Comme d’habitude, en ce début l’année, la ville résonne de bons voeux et d’excellentes résolutions. Cette année distribuera de nouveau son lot d’heurs et de malheurs selon une habitude vieille comme le monde. La fortune comme l’infortune, une fois encore, seront aveugles. C’est une loi divine ou naturelle à laquelle on n’entend rien mais que l’on accepte. Il n y a pas de quoi fouetter un chat. Cette vieille ville de Colmar en a vu d’autres et ses habitants aussi. A dire vrai, ils seraient hypocrites s’ils se prétendaient mal portants. Cela va plutôt bien en ce qui les concerne. Il se portent même comme des charmes et cela fait quelques années que cela dure.
Si urbaine, si rurale
La ville a bien changé depuis qu’elle est allemande. Presque un demi-siècle ! Elle s’est agrandie et s’est embellie. A l’intérieur du Kaiserreich et du Reichsland Elsass-Lothringen, elle est à sa place. Elle n’a certes rien gagné sur le plan politique et administratif, mais elle n’a rien perdu non plus. Elle est toujours la capitale judiciaire de l’Alsace et le chef-lieu du département. Le Bezirk y a maintenu son siège. Elle s’est même donnée des airs de petite capitale avec une nouvelle gare, une nouvelle poste, une nouvelle Cour d’Appel. Une nouvelle église également avec Saint-Joseph depuis 1900 et de somptueux et modernes bains municipaux, juste en face du musée de la ville, dans l’ancien couvent des prestigieuses soeurs d’Unterlinden dont l’histoire, spirituellement féconde, s’est achevée avec la Révolution. Elle a même, juste avant 1900, récupéré l’église des Dominicains, restaurée et redevenue, à proximité de l’église de Saint-Martin, un lieu de culte. Et puis, elle est devenue, encore davantage qu’hier, une ville de garnison. Les casernes se sont multipliées au nord et à l’ouest de la ville.
Elle est pourtant, malgré son urbanisation, restée un gros village. Vignerons et maraichers y demeurent fort actifs. Les seconds surtout dont les produits inondent les marchés du sud allemand. C’est qu’avec le rattachement de l’Alsace à l’Empire germanique, à l’issue du Traité de Francfort du 10 mai 1871, notre province est devenue une région méridionale de l’Allemagne. Le printemps y est plus précoce qu’ailleurs. Les Colmarien exportent leurs belles salades non seulement jusqu’à Strasbourg mais aussi vers Sarrebruck, Karlsruhe et Francfort.
La concorde tout de même
En réalité, Colmar a grandi tout en restant la même. Il y a cependant plus d’étrangers qu’autrefois et pour cause. Il y a plus d’Allemands notamment parmi les fonctionnaires de l’enseignement et de l’administration. En moins d’un demi-siècle, la population de la ville a doublé atteignant, en 1913, 46 000 habitants. Parmi eux, une garnison militaire de plus en plus importante : 1200 hommes en 1880, 5200 en 1913, soit 10% de la population. C’est peut-être ce qui frappe le plus : cette présence massive d’uniformes. Mais une présence qui se veut rassurante. L’armée se tient bien en général et les incidents sont rares. Ce n’est pas comme à Saverne où le lieutenant von Fostner s’en est pris en septembre dernier à des recrues alsaciennes, en les traitant de Wackes, provoquant ainsi une crise politique grave. Ici, les choses ne se passent pas ainsi. L’armée sait séduire. Les parades à cheval attirent du monde et les concerts de la musique militaire sont toujours bien suivis. Les Colmariens aiment la musique et les défilés ! Les Colmariens qui ont fait leur service militaire dans les régiments allemands n’en ont pas tous gardé un souvenir traumatisant. Ils ne sont pas les derniers à animer les associations de vétérans qui s’activent en ville : Veteranen Verein, Verein ehemaliger Kameraden des 4. Badischen Rgts. Prinz Wilhelm, Verein ehemals gedienter Bayern Colmar, Verein der Leibgrenadiere, Garde-Corps Verein, Marine-Verein, Ehemalige Kameraden Dragoner-Regiment n°14, Verein ehem. 21er Dragoner Colmar, Verein ehem. gedienter Braunschweiger.
