Se souvenir de Jean Macé

Jean MacéQui connaît vraiment Jean Macé (1815-1894) en Alsace ? Qui s’en souvient sinon la charmante commune viticole de Beblenheim près de Colmar, où ce grand républicain et militant de l’enseignement laïc, authentique gamin de Paris, passa une grande partie de sa vie, de 1851 à 1870, et où ses cendres reposent depuis 1946.

C’est que la réputation de Jean Macé est quelque peu sulfureuse. Non pas que cet homme vertueux eût mené une vie scandaleuse, mais avoir été républicain et laïc, franc-maçon et déiste, féministe et anticlérical dans l’Alsace d’avant 1870 dénote un peu. Notre province a davantage la réputation d’être alors plus noire que rouge, plutôt conservatrice dans les campagnes surtout. L’Alsace au temps de Napoléon III reste une province rurale : la majorité de la population y habite. En 1870, seuls 25% des Alsaciens résident en ville. Ils seront majoritaires en 1914.

Le cas Macé

On n’ est pas toujours responsable de sa réputation. D’autres s’en chargent volontiers.  La plupart des historiens d’Alsace au XIXe siècle sont prêtres. Excellents historiens certes, le plus souvent, mais non pas moins marqués par leur formation et leur appartenance à l’Eglise pour qui les idées professées par un Macé sont, au mieux, dangereuses et, au pire, diaboliques.  Ils lui firent donc une réputation en le vilipendant ou en l’ignorant. Comme s’il n’avait jamais existé. Vous avez beau le chercher dans le Dictionnaire de biographies alsaciennes de l’érudit abbé Edouard Sitzmann, paru en 1909, vous ne le trouverez pas. Et pour cause !

Le temps heureusement a passé. Jean Macé est devenu fréquentable. On aime aujourd’hui rappeler qu’il créa, en Alsace, les premières bibliothèques communales. Et pour se donner une bonne conscience laïque, on présente volontiers l’Alsace comme étant la terre natale de la Ligue de l’Enseignement. C’est d’ici qu’il lança son appel visant à sa création, en 1866. L’Alsace, en l’occurrence, se limitant surtout à Beblenheim où sa mémoire est vivante et les traces de sa présence nombreuses.

Un monument, à l’entrée du village, vous y accueille. C’est là que ses cendres ont été réunies. A la mairie, la salle du conseil dispose d’une charmante bibliothèque. Elle est historiquement la plus ancienne bibliothèque communale d’Alsace. Elle date de 1862. Durant l’été, une belle exposition pédagogique rappelle son histoire mais surtout celle de Jean Macé.

Secret de bibliothèque

Comme toute bibliothèque, elle recèle quelques secrets. On y a trouvé en 2003, dans une grande enveloppe, un tablier. Pas n’importe quel tablier, mais un tablier maçonnique. Celui que porte le compagnon maçon en séance.  C’est un bel ensemble de soie écru brodé, bordé d’un ruban de soie bleu-ciel. On y distingue aisément quelques symboles connus : Le temple, les deux colonnes, des branchages d’acacia, l’étoile et la lettre G qui symbolise le deuxième degré maçonnique : celui de compagnon.

La découverte fut à la fois inattendue et bienvenue. Hormis les livres, on dispose de peu de choses concernant la présence physique de Macé à Beblenheim. Quelques diplômes, des décorations, quelques manuscrits autographes et des cartes d’abonnement pour les voyages en train que faisait Macé. Un tablier maçonnique c’est autre chose. Cela interroge. Cela vous donne envie d’en savoir plus. Mais qui donc est ce singulier personnage ?

L’enfant du peuple

Un parisien d’origine modeste, né à Montmartre, le 22 août 1815. Son père était « chargeur de voiturettes », sa mère s’occupait des travaux domestiques ; Un étudiant brillant, boursier au collège Stanislas à Paris jusqu’au bac, qui découvrit, après quelques années d’errance, le socialisme de Charles Fourier. Il en fut un de ses prédicateurs, se transformant pendant quelque temps en conférencier ambulant ; Un journaliste d’occasion qui trouva dans l’organe « La République » son bonheur idéologique et son gagne-pain quotidien. Son destin aussi quand en 1850, on l’envoie en Alsace, à Beblenheim pour faire un reportage sur le « Petit Château », un pensionnat de jeunes filles dirigée par Mademoiselle Coraly-Léopoldine Verenet, franc-comtoise d’origine, fille d’un pharmacien lettré de Montbéliard.

Le chemin de Beblenheim

La rencontre aurait pu être un échec. Tout opposait les deux personnes. D’un côté, un enfant du peuple, républicain fervent, qui venait d’épouser une fille d’origine humble comme lui, analphabète de surcroit, à qui il enseigna la lecture et l’écriture ; de l’autre, une femme d’origine bourgeoise, dont l’établissement à Beblenheim était surtout ouvert aux jeunes demoiselles bourgeoises et fortunées. Il fit la classe durant un jour. Le courant passa. On se séduisit mutuellement, on sympathisa. À l’heure du départ, la directrice Coraly Verenet l’invita « à recommencer chez elle la classe un jour, le cas échéant ».  Invitation prémonitoire ? Peu de temps après, le parisien Macé, après la fermeture du journal « La République » par les troupes du prince-président Louis Napoléon, quitta la capitale, avec son épouse, dans la nuit du 31 décembre 1851 pour prendre la route de …Beblenheim ! Il y resta vingt ans, prolongeant sa collaboration jusqu’à Monthiers dans l’Aisne quand l’école s’y installa après avoir quitté l’Alsace devenue allemande après 1870.

