitz -Muller ( Femmes et Réformation à Strasbourg 1521-1549). On créa, dans la capitale alsacienne deux écoles de filles, favorisa leur intégration dans le monde de l’artisanat et des petits emplois. L’exemple des veuves de maitres qui continuent l’activité de leur mari décédé n’est par rare. Plus globalement, parce qu’on voulait faire de la ville, une cité chrétienne, tous les habitants étaient concernés, les femmes comme les hommes. Le mariage fut revalorisé, la famille, en quelle sorte, sanctifiée, la sexualité partagée et non réservée à la seule procréation, l’épouse devenait non pas l’égale de l’homme mais son complément. Les époux avaient des devoirs réciproques. Les femmes de pasteur ( Zell, Silbereisen et Rosenblatt) ouvraient les presbytères, accueillaient, soignaient, éduquaient et secondaient leurs maris dans la construction de la cité de Dieu.
11. La Réforme fille ingrate de l’humanisme ?
La Réforme serait-elle la fille ingrate de l’humanisme? ( Matthieu Arnold) Elle a puisé aux mêmes sources, partagé les même combats. On pouvait être, pendant quelques années, autant érasmien que martinien. Beatus Rhenanus en est le vivant exemple. On avait en commun l’opposition à la scolastique, à une théologie raisonneuse, peu respectueuse du mystère du Dieu. On exprimait un désir fort de revenir aux sources grecques et latines. A ces langues qui nous rapprochaient du christianisme primitif. Saint-Augustin et l’apôtre Paul, celui surtout de l’épitre aux Romains, qui fonde une doctrine basée sur la justification par la foi seule et la grâce divine. Luther, Melanchthon, excellent hélleniste, Bucer dont la Bibliothèque est riche des livres d’ Erasme, et qui a peut être fréquenté l’ école latine, ne sont pas d’abord des ennemis du grec, du latin et même de l’hébreu. Ce qui les distingue d’Érasme et de ses proches, ce n’est pas une question de langue, mais une vision théologique différente sur Dieu et l’être humain. Seule la grâce de Dieu nous sauvera selon Luther alors que pour Érasme, l’homme coopère à son salut. C’est la polémique des années 1524 et 1525 qui marque la rupture. Celle où Érasme se fait le chantre du libre arbitre, celle où Luther lui répond par ses propos sur le serf-arbitre.
Nous parlons de rupture. Malgré l’opposition parfois vive entre Luther et Érasme, qui ne se font pas de cadeaux, les lignes de partage ne donnent pas encore l’impression d’être définitives. Longtemps Bucer, ce que Luther lui reprochera, à cru à la concorde religieuse, à une coexistence possible entre protestants et catholiques, à une possibilité de recoudre la tunique déchirée du Christ. Comme probablement aussi son concitoyen, le très catholique et érasmien Beatus Rhenanus, mort en 1547 à Strasbourg chez des amis. Au chevet de son lit… Martin Bucer ! A tel point que nous continuons de nous interroger. Le très fidèle Rhenanus aurait -il été Nicodémite ?
12. Quelle place pour la science?
Tous ne furent pas des scientifiques, beaucoup affichaient un curiosité surtout littéraire. Les textes religieux, la littérature antique, les belles lettres l’emportaient. L’éloquence de anciens plus que les théorèmes des mêmes. Mais point d’indifférence cependant. L’imprimerie par le texte et l’image était autant une science qu’un art. La médecine, quoique soumise à la tradition médicale gréco-arabe, avait sérieusement progressé grâce à la révolution anatomique de Vesale et d’Ambroise Paré alors que parallèlement coexistait une médecine occultiste, alchimiste ( Parécelse, Agrippa de Nettesheim) et astronomique. Quant à l’astronomie, elle avait connu sa révolution qu’elle s’empressa d’oublierr. La terre selon Copernic et Kepler n’était plus au centre du monde. L’hélio centrisme la supplanta. Mais chut ! C’était trop tôt. L’oeuvre de Copernic fut mise à l’index et Galilée dut abjurer. Et pourtant elle tournait sur elle même la terre tout en tournant autour du soleil.
