Maurice Betz et l’Alsace
« Plein de sa province, il n’écrivait pas pour elle. Il ne fut jamais un poète régional » disait de lui l’écrivain Marcel Haedrich qui fut son voisin sur les hauteurs de Munster. Maurice Betz fut en réalité un passeur, un jeteur de ponts ou de passerelles entre la pensée allemande et l’esprit français. « Tür und Brücke » comme aurait dit le philosophe et sociologue Georg Simmel qui enseigna à Strasbourg, à la Reichsuniversität à partir de 1914.
Maurice Betz, cet écrivain alsacien de langue (et d’élégance) française, passa l’essentiel de sa vie ailleurs qu’en Alsace. Il avait quinze ans quand il partit pour Neuchâtel en Suisse puis, après la première guerre mondiale, pour Paris. Il ne rompit cependant pas ses liens avec sa province natale. Au contraire. Il lui demeura fidèle, profondément imprégné, autrement dit fécondé par elle.
Il était né à Colmar, en 1898, et y avait passé son enfance. Fils unique d’un père banquier, Georges, dont la famille, d’extraction rurale, était originaire de Wihr, tout près de Colmar, et d’une mère, Marie Minna Hemmerlé de Horbourg, commune voisine. Il ne connut quasiment pas son père qui mourut subitement en 1902. Habitant, avec sa mère, la Grand’ rue, non loin du gymnase (l’actuel lycée Bartholdi) qu’il fréquenta, il passe son temps libre avec ses cousins, Alfred et Pierre, les fils de docteur Paul Betz, dans leur belle propriété de la rue Rapp ou à la campagne, auprès de sa grand-mère maternelle, dans l’exploitation agricole de Wihr, tenue par un autre de ses oncles. Ses années de lycée sont largement évoquées dans le roman Rouge et blanc, paru en 1923. Elles l’ouvrent à la culture allemande, littéraire et musicale. Il découvre Richard Wagner notamment. Elles le confortent parallèlement dans la culture et la langue française que ses parents lui ont transmis. Premiers émois, premières certitudes, conscience progressive de la mission qui incombe aux Alsaciens : construire des ponts entre deux cultures.
En 1915, accompagné de sa mère, il s’installe à Neuchâtel. Nous sommes en pleine guerre. Il a 17 ans et nulle envie de servir dans l’armée impériale. Il n’hésitera pas, deux ans plus tard de signer un engagement volontaire dans la Légion Etrangère ! Au gymnase, puis à l’université de la cité helvétique, il entre vraiment en littérature découvrant et dévorant, Taine, Ernest Renan, Jules Laforgue, Rémy de Gourmont, Maurice Barrès, André Gide, Paul Claudel mais aussi Walt Whitman et… Rainer Maria Rilke. C’est un Alsacien, spécialiste de littérature française du Moyen Age, Frédéric Edouard Schneegans, en poste transitoirement au gymnase cantonal de Neuchâtel – il avait quitté l’université de Heidelberg à la déclaration de la guerre- qui lui ouvre sa bibliothèque, aussi vaste qu’érudite, devenant, à son tour, un médiateur entre la culture germanique et française.
Il se donne le nom de Jean Brion, dans le roman Rouge et blanc qui paraît à Paris chez Albin Michel en 1923. Largement autobiographique, l’ouvrage brosse le tableau contrasté de son adolescence au gymnase de Colmar et de son amitié pour Lothar Lanzberg, fils d’un Alt deutsche, directeur du théâtre de Colmar. Un roman d’écrivain alsacien de langue française de plus pour raviver la flamme du souvenir français et montrer la fidélité alsacienne dans l’empire de Guillaume II ? Non, mais un plaidoyer pour le dialogue entre deux cultures qui le fascinent autant. « On venait de commencer la lecture du deuxième acte de la Jeanne d’Arc de Schiller… » lit-on dès la première page du roman. Un dialogue prémonitoire qui fonde une vocation. Il rencontre Rilke l’année de la parution de son roman.