Non, en ce début de 1914, il règne une forme de concorde en ville. Altdeutsche et Colmariens de souche coexistent pacifiquement à défaut de s’aimer passionnément. Les premiers, une fois leur retraite entamée, ont fini par demeurer en Alsace. Ainsi Ludwig Dittley, un de ces altdeutsche qui ont fait une brillante carrière dans le Reichsland et qui vient de mourir à la veille de Noel 1913. Il avait 83 ans et fut, pendant de nombreuses années, président de chambre de la Cour d’Appel de Colmar. Soit une carrière brillante au service de l’administration prussienne même s’il était lui-même originaire de Rhénanie. Quand il prend sa retraite en 1898, il aurait pu rentrer chez lui ou sur les terres de son épouse berlinoise qui était comtesse. Il préféra rester à Colmar où il habitait un bel appartement route de Rouffach, notre avenue de la République actuelle. Venu comme d‘autres fonctionnaires allemands pour « germaniser les esprits », il avait fini par y rester. Peut-être n’avait-il pas tout à fait réussi dans sa mission civilisatrice mais l’Alsace et Colmar l’avaient séduit. Comme tant d’autres fonctionnaires allemands qui escomptaient bien y terminer leur vie. Point d’hostilité marquée de la part de la population malgré Hansi. Il faisait partie des notables colmariens dont certains étaient des Alsaciens bon teint.
Sous les meilleurs auspices
L’année 1913 est morte, vive 1914. Les boites aux lettres comme les journaux sont remplis de voeux. La presse se fait l’interprète des souhaits de Colmariens à l’aube de la nouvelle année. Rien de bien nouveau sous le timide soleil hivernal : des voeux de paix, de bonne santé, une longue vie à tous. Et puis quelques souhaits aux connotations plus économiques : des affaires qui marchent pour les commerçants locaux, des récoltes abondantes pour les agriculteurs et surtout les viticulteurs, durement éprouvés. Comme on le voit, les préoccupations sont d’abord locales. Le reste parait loin. La situation internationale n’inquiète pas plus que cela. On fait confiance aux gouvernements et à l’armée, qu’on sait forte, pour nous tirer de toutes les misères possibles et imaginables. La crise des Balkans a été bien maitrisée. C’est plutôt bon signe.
Nous voilà au début d’une nouvelle année. C’est le temps des réductions de prix chez les commerçants. Autant profiter des occasions offertes par l’ Inventur Ausverkauf, les Saison Rückstände ou le Saison Ausverkauf. L’occasion de se refaire une petite santé aussi bien financière que physique après les abus des fête de fin d’année. C’est qu’on s’est laissé un peu aller. Mais l’offre était tellement tentante notamment gastronomique.
A tout seigneur, tout honneur, à la boisson d’abord. Au champagne évidemment, français de préférence, même si on le classe sous les Schaumweine, les vins mousseux. Chez Knopf, grand magasin ouvert en 1913, à l’entrée de la rue des clefs, Moët et Chandon, Mercier, Leo Chandon sont bien représentés comme les vins rouges avec les Bordeaux : Médoc, Fronsac et Saint-Julien. En Bordeaux blanc, le Haut-Sauterne connait les honneurs. Les vins du sud restent prisés : Malaga, Porto, Madère et Cherry. Les bouteilles alsaciennes sont évidemment présentes sur les tables locales : vins d’Ammerschwihr, Turckheimer Brand et Kitterlé de Guebwiller. Les vins allemands ne passent pas inaperçus, notamment ceux de la firme … Eckel ! Le punch est en vogue. Le « vin chaud », en français dans le texte allemand, aussi. On les trouve en grande quantité chez Ernest Lorenz, à l’angle de la rue des Juifs et de la rue des Augustins. Est-ce parce que le vin est la boisson des fêtes que la bière se sente obligée de faire un peu de publicité ? En tous les cas, le Münchener Löwenbräu fait savoir par des encarts publicitaires réguliers que sa bière, « direkt vom Fass », est abondamment disponible au restaurant du Luxhof, près de Saint-Martin.