Mais puisque l’homme était le centre de l’humanisme, il n’était pas étonnant que la médecine qui concernait tout le monde l’emportât dans l’ordre des priorités scientifiques. A Bâle, parait en 1543, chez l’imprimeur Oripinus, successeur de Froben, un des plus beaux livres du siècle : La fabrique du corps humain du médecin flamand d’André Vesale (1514-1564). Première description de la totalité des organes du corps humain d’après l’observation directe. Cette engouement anatomique n’était pas fortuite. En période de guerre, et elles sont nombreuses durant le siècle, qu’on songe à l’interminable guerre d’Italie, les connaissances anatomiques vont d’abord profiter à la chirurgie militaire.
L’Alsace participe au mouvement qui trouve dans l’imprimerie le support rêvé. En 1497, chez Jean Gruninger à Strasbourg paraît un traité de chirurgie militaire Das ist das Buch der Chirurgie de Hyeronimus Brunschwig. En 1517, chez Schott est publié l’un des meilleurs ouvrages de chirurgie de l’époque Le Feldbuch der Wundarzney du wissembourgeois Hans von Gersdorff. Ouvrage essentiel d’anatomie qui aborde avec méthode les sujets complémentaires comme le opérations, le cancer, la gangrène et la lèpre.
Il faudra attendre 1540 pour voir la médecine enseignée au gymnase de Strasbourg. Un enseignement embryonnaire qui se développera à partir de 1566 quand le gymnase devint académie. La première chaire de médecine fut occupée par Johann Ludwig Hawenreute
13. Un monde élargi
Le monde s’était élargi durant la période des humanistes à de nouveaux horizons. La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et ses émules ( Vespucci), les voyages de Magellan avaient bouleversé nos connaissances géographiques et intellectuelles que l’invention de l’imprimerie, guère plus vieille , avait permis de répandre et de partager. Il fallut conserver des traces, actualiser les connaissances, intégrer les découvertes, revoir nos géographies et partant notre cartographe. Celle de Ptolémée notamment, qui vivait à Alexandrie au IIe siècle et qui servait toujours de référence. Traduite par les Arabes dès le IXe siècle, complètement ignorée par l’Occident jusqu’à l’aube du XVe siècle. Voilà qu’on la redécouvrait et qu’il fallut… l’actualiser.
C’est à Saint Dié , dans le duché de lorraine de René II que cela se passa. Au début du XVI siècle autour d’un petit cercles d’humanistes, les frères Lud, l’un chanoine, l’autre imprimeur, avec deux Allemands : un cartographe, Martin Waldseemüller, un helléniste, qui avait fréquenté l’école latine de Sélestat, proche de Beatus Rhenanus, Martin Ringmann né probablement à Eichhoffen.
De leur rencontre et labeur partagé sortit en 1507 une carte du monde et une introduction à la cosmographie de Ptolémée, qui tous deux intégrèrent cette terra incognita et la baptisèrent du nom d’Amérique d’après les voyages du navigateur florentin Amerigo Vespucci. Il estimèrent qu’il lui revenait de donner son nom à ce nouveau continent. N’avait-il pas prolongé et affiné la découverte de Christoph Colomb à travers quatre voyages dont la relation fut publiée par l’ équipe déodatienne ?
Chose surprenante, après la mort de Ringmann, on en revint à qualifier le continent de terre inconnue. Sur l’édition de la Cosmographie de 1513, parue chez Schott à Strasbourg, le nom d’Amérique a disparu, tout comme d’ailleurs celui de Martin Waldseemüller. Ils manquent encore dans l’édition de 1520 et sont finalement réhabilités dans celle de Gruninger, à Strasbourg, en 1522.
14. Quel héritage ?
Même si la Réforme triomphe et semble marquer la fin du mouvement humaniste, il convient de nuancer. Beaucoup de réformateurs avaient eu une éducation humaniste particulièrement solide qu’ils ne rejetèrent pas. Prenons Melanchthon, savant helléniste. Prenons Jean Castellion qui embrasse la foi protestante sans renier son bagage humaniste. Il sauva même l’honneur des humanistes (et des réformés) en faisant de la liberté de conscience la pierre angulaire de son engagement. Révolté par l’attitude de Calvin après l’exécution de Michel Servet, le 27 octobre 1553 à Genève, il écrira « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ». Tout simplement !