Le romancier continue de puiser son inspiration en terre alsacienne. La fille qui chante, publiée en 1927 à la N.R.F, a les Vosges pour cadre, célèbre la nature, le rythme des saisons, « la première sieste des premiers jours de printemps » ou la beauté des faneuses aux pieds nus « qui ont sur leur peau rouge des brins de foin comme des cheveux collés par la sueur ».
Il avait quitté l’Alsace mais y revenait souvent. Non pas à Colmar, mais à « La Prairie » où habitait désormais sa mère sur les hauteurs de Munster, au pied du Mönchberg. C’est un refuge bienvenu, un lieu de promenade et de méditation, une source d’inspiration. Un lieu de travail aussi où il se consacre pleinement à Rilke dont il était devenu l’ami et le traducteur. Le jeune Marcel Haedrich était son voisin.
L’honneur d’être Alsacien l’obligeait (Yvan Goll). A plaider toujours et encore pour ce pays, source de conflits permanents et d’éternels malentendus. Comme si à chaque fois, il fallait rassurer, se justifier, convaincre toujours et encore d’une beauté méconnue et d’une fidélité régulièrement mise en cause. Ce fut, tout de suite après la Première Guerre, Le Livre d’or de L’Alsace sous le pseudonyme de Maurice de Vire (de Wihr !) ; ce fut, en 1946, quelques mois avant sa mort, ce merveilleux et émouvant florilège de L’Alsace perdue et retrouvée, paru chez Albin Michel. Il avait sélectionné les textes et les images et convoqué, pour un envoutant dialogue, des plumes aussi diverses que celle de Montaigne et de Paul Claudel, de Victor Hugo et de Goethe, d’Elsa Koeberlé et de la baronne d’Oberkirch, et de dizaines d’autres toutes mobilisées pour célébrer une Alsace ressuscitée.
Dans le même esprit, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en avril 1939, il avait livré un Portrait de l’Allemagne, plus psychologique que géographique, « vivant, sincère et impartial », dédié à son grand-père maternel, Michel Hemmerlé, qui avait participé à la construction du « pont du Rhin à Brisach » à la fin du XIX e siècle. Toujours et encore infatigable bâtisseur de ponts.
Il mourut à Tours, seul, soudainement d’une crise cardiaque, dans une chambre d’hôtel le 29 octobre 1946. Il s’y était rendu pour adopter un enfant. Son épouse était restée à Paris. Quelques jours auparavant, il était encore en Alsace, à la Prairie, relisant la Confession d’un Enfant du Siècle. La Prairie où sa mère était décédée, en 1940, avait remplacé Colmar. Il était revenu dans sa ville natale, discrètement en mars 1944. Il s’y était promené. La ville avait changé, lui était devenue étrangère. « Et hier soir, tout à coup, vers 8 heures, en traversant la Place Neuve, à l’ombre de l’église Saint-Martin, ces deux lycéens qui causaient sur le trottoir, l’un appuyé sur sa bicyclette, leurs jeunes voix mêlées au murmure profond de l’eau souterraine de la Lauch qui affleure là-bas, avec un sourd bruit de cascade… Je me suis tout à coup reconnu : c’était moi, c’était le passé ». Il était redevenu Jacques Brion discutant avec son ami Lothar Lanzberg. La boucle était bouclée ! En chargeant, à partir de 1957, l’Académie d’Alsace d’honorer la mémoire de son époux, Mme Maurice Betz l’inscrivait définitivement dans la mémoire régionale.
pour en savoir plus :
Jacques Betz, Notice NDBA
Jacques Betz, Mon cousin Maurice Betz, Saisons d’Alsace, 14, Printemps 1965
Maurice Betz, Rouge et blanc , Roman, Paris Albin Michel 1923
L’Alsace perdue et retrouvée, textes et images choisies par Maurice Betz, Paris, Albin Michel, 1946
Hommage à Maurice Betz, Paris, Emile-Paul Frères, 1949
Gabriel Braeuner, mai 2020,ébauche d’ article à paraître