La miraculeuse rencontre de Martin Schongauer et de Matthias Grünewald en l’église des Dominicains de Colmar.
Rencontre longtemps jugée impossible et pourtant réelle que celle de la Vierge au buisson de roses et du retable d’Issenheim. Par le biais -la grâce devrait-on écrire -de travaux d’agrandissement du musée d’Unterlinden à Colmar qui conduisit la première à accueillir le second, chez elle, en l’église des dominicains de Colmar. Matthias dit Grünewald, dont on sait peu, y rencontra enfin Martin Schongauer, dont on sait davantage. Ils ne s’étaient jamais croisés jusque-là. Schongauer avait peint son œuvre maitresse, la Vierge au buisson de roses, à la fleur de l’âge, en 1473 ; Grünewald conçut son immense retable vers 1515-1517. Le « beau Martin » était mort depuis longtemps, victime de la peste en 1491. Aux Dominicains de Colmar, ils se font face. Dans un dialogue unique et poignant où la Vierge au buisson de roses est confrontée à la crucifixion de Grünewald.
On la connait cette dame qui n’a plus vingt ans depuis longtemps, le regard absent, perdu au loin, dont se détourne le charmant bambin. On la connait cette vierge monumentale, entourée d’un parterre de fleurs, le regard triste, fixant un horizon incertain dont elle pressent qu’il sera douloureux. Mais là on sait, on découvre avec elle, en même temps qu’elle, cette horrible vision, ce futur qu’elle voit désormais dans toute son horreur : la crucifixion de sa chair et sa propre pâmoison. Elle est là, au pied de la croix, de blanc vêtue, soutenue par Jean le disciple que son fils aimait. Elle est là, en train de défaillir, pâle, exsangue même, voyant l’immense corps de son fils se tordre de douleur sur le bois de l’infamie. Figure immense d’un christ souffrant qui va rendre l’âme, qui pourtant se bat encore alors qu’elle a renoncé depuis longtemps, comme l’humble servante qu’elle a toujours été. Jamais on ne représenta ainsi l’horreur du supplice de la croix. Un corps immense, vert comme un cadavre, qui se tordant de douleur tord en même temps le bois de la croix. Un corps trop grand fait pour attirer le regard dans une sorte de fascination morbide, n’eût été cette présence anachronique d’un géant hirsute qui d’un doigt proéminent le désigne en disant : Il importe qu’il grandisse et que moi par contre je diminue. Parole de Jean-Baptiste, dernier prophète de l’Ancien Testament, qui s’efface après avoir montré le chemin. Mais elle, Marie, ne voit que son fils, souffrant et mourant, elle ne voit qu’un homme qui va rendre l’âme. Qu’elle soit au pied de la croix, ou entourée de son massif de roses, là juste en face, elle ne voit que cela, l’obscurité du Golgotha, soit l’irrémédiable fin de son fils devenu homme, pleinement homme, uniquement homme ?
Elle ne voit pas encore, de l’autre coté. Cet autre coté, cet autre panneau de Grünewald, où lumière dans la nuit, dans une enveloppe éthérée qui n’est plus un corps, son fils triomphe de la mort, ressuscité et transfiguré, s’élevant au dessus des gardes du tombeau atterrés. Qui, hormis Grünewald, nous restitua avec une telle force la radicalité de ce mystère ? Sans la Vierge de Schongauer, l’aurions-nous éprouvée avec une telle intensité ? N’est-ce pas là le miracle de cette confrontation éphémère de deux œuvres réunies fortuitement pour le plus grand bonheur des visiteurs qui eurent la fortune d’en être les témoins.
Gabriel Braeuner, mars 2015
publié ans les Annales 2015 de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Alsace