Aussi paradoxal que cela paraisse à première vue, les Jésuites furent également les héritiers de l’humanisme notamment sur le plan pédagogique. En Alsace,« les protestants des Lumières », Oberlin et Pfeffel, pédagogues actifs, éloignés de tout dogmatisme, sont imprégnés du même esprit. Sans parler du seul et véritable humaniste alsacien contemporain, Albert Schweitzer, qui allie, comme les humanistes d’autrefois, savoir et religion, les complétant par un engagement de tous les instants auprès des déshérités, cette part qui aura manqué aux humanistes historiques. En outre, il fut citoyen du monde comme le fut Érasme. Le philosophe Jean-Paul Sorg a magistralement montré la filiation qui unit les deux hommes dans une étude consacrée à l’humanisme chrétien.
Pour en savoir plus :
Gabriel Braeuner, Autour de l’Europe humaniste, le génie fécond de Sélestat, Editions du Tourneciel, 2019.
Gabriel Braeuner, hiver 2019-2020
1. D’où vient le nom d’humanisme ?
De création récente, Il a été introduit en 1808 par le philosophe allemand Friedrich Emmanuel Niethammer (1766-1848) pour désigner le mouvement de rénovation des lettres et de la pensée des XVe et XVIe siècles s’appuyant sur l’étude des textes anciens. À noter que l’humanitas chez les Romains désignait les disciplines intellectuelles à effet civilisateur, dont notamment, la poésie et la philosophie. Nous connaissons tous l’expression « faire ses humanités », autrement dit des études classiques qui se distinguent des études scientifiques et techniques. Dernière observation : le terme umanista désignait au Moyen Âge, dans le jargon des étudiants, des professeurs de grammaire quelque peu pédants sinon cuistres.
2. De quel humanisme parle-t-on ?
L’humanisme des XVe et XVIe siècle, en Alsace comme dans le reste de l’Europe est un humanisme chrétien. Difficile d’imaginer qu’il en soit autrement. Si l’homme y tient une place centrale, cet homme ne s’est pas émancipé de Dieu à la différence de l’humanisme moderne et contemporain. La langue allemande, plus précise en l’occurrence que la nôtre, parle naturellement de Renaissance-Humanismus, ce qui situe aisément ce mouvement dans le temps. Cet humanisme est un humanisme européen. Parti des universités italiennes dès le XVe siècle, il a rapidement conquis l’Europe et connaît son apogée à la Jahrhundertwende et la première moitié du XVIe siècle. La caractéristique essentielle de l’humanisme européen est un retour aux sources antiques et notamment aux textes grecs et latins qui servirent de modèle de pensée, d’écriture et de vie. L’Italien Pétrarque (1304-1374) en fut l’inspirateur.
3. Quelle est sa définition la plus commune ?
C’est à la fois un mouvement culturel et un métier ou une discipline scientifique.
Son paradoxe est d’être à l’automne du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance un mouvement progressiste qui puise ses ressources… dans le passé !
Un mouvement intellectuel, d’abord, en rupture avec la pensée dominante de la scolastique, enseignée dans les universités. Après la redécouverte d’Aristote au XIe siècle, on refonde le christianisme sur un système logique philosophique qui fait la part belle à la dialectique plutôt qu’à la grammaire et la rhétorique, autres disciplines de base de l’enseignement médiéval. La langue latine s’en trouva appauvrie. Les humanistes réagirent à cette situation en promouvant l’éloquence et les belles lettres et en remettant à l’honneur l’esthétique de la littérature latine.
Une discipline scientifique ensuite, autrement dit un métier, celui de philologue qui ne se contente pas de traquer les textes anciens, mais qui les analyse, les travaille, les compare, les critique, essaye de les restituer dans leur pureté primitive. L’affaire est d’importance y compris sur le plan théologique. Quand Érasme publie en 1516 le Nouveau Testament Grec traduit en latin c’est pour améliorer la vulgate latine de saint Jérôme (IVe siècle) jugée imparfaite.