On a beaucoup bu durant ces fêtes. On a pas mal ripaillé aussi. L’avantage d’avoir été une ancienne province française se fait incontestablement sentir. On trouve chez Paul Deckherr, au 14 de la rue Stanislas, de succulentes terrines de foie gras avec des truffes du Périgord, et chez Bauer, le poissonnier de la rue des Clefs, des huitres et des moules, du thon et des crevettes, des maquereaux et des sardines à l’huile. Du caviar aussi à tous les prix. Mais on y trouve également, appartenance germanique oblige, des harengs et des Rollmops venant de la mer baltique et des filets de harengs saurs. Dans les boucheries de la ville, du jambon de Westphalie, de la Mettwurst du Brunswick et de la très prussienne Geräuchte Pommersche Ganzerollbrüste. Du jambon aux noix, des oies farcies et des poulardes venant de Hongrie pour la plupart. La maison Knopf, toujours bien attentionnée à l’égard du consommateur, n’omet pas de mentionner qu’il n’y a pas de volaille russe. Serait-elle à ce point immangeables ?
Kaisergeburtstag
Le 27 janvier, c’est l’anniversaire de l’empereur. C’est la fête dans tout l’Empire allemand. Du plus reculé des villages à la prestigieuse capitale Berlin, de Colmar à Koenigsberg. Comme d’habitude, on fête déjà la veille, le 26 janvier où commencent les cérémonies. En général, par un défilé avec la musique de la garnison qui se répand en ville. De la route de Wintzenheim, où sont les casernes, jusqu’à la place Rapp où s’arrête le « Zapfenstreich ». On n’ a pas omis de s’arrêter, sur le chemin, rue Hohenlohe (Avenue Foch aujourd’hui) où il y a quelques rares maisons dont celle du baron Theodor von Watter, commandant de division, général de corps d’armée, le plus haut gradé en résidence à Colmar. On lui rend un hommage musical. La foule s’est rassemblée place Rapp. Elle s’attend, elle aussi, à un petit concert comme chaque année. Elle n’en aura pas et marque son désappointement. Une question d’horaire parait-il et un programme chargé pour la musique militaire, le lendemain. La foule n’entendra pas cette année le choral « Ich bete an die Macht der Liebe » par lequel démarre habituellement le concert. Par contre, à quelques mètres de là, les associations d’anciens combattants qui se réunissent aux Catherinettes portent un toast à l’empereur par un triple hurrah et entendent religieusement son hymne « Heil dir im Siegerkranz » ( Salut à toi dans la couronne de victoire, ô souverain de la patrie ! Salut à toi, ô Empereur ! ). Le baron de Watter se fait un plaisir de rappeler combien le principe même de la monarchie, l’attachement au roi ou à l’empereur est constitutif de l’identité germanique. Et de célébrer la «Kamaradschaft» entre vétérans ici présents et jeunes recrues également invitées.
Le lendemain, c’est encore plus festif. L’aubade est donnée du haut de la plate-forme de Saint-Martin. Et pour la première fois aussi, c’est l’artillerie qui réveille les Colmariens par quelques coups de canon. La matinée est rythmée par les cérémonies religieuses et le défilé des troupes place Rapp, bien suivi comme d’habitude par les Colmariens qui ne se lassent pas des « parades ». Le défilé s’achève par un triple « Hoch » à l’Empereur. Au loin, on entend le bruit du canon : 101 coups de canon, pour être précis, donnés par un temps froid et humide. C’est déjà l’heure du banquet : l’officiel, aux Catherinettes, celui des associations militaires, à la Maison des Têtes. Le président du Bezirk ( département) von Puttkammer, le baron von Watter, le maire Blumenthal sont au banquet officiel. Il porteront une nouvelle fois des toasts à l’empereur et entonneront son hymne. L’hôtelier Richert qui vient d’ouvrir il y a quelques jours, le restaurant du Théâtre, a préparé le repas. Il a régalé ses hôtes d’un consommé baptisé princesse, d’un turbot « à la manière impériale », d’une pièce de marcassin, d’une timbale de foie gras et d’une poularde bruxelloise. Le dessert était composé d’une « bombe d’ananas », de compote, de génoises et de fruits. Chacun avait droit à une demi-bouteille de vin blanc d’Ammerschwihr.
