Pour eux, c’est à dire nos parents et grands-parents, ce n’étaient pas les mêmes. Sen d’namlige nem disaient-ils. Rien à voir avec les Allemands d’avant : unsiri Schwowe, ceux de Wilhelm, le premier et le second du nom, et du Kaisereich auquel ils avaient appartenu. Et leur langue, non plus, n’avait plus rien à voir avec celle d’avant. Celle qu’ils avaient apprise à l’école, celle de Goethe. Et même s’ils n’avaient pas fait d’études, ils pouvaient réciter, et ne s’en privaient pas, Roeslein auf der Heide, et se souvenaient de Willkommen und Abschied en mémoire de Frédérique Brion, le premier amour de Goethe, vite expédié, et quand ils susurraient Kennst du das Land wo die Zitronen blühen, c’était quelques chose, le comble du raffinement : une invitation au voyage pour eux qui ne voyageaient pas…
Non, ils ne la reconnaissaient pas cette langue qui de leur temps, même s’ils parlaient le dialecte, était une vraie langue qui servait à la raison et au sentiment, à la communication, à la conservation, et à la prière, surtout à la prière. Là, elle ne servait plus qu’à l’invocation (Die Beschwörung). Elle n’était plus une langue de culture, d’histoire, de patrimoine et de poésie. Elle était devenue une langue de force, d’autorité, d’ordre, d’intimidation et d’insulte. Quand ils l’entendaient, elle les brutalisait, quand ils la lisaient, elle les agressait. Dans les deux cas, elle les indisposait.
Oh, ils n’étaient pas philologues comme Viktor Klemperer 1qui, contraint et forcé, avait pu observer, étudier et graver dans la mémoire sa transformation, son dévoiement, sa confiscation. Il ne fallait pas être grand clerc -et ils ne l’étaient pas- pour constater au quotidien, à la lecture d’un journal ou à l’écoute d’un discours, que la langue allemande avait été contaminée d’abord par l’emphase. La moindre manifestation, la moindre offensive, le moindre jour de bataille était affublé de l’adjectif « grand » : Grosskundgebung, Grossoffensive, Grosskampftag. Le moindre événement devenait historique (historisch).+ Une victoire sur le champ de bataille, -il y en eut de nombreuses- était aussitôt transformée en la plus grande bataille de l’histoire de l’humanité : die grösste Schlacht der Weltgeschichte. L’audience ne pouvait être que mondiale quand le Führer faisait un discours : die Welt hört mit. Sa rencontre avec le Duce faisait partie des riches heures de l’humanité (Welthistoriche Stunde) et les ennemis juifs et bolchéviques n’étaient rien moins que les ennemis du monde (Weltfeinde).
En écho au superlatif voici l’abréviation qui leur occasionne autant de maux de tête. Sont ils suffisamment AEG ( Alle echte Germanen)? En tout cas assez pour se retrouver dans la HJ (Hitler Jugend, Jeunesses hitlériennes) ou chez les BDM (Bund Deutscher Mädel, Association des jeunes filles allemandes), dans le EHD ( Elsässicher Hilfsdienst, Service alsacien d’entraide) ou, plus tard, au RAD (Reichsarbeitsdienst, Service national du travail) dans le DAF (Deutscher Arbeitsfront, front allemand du travail) ou le WHW ( Winterhilfswerk, secours d’hiver).
Elle sont légions les abréviations qui les enserrent désormais comme un filet, les éloignant encore davantage d’une langue qu’ils croyaient connaître. Ils ne se rendaient pas compte que ces sigles constituaient une accélération de la langue voulue par les autorités. Qu’ils exprimaient la vitesse, donc la modernité, qu’ils s’imposaient là où la technicité et l’organisation s’imposaient. S’ils étaient sportifs, ils ne pouvaient manquer d’être frappés par le recours incessant au vocabulaire de l’action et à la métaphore sportive ou guerrière : les deux étaient liées. Assaut (Sturm) est un de ces termes d’action dont se repaissait le régime. Des sections d’assaut(Sturm Abteilung) arrogantes du début au famélique Volksturm (levée en masse) de la fin, en passant par le Stürmer journal antisémite à qui fait écho l’Angriff (l’attaque) de Goebbels.