4. N’affiche-t-il pas également une véritable ambition pédagogique au service de l’homme ?
Quelle est l’ambition des humanistes sinon de réaliser un modèle humain ? « J’ai lu dans le livre des Arabes qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme » avait écrit le savant italien Pic de la Pirandole dans un discours daté de 1486, intitulé De la dignité de l’homme. Tout un programme ! Pour accéder à ce modèle de perfection humaine, la pédagogie est la seule réponse. Patiente, progressive, continue de la tendre enfance à l’âge adulte selon le fameux précepte d’Érasme : Les hommes ne naissent pas homme, ils le deviennent. Enfant, il s’apparente encore à l’homme sauvage, il se libère progressivement de cet état pour rejoindre celui de la culture par l’éducation morale, religieuse et intellectuelle.
verbatim
Verbatim
Jakob Burckardt ( 1860)
L’homme ne se connaissait que commerce, peuple, parti corporation, famille et sous toute autre forme générale et collective…Avec la Renaissance italienne se développe l’aspect subjectif : l’homme devient individu spirituel et il a conscience de ce nouvel état.
Pic de la Mirandole
J’ai lu dans le Livre des Arabes qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme …
Au grand Pétrarque, nous sommes redevables en premier lieu d’avoir fait surgir du caveau des Goths les lettres depuis longtemps ensevelies.
Dans son discours sur la dignité humaine ( 1486) i fait dire à Dieu ce paroles fortes :
Toutes les autres créatures ont une nature définie, contenue entre les lois par nous présentées. Toi seul, sauf de toute entrave, suivant ton libre arbitre auquel je t’ai remis , tu te fixeras ta nature. Je t’ai placé au centre de l’univers que tu regardes avec d’autant plus d’aisance à l’entour de toi tout ce qui est au monde; je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel. D’après ton vouloir et pour ton propre honneur, modeleur et sculpteur de toi-même, imprime toi la forme que tu préfères.
Erasme
Les hommes ne naissent pas homme, ils le deviennent…
Pour ceux qui se consacrent aux lettres, il est peu d’importance d’appartenir à un pays ou à un autre. Tout homme qui a été initié au culte des muses est mon compatriote…
Je voudrais être citoyen du monde, compatriote de tous ou plutôt étranger à tous. Puis-je enfin devoir citoyen de la cité du ciel.
( inspiré par saint-Augustin pour qui Le chrétien n’a pas ici de demeure permanente
Etienne Dolet, Commentaire sur la langue latine , 1536
On cultive aujourd’hui les lettres plus que jamais. Tous les arts s’épanouissent et grâce à la culture littéraire, les hommes apprennent maintenant à distinguer le bine et le mal, un chose qu’on a longtemps négligée. Les hommes commencent à se connaitre eux-même, les yeux voilés autrefois par un funeste aveuglement s’ouvrent enfin à la lumière du monde. Ils ne ressemblent plus à des brutes, tant la culture des arts a développé leur esprit, tant est perfectionné leur langage par quoi nous différons des animaux. N’ai-je donc quelques raisons d’applaudir au triomphe des Lettres, puisqu’elles ont recouvré leur gloire passée et que par un privilège qui leur est propre, elles prodiguent aux hommes tant de jouissances.
5. Et l’Alsace dans tout cela ?
Notre région n’est évidemment pas le berceau de l’humanisme. Strasbourg et Sélestat n’en sont pas davantage les capitales. Mais les uns et les autres sont des foyers ardents de réception et de diffusion d’un courant venu d’ailleurs qui a trouvé dans notre région un terrain favorable à son éclosion. Les villes y sont nombreuses, les plus importantes sont des centres commerciaux actifs, mais aussi des lieux de questionnement et de rayonnement spirituel et artistique. L’activité spirituelle et intellectuelle, dans la seconde partie du XVe siècle y est intense comme dans l’ensemble de la vallée rhénane. L’économie est en train de se ressaisir, les capitaux provenant du commerce et des terres viennent soutenir un savoir-faire technique dans les arts les plus divers. Ce n’est pas pour rien que Strasbourg, comme sa voisine bâloise, jouera un rôle essentiel dans le grand bouleversement culturel que constitue l’invention de l’imprimerie au milieu du XVe siècle. On l’a assez rappelé : Sans l’imprimerie qu’auraient été l’Humanisme et la Réforme ?