La pédagogie inventive d’un professeur de demoiselles

« Le professeur des demoiselles », comme il se désignait lui-même, expérimenta en Alsace une pédagogie active du coeur et de la raison, fondée sur l’amour et la confiance, adaptée à la nature, ne négligeant ni l’éducation physique ni la travail manuel, intégrant les contes, les fables et les pièces de théâtre sans oublier les sciences par une approche concrète aux antipodes de l’abstraction, péché mignon de l’enseignement en général. Cela donna, entre autres, cette merveilleuse « Histoire d’une bouchée de pain » sous la forme d’une lettre à une petite fille sur la vie des hommes et des animaux que l’imprimeur Hetzel, son ancien camarade de collège, publia gracieusement en 1863. C’est à Beblenheim aussi qu’il tint la revue pédagogique La Ruche et collabora au Magazin d’éducation et de récréation de Hetzel et de Jules Verne.

Bibliothèques communales et caisse de crédit

En 1862, Macé y créa à la première bibliothèque communale d’Alsace n’hésitant pas à forcer amicalement la main au maire de la commune en lui offrant, en cadeau de nouvel an, une douzaine de livres pris à son cabinet de travail avec, sur chacun d’entre eux, la mention « Bibliothèque communale de Beblenheim ». Il n’y avait plus qu’à la créer.  L’idée se répandit. La Société des bibliothèques du Haut-Rhin, patronnée par le préfet Odent et présidée par l’industriel philanthrope Jean Dollfus de Mulhouse, est lancée à son initiative en 1863. Trois ans plus tard, 83 bibliothèques communales étaient recensées dans le Haut-Rhin.

Beblenheim, grâce à Macé, ouvre son premier crédit mutuel en 1865. Il s’agit de la  première caisse de crédit mutuel en France, vingt ans avant la naissance des Caisses Raiffeisen dans l’Empire allemand !

Le père de la Ligue de l’enseignement

La Ligue de l’Enseignement reste son œuvre maitresse.  S’inspirant de l’exemple de la Ligue de l’Enseignement belge, Macé lance dans le journal l’Opinion Nationale, le 15 novembre 1866, un appel pour constituer, sur le plan français, une Ligue de l’Enseignement dont le but est de « provoquer l’initiative individuelle en faveur du développement de l’instruction publique, en fondant des cours publics pour adultes, des écoles pour les enfants là où les besoins se feront sentir…»

Cet appel recueillit rapidement une grande audience. Il est vrai que Macé n’avait pas hésité à envoyer 80 000 bulletins et circulaires dans toute la France à partir de Beblenheim. Au printemps 1868, le Bulletin national de la Ligue de l’Enseignement recensait 5319 adhérents, dont une forte majorité en région parisienne et en Alsace.  Ils seront 20 000 en 1870.

A Colmar, les adhérents étaient au nombre de 535, moins d’un an après le démarrage de la section. C’était une des plus importantes associations de la ville. La plupart des acteurs du groupe local appartenaient à la famille libérale, républicaine et laïque, qui se recrutait essentiellement parmi les milieux protestants et juifs. Professionnellement, négociants et commerçants étaient les plus nombreux. Les fondateurs de la Chambre de commerce y étaient en totalité. Les avocats, les « propriétaires » et les fonctionnaires formaient le reste du groupe. L’organisation de cours, la tenue de conférences et surtout la constitution d’une bibliothèque constituèrent l’essentiel de l’activité de l’association colmarienne qui ne survécut pas au rattachement de l’Alsace à la France

Une notoriété tardive

Macé connut tardivement la notoriété. Ses idées avaient fait des émules. Les lois Ferry, de 1881 et 1882, introduisant l’obligation scolaire, la gratuité de l’enseignement et la laïcité doivent beaucoup à la philosophie et à l’action de la Ligue de l’Enseignement. Jean  Macé devint sénateur à vie en 1883 mais ne profitant guère de l’éternité sénatoriale,  mourut un an plus tard.

Contrairement à la réputation qui lui fut faite, Macé, quoique favorable à un enseignement neutre, abordait avec prudence le problème de la laïcité. Pour autant, son engagement maçonnique fut constant. Initié en 1866 à la loge de la Parfaite Harmonie de Mulhouse, il fréquenta la loge de la Fidélité à Colmar avant de rejoindre la loge Alsace-Lorraine à Paris après 1870. Le tablier maçonnique retrouvé à la mairie de Beblenheim témoigne de cette appartenance. Il fera l’objet, grâce à l’opportun soutien de la Fondation du Patrimoine, d’une prochaine restauration. Il viendra, par la suite, enrichir la liste des objets exposés à Beblenheim qui rend fidèlement à Jean Macé tout ce que celui-ci lui a donné, se souvenant de ce qu’il écrivit au soir de sa vie :
«  Beblenheim! Mon coeur se serre quand se remuent en moi les souvenirs attachés à ce mot. Jour béni entre tous les jours de ma vie fut celui où ma course errante me porta dans ce village d’Alsace qui n’avait alors d’allemand que le nom».

GB 2011

Pour en savoir plus :

Braeuner (Gabriel), Les archives du groupe colmarien de la Ligue de l’Enseignement (1867-1870), Annuaire de la société d’histoire et d’archéologie de Colmar, 1983, p. 99-137.
Braeuner (Gabriel) Pfeffel, Macé et Bartholdi : « Le triangle lumineux colmarien », Saisons d’Alsace n°19, 2003, p. 44-45.
Mariotte (Jean-Yves), Notice Macé, Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne(N.D.B.A)., p. 2479 (Bibliographie).

Ce contenu a été publié dans Portraits d'Alsaciens, XIXe siècle (jusqu'en 1870), avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.