Le mouvement donc, et la mécanisation ensuite. Qui n’a alors entendu parler de ce mot magique gleichschalten, qui se traduit autant par mise au pas que par synchronisation et dont remarquait Klemperer « on peut entendre le déclic du bouton sur lequel on appuie pour donner à des êtres humains, une attitude, un mouvement, uniformes et automatiques ». Afin que tout baigne dans la même sauce brune ( in derselben braunen Sosse). Cette sauce là, c’était ce qui rassemble et qui exclut. Rassemblement dans le Volk (le peuple comme communauté de sang et de race), aux déclinaisons vertigineuses : Völkisch, (national au sens communautaire et racial) Volksbewegung (mouvement du peuple), Volksboden (terre allemande) Volsksdeutch, Volskdeutscher (allemand de souche, quelque soit sa nationalité), Volksempfänger (poste de radio), gesundes Volksempfinden (interprétation normalisée et conforme), Volksgemeinschaft ( communauté du peuple), Volksgenosse (membre de la communauté du peuple), Volksgerichthof (Tribunal du peuple), Volkskanzler (Hitler, comme Chancelier du peuple), Volkskörper (le peuple comme unité raciale et biologique) , Volksturm ( organisation des 16-60 ans, créée en septembre 1944, pour aider la Wehrmacht à défendre le sol allemand) Volkstum (Nationalité dans sa spécificité du sang et de la terre ) , Volkswohlfahrt… (ligue nazie pour le bien-être du peuple chargée des oeuvres d’assistance).
En dehors du Volk point de salut, on pouvait être Volkschädling (nocif au peuple), voire Volksfremd ou Volksfremder (étranger au peuple). Et une fois qu’on était fremd (étranger) on entrait en enfer, avec soyons équitable, le choix entre fremdblütig (de sang non allemand), fremdrassig (de race étrangère), fremdstämmig et fremdvölkisch (étranger au peuple allemand). Ce qui était juif, et la communauté juive avait alors quitté l’Alsace, contrainte et forcée, devait être « arianisé » (arisiert) dans le cadre d’une déjudaïsation radicale (Entjudung). Ils étaient définitivement artfremd (en contradiction absolue avec l’essence de la race allemande)…
Ainsi allait ce qui autrefois s’appelait, dans leur esprit, la langue de Goethe. Cette langue était devenue une langue carcérale avec ses surveillants et ses victimes. Elle n’était plus qu’« une entreprise langagière » qui était en train de pourrir, voire de détruire une culture. D’une effroyable homogénéité, elle se révélait simplificatrice à outrance, ne laissant aucune espace à la subtilité d’une interprétation mais tranchant dans le vif pour imposer sa vérité qui devenait norme. Ne dissimulant rien, même les pensées les plus horribles : le contraire de la langue de bois. Elle avait, nous l’avons vu, le sens de la démesure et de la mise en scène. Elle donnait autant à voir qu’à entendre, les discours du Führer surtout. Sa parole possédait le rôle archaïque de l’enivrement et la répétition exacerbée des mêmes thèmes et des mêmes mots constituaient une forme d’envoûtement. Hystérique, elle passait du silence au vacarme, de la crispation muette du visage à l’explosion grimaçante de la rage folle.
La force de la langue nazie résida dans les mots. Rien que dans les mots, dans leur extraordinaire simplicité et dans leur extrême brutalité. Ils ne faisaient pas appel à une construction logique, mais à une pensée intuitive, fortement psychologique. Ils visaient les automatismes de l’âme collective, servaient de balises, étaient chargés d’émotion. La passion et les sentiments remplacèrent la pensée et la raison.
Mais cette langue horrible n’était plus leur langue. Majoritairement dialectophones alors, ils se réfugièrent dans leur langue à eux, nullement contaminée, qui continuait à dire les choses simples de la vie quotidienne. Nullement suspecte non plus. On leur avait interdit le français, ils pouvaient continuer à se parler en dialecte, il était germanique après tout. Et prier dans les deux langues. Le Vater unser en allemand, et le « Che » vous salue Marie, (quand ils étaient catholiques) en français. Mais souvent dans leur tête trottaient les deux vers du juif Heine :
Ich weiss nicht was es bedeuten soll
dass ich so traurig bin….
Sources:
Viktor Klemperer, LTI, Notizbuch eines Philologen, Stuttgart, 2007, 22e édition.
Cornelia Schmitz-Berning, Vokabular des National-Sozialismus, Berlin 2000.
Alexandre Dorna, La lingua horribilis du IIIe Reich : l’apport de Victor Klemperer à la compréhension du nazisme, Cahier de psychologie politique n°7, juillet 2005.
Exposition Victor Klemperer, La langue confisquée, illustration Edouard Steegmann, présentée du 26 avril au 26 septembre 2009 au Struthof puis à la Bibliothèque nationale Universitaire de Strasbourg ( B. N. U). Exposition réalisée par le Centre européen du résistant déporté et la B. N.U.
GB , 2010, Saisons d’Alsace 44, juin 2010