6. L’humanisme alsacien possède-il quelques caractéristiques propres ?
Il s’inscrit d’abord dans notre environnement historique qui est le Saint Empire romain germanique. Il épouse assez fidèlement les singularités de l’humanisme flamand-rhénan à la fois tourné vers les Belles Lettres et, en même temps, préoccupé par l’état délabré de l’Église qu’il faut réformer. Comment rénover cette vénérable institution sinon par la formation des clercs comme de leurs ouailles ? Ce fut là l’obsession et du grand Érasme de Rotterdam et de ses émules alsaciens. Ce fut d’ailleurs une caractéristique commune des humanistes alsaciens les plus connus : Geiler de Kaysersberg, Sébastien Brant, Jacques Wimpfeling et Beatus Rhenanus. Les sermons du premier, la Nef des fous (1494) du second, la pédagogie du troisième et l’engagement de Beatus auprès de son ami Érasme stigmatisent l’inconduite et l’ignorance des prêtres et moines, d’un côté, et revendiquent, de l’autre, une réforme de l’institution par une conversion des cœurs et une éducation appropriée.
7. Et que vient faire Sélestat au milieu de villes comme Strasbourg et de Bâle ?
Elle sut saisir une opportunité : l’absence d’université en Alsace à l’époque. Elle ne sera créée qu’en 1621, à Strasbourg. Les jeunes Alsaciens font dans leur grande majorité, en attendant, leurs études dans les universités de proximité, à Fribourg et Bâle, créées toutes deux au milieu du XVe siècle, à l’issue du concile de Bâle, ou un peu plus loin à Heidelberg qui fut fondée en 1386. Plus rarement à Paris. Les écoles paroissiales aux qualités inégales, médiocres le plus souvent, sont la seule étape avant l’arrivée à l’université. Sélestat eut la chance d’avoir eu, au milieu du XVe siècle, un curé, Jean de Westhuss, convaincu que l’épanouissement de la foi passait par une saine pédagogie. Il sut recruter un jeune enseignant originaire de Westphalie, Louis Dringenberg, disciple des frères de la vie commune de Deventer et de la dévotion moderne, à la fois soucieux de restaurer la connaissance de l’antiquité que de raffermir la croyance et les mœurs chrétiennes. Ses successeurs firent de même jusqu’en 1525. La petite école devint grande sans changer de statut. Elle forma pendant trois quarts de siècle, en première instance, une bonne partie des humanistes de la région dont Wimpfeling et Beatus Rhenanus. L’imprimeur bâlois Amerbach y envoya ses fils, Thomas Platter, le Valaisan, helléniste et imprimeur à Bâle, la fréquenta. D’autres devinrent d’excellents juristes et de très compétents financiers dans la chancellerie de l’empereur à Vienne. Parmi eux Jaques Villinger, sélestadien d’origine, qui sera le trésorier général de Charles Quint.
8.Existe-t-il un panthéon des humanistes alsaciens ?
À considérer les membres des sodalités (sociétés) littéraires de Strasbourg et de Sélestat, d’ailleurs fondées toutes les deux par Wimpfeling, ils furent quelques dizaines. À ajouter tous ceux qui passèrent par l’École latine de Sélestat, et qui réussirent, on ajoutera encore quelques dizaines supplémentaires. L’éloge d’Érasme faite à la ville de Sélestat, en 1515, insiste sur la qualité et le nombre des érudits de la ville. La plupart sont tombés dans l’oubli ou ne sont connus que par les spécialistes. Reste qu’au panthéon des humanistes alsaciens nous retenons généralement le quadrige que constituèrent Geiler de Kaysersberg (1466-1510), le docteur de la cathédrale, qui y prêcha durant 32 ans et Sébastien Brant (1457-1508), auteur du best-seller de la Nef des Fous, chancelier de la ville de Strasbourg et par ailleurs excellent poète en langue latine. S’y ajoutent les deux Sélestadiens, Jacques Wimpfeling, (1450-1528), excellent pédagogue qui lui valut le titre de Praeceptor Germaniae et Beatus Rhenanus dont nous traçons le portrait par ailleurs. Nous avons une fâcheuse tendance à oublier le franciscain Thomas Murner (1475-1537), pamphlétaire ardent qui excella en latin, grec et hébreu, sans parler des protestants alsaciens dont la formation humaniste était solide comme le réformateur Martin Bucer, autre Sélestadien essentiel, ou Jean Sturm (1507-1589), le pédagogue, créateur du Gymnase strasbourgeois (1538) qui avait fait ses études au Collège Trilingue de Louvain.