Même les écoliers sont à la fête. Il est vrai qu’ils ont eux aussi dû écouter dans leur salle de classe les discours concernant l’empereur et la grandeur du Kaiserreich. Pour récompense, il ont eu droit au petit pain de l’empereur, le Kaiserwecke, qu’ils ont dévoré à belles dents. Les grands, au lycée, non pas participé aux festivités. Le chauffage était défectueux. Il y faisait tellement froid qu’on a dû les renvoyer chez eux. Au théâtre de la ville, exceptionnellement pour l’occasion, on donne « Minna von Barnelm oder das Soldatenglück » de Lessing (1767), un classique du patrimoine littéraire germanique. En ce mois de janvier 1914, on a mis, du côté des officiels, les petits plats dans les grands pour célébrer l’empereur et montrer le lien profond qui le lie à ses sujets colmariens. Ceux-ci s’en sont ils vraiment aperçus ?
Le carnaval des bistros
A chaque mois quasiment sa fête. Février est traditionnellement le mois du carnaval. Celui-ci, au grand désappointement de la presse et de quelques Colmariens qui voyagent en Allemagne, est rarement dans la rue. Ce sont les restaurants qui l’accaparent et qui multiplient les manifestations. Quel est le restaurant local qui n’a pas son repas de carnaval, sa musique et ses bals ? Ils rivalisent tous d’ingéniosité pour attirer le client et reconnaissent volontiers que carnaval est une excellente affaire financière. Au restaurant du Musée, chez Léon Fulgraff, on donne un concert tous les après-midi à partir de 15h, on soigne la carte de menu et l’on vous réserve même de petites tables selon vos désirs, Au Schützenhof, rue du Tir, ce dimanche et mardi gras, on vous offre à partir de 18h04 ( à chacun son horaire de carnaval), moyennant un droit d’entrée de 50 pfennigs, un grand bal masqué et une Kappesitzung. A l’Hôtel des Deux Clefs, le bal est historique de même que le souper à minuit pour deux marks. Mais le clou du carnaval, cette année, est la fête japonaise dans la grande salle des Catherinettes, décorée aux couleurs du pays du soleil levant, avec un mer de fleurs de cerisiers, un immense bouddha de 5 m de haut, des lampions et fanions, des danses et productions gymniques japonaises et une invitation aux Colmariens d’y venir nombreux et de se déguiser comme il se doit …en costume japonais !
Et voilà que court l’incroyable nouvelle, Colmar va devenir la capitale du Reichsland, détrônant ainsi Strasbourg qui avait pourtant investi des sommes colossales pour s’agrandir avec la Neustadt qui lui donnait – même les Colmariens étaient prêts à l’admettre – des airs de véritable capitale. Mais lire dans la presse que Colmar pouvait le devenir, c’était probablement vrai « puisque c’était dans le journal » et selon le vieil adage, il n’y avait pas de fumée sans feu. Colmar als Hauptstadt von Elsass-Lothringen !Nous sommes bien mardi 24 février, jour de mardi gras, dernier jour du carnaval de 1914 !
Pour un morceau de sucre !
On aime rire à Colmar mais on ne peut rire de tout. Jean-Jacques Waltz, alias Hansi, vient de l’apprendre à ses dépens. Voilà qu’il repasse devant le tribunal à Colmar une troisième fois, ayant déjà eu ce triste honneur en 1909 et en mai 1913. L’affaire est sérieuse aujourd’hui même si le prétexte paraît futile : un morceau de sucre brûlé pour désinfecter l’air ( allemand? ) ! Au-delà de l’incident dont les détails sont abondamment narrés dans la presse, c’est une attitude négative plus générale, anti-allemande qui est stigmatisée. L’auteur ne vient-il pas de publier à Paris, un ouvrage particulièrement germanophobe qui recueille tous les suffrages : Mon Village ? C’est un vrai succès d’édition. A la veille de Noël 1913, 35 000 exemplaires ont été publiés de l’autre côté des Vosges. En janvier, après