9. Sont-ils si exemplaires que cela ?
Enfants de leur temps, ils en partagent les angoisses, les présupposés et parfois les errements. On aurait tort de les juger à l’aune de nos convictions actuelles et de pêcher ainsi par anachronisme. Pour autant, inutile de les canoniser ni de les damner. Ils ne sont pas des saints, pas davantage que Luther à l’antisémitisme virulent et Calvin qui fit brûler son excellent ami Michel Servet au nom de l’orthodoxie dogmatique « Le gros bataillon des humanistes rhénans – écrit Georges Bischoff dans son ouvrage « Pour en finir avec l’Histoire d’Alsace » – ne sont pas des bienfaiteurs de l’humanité mais des grammairiens, des poètes confits dans l’académisme, des professeurs, des érudits, des singes savants, des flics et des lèche-bottes. » Si la charge paraît rude, elle n’est pas imméritée. Stefan Zweig, qui vénérait pourtant Érasme, les traitait de Stubenidealisten en 1935. Difficile d’ignorer la misogynie d’un Geiler, l’anti-judaïsme féroce d’un Wimpfeling, le rigorisme moral de Brant, la charge de Beatus contre les prêtres qui avaient soutenu les paysans en révolte de 1525. Ne voulait-il pas les déporter sur une île déserte ? Seul Érasme s’en sortit par une pirouette que Voltaire n’eût pas dédaignée : « Mon caractère est tel que je pourrais aimer même un juif, pourvu qu’il soit agréable à vivre et amical et qu’en ma présence, il ne vomisse pas les blasphèmes contre le Christ. » Même un juif ! Tout est dans l’adverbe.
10. Et les femmes ?
Où sont les femmes ? Absentes chez nous en terre septentrionale et rhénane. Si présente en terre latine. Jean Christophe Saladin dans son ouvrage La Renaissance pour les Nuls en cite 10, toutes italiennes ou presque. Embrassant l’humanisme littéraire ( Cassandra Fédélé) la philosophie (Tullia d’Aragon) la poésie (Vittoria Colonna), la peinture ( Lavinia Fontana) , le chant avec les le dames de Ferrare, la composition musicale ( Maddalena Casulana), la comédie (Vincensa Armani). Filles de noble parfois, courtisanes également, entretenues par des monarques ou des cardinaux. Exclues même en Italie des Académies réservées aux hommes, mais qui occupent le devant de la scène et des salons. Il fallait être bien née, la plupart du temps.
Nos humanistes rhénans sont plus frileux. Rarement mariés, rêvant de servantes efficaces et muettes, leur permettant de vaquer à leurs occupations intellectuelles en toute quiétude. Surtout ne pas être dérangés! A leurs yeux , la femme n’est pas encore l’égale des hommes. Pour Geiler de Kayserberg comme pour les autres, leur faiblesse et leur frivolité supposée ne sont-elles pas un terrain favorable aux agissements du Malin ?
Heureusement que la Réforme vint. Et revalorisa le statut de la femme, instruite et laborieuse, épouse et mère. L’exemple strasbourgeois, bien connu grâce aux travaux d’Anne-Marie Heitz -Muller ( Femmes et Réformation à Strasbourg 1521-1549). On créa, dans la capitale alsacienne deux écoles de filles, favorisa leur intégration dans le monde de l’artisanat et des petits emplois. L’exemple des veuves de maitres qui continuent l’activité de leur mari décédé n’est par rare. Plus globalement, parce qu’on voulait faire de la ville, une cité chrétienne, tous les habitants étaient concernés, les femmes comme les hommes. Le mariage fut revalorisé, la famille, en quelle sorte, sanctifiée, la sexualité partagée et non réservée à la seule procréation, l’épouse devenait non pas l’égale de l’homme mais son complément. Les époux avaient des devoirs réciproques. Les femmes de pasteur ( Zell, Silbereisen et Rosenblatt) ouvraient les presbytères, accueillaient, soignaient, éduquaient et secondaient leurs maris dans la construction de la cité de Dieu.
11. La Réforme fille ingrate de l’humanisme ?
La Réforme serait-elle la fille ingrate de l’humanisme? ( Matthieu Arnold) Elle a puisé aux mêmes sources, partagé les même combats. On pouvait être, pendant quelques années, autant érasmien que martinien. Beatus Rhenanus en est le vivant exemple. On avait en commun l’opposition à la scolastique, à une théologie raisonneuse, peu respectueuse du mystère du Dieu. On exprimait un désir fort de revenir aux sources grecques et latines. A ces langues qui nous rapprochaient du christianisme primitif. Saint-Augustin et l’apôtre Paul, celui surtout de l’épitre aux Romains, qui fonde une doctrine basée sur la justification par la foi seule et la grâce divine. Luther, Melanchthon, excellent hélleniste, Bucer dont la Bibliothèque est riche des livres d’ Erasme, et qui a peut être fréquenté l’ école latine, ne sont pas d’abord des ennemis du grec, du latin et même de l’hébreu. Ce qui les distingue d’Érasme et de ses proches, ce n’est pas une question de langue, mais une vision théologique différente sur Dieu et l’être humain. Seule la grâce de Dieu nous sauvera selon Luther alors que pour Érasme, l’homme coopère à son salut. C’est la polémique des années 1524 et 1525 qui marque la rupture. Celle où Érasme se fait le chantre du libre arbitre, celle où Luther lui répond par ses propos sur le serf-arbitre.
Nous parlons de rupture. Malgré l’opposition parfois vive entre Luther et Érasme, qui ne se font pas de cadeaux, les lignes de partage ne donnent pas encore l’impression d’être définitives. Longtemps Bucer, ce que Luther lui reprochera, à cru à la concorde religieuse, à une coexistence possible entre protestants et catholiques, à une possibilité de recoudre la tunique déchirée du Christ. Comme probablement aussi son concitoyen, le très catholique et érasmien Beatus Rhenanus, mort en 1547 à Strasbourg chez des amis. Au chevet de son lit… Martin Bucer ! A tel point que nous continuons de nous interroger. Le très fidèle Rhenanus aurait -il été Nicodémite ?
12. Quelle place pour la science?
Tous ne furent pas des scientifiques, beaucoup affichaient un curiosité surtout littéraire. Les textes religieux, la littérature antique, les belles lettres l’emportaient. L’éloquence de anciens plus que les théorèmes des mêmes. Mais point d’indifférence cependant. L’imprimerie par le texte et l’image était autant une science qu’un art. La médecine, quoique soumise à la tradition médicale gréco-arabe, avait sérieusement progressé grâce à la révolution anatomique de Vesale et d’Ambroise Paré alors que parallèlement coexistait une médecine occultiste, alchimiste ( Parécelse, Agrippa de Nettesheim) et astronomique. Quant à l’astronomie, elle avait connu sa révolution qu’elle s’empressa d’oublierr. La terre selon Copernic et Kepler n’était plus au centre du monde. L’hélio centrisme la supplanta. Mais chut ! C’était trop tôt. L’oeuvre de Copernic fut mise à l’index et Galilée dut abjurer. Et pourtant elle tournait sur elle même la terre tout en tournant autour du soleil.
Mais puisque l’homme était le centre de l’humanisme, il n’était pas étonnant que la médecine qui concernait tout le monde l’emportât dans l’ordre des priorités scientifiques. A Bâle, parait en 1543, chez l’imprimeur Oripinus, successeur de Froben, un des plus beaux livres du siècle : La fabrique du corps humain du médecin flamand d’André Vesale (1514-1564). Première description de la totalité des organes du corps humain d’après l’observation directe. Cette engouement anatomique n’était pas fortuite. En période de guerre, et elles sont nombreuses durant le siècle, qu’on songe à l’interminable guerre d’Italie, les connaissances anatomiques vont d’abord profiter à la chirurgie militaire.
L’Alsace participe au mouvement qui trouve dans l’imprimerie le support rêvé. En 1497, chez Jean Gruninger à Strasbourg paraît un traité de chirurgie militaire Das ist das Buch der Chirurgie de Hyeronimus Brunschwig. En 1517, chez Schott est publié l’un des meilleurs ouvrages de chirurgie de l’époque Le Feldbuch der Wundarzney du wissembourgeois Hans von Gersdorff. Ouvrage essentiel d’anatomie qui aborde avec méthode les sujets complémentaires comme le opérations, le cancer, la gangrène et la lèpre.
Il faudra attendre 1540 pour voir la médecine enseignée au gymnase de Strasbourg. Un enseignement embryonnaire qui se développera à partir de 1566 quand le gymnase devint académie. La première chaire de médecine fut occupée par Johann Ludwig Hawenreute
13. Un monde élargi
Le monde s’était élargi durant la période des humanistes à de nouveaux horizons. La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et ses émules ( Vespucci), les voyages de Magellan avaient bouleversé nos connaissances géographiques et intellectuelles que l’invention de l’imprimerie, guère plus vieille , avait permis de répandre et de partager. Il fallut conserver des traces, actualiser les connaissances, intégrer les découvertes, revoir nos géographies et partant notre cartographe. Celle de Ptolémée notamment, qui vivait à Alexandrie au IIe siècle et qui servait toujours de référence. Traduite par les Arabes dès le IXe siècle, complètement ignorée par l’Occident jusqu’à l’aube du XVe siècle. Voilà qu’on la redécouvrait et qu’il fallut… l’actualiser.
C’est à Saint Dié , dans le duché de lorraine de René II que cela se passa. Au début du XVI siècle autour d’un petit cercles d’humanistes, les frères Lud, l’un chanoine, l’autre imprimeur, avec deux Allemands : un cartographe, Martin Waldseemüller, un helléniste, qui avait fréquenté l’école latine de Sélestat, proche de Beatus Rhenanus, Martin Ringmann né probablement à Eichhoffen.
De leur rencontre et labeur partagé sortit en 1507 une carte du monde et une introduction à la cosmographie de Ptolémée, qui tous deux intégrèrent cette terra incognita et la baptisèrent du nom d’Amérique d’après les voyages du navigateur florentin Amerigo Vespucci. Il estimèrent qu’il lui revenait de donner son nom à ce nouveau continent. N’avait-il pas prolongé et affiné la découverte de Christoph Colomb à travers quatre voyages dont la relation fut publiée par l’ équipe déodatienne ?
Chose surprenante, après la mort de Ringmann, on en revint à qualifier le continent de terre inconnue. Sur l’édition de la Cosmographie de 1513, parue chez Schott à Strasbourg, le nom d’Amérique a disparu, tout comme d’ailleurs celui de Martin Waldseemüller. Ils manquent encore dans l’édition de 1520 et sont finalement réhabilités dans celle de Gruninger, à Strasbourg, en 1522.
14. Quel héritage ?
Même si la Réforme triomphe et semble marquer la fin du mouvement humaniste, il convient de nuancer. Beaucoup de réformateurs avaient eu une éducation humaniste particulièrement solide qu’ils ne rejetèrent pas. Prenons Melanchthon, savant helléniste. Prenons Jean Castellion qui embrasse la foi protestante sans renier son bagage humaniste. Il sauva même l’honneur des humanistes (et des réformés) en faisant de la liberté de conscience la pierre angulaire de son engagement. Révolté par l’attitude de Calvin après l’exécution de Michel Servet, le 27 octobre 1553 à Genève, il écrira « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ». Tout simplement !
Aussi paradoxal que cela paraisse à première vue, les Jésuites furent également les héritiers de l’humanisme notamment sur le plan pédagogique. En Alsace,« les protestants des Lumières », Oberlin et Pfeffel, pédagogues actifs, éloignés de tout dogmatisme, sont imprégnés du même esprit. Sans parler du seul et véritable humaniste alsacien contemporain, Albert Schweitzer, qui allie, comme les humanistes d’autrefois, savoir et religion, les complétant par un engagement de tous les instants auprès des déshérités, cette part qui aura manqué aux humanistes historiques. En outre, il fut citoyen du monde comme le fut Érasme. Le philosophe Jean-Paul Sorg a magistralement montré la filiation qui unit les deux hommes dans une étude consacrée à l’humanisme chrétien.
Gabriel Braeuner, hiver 2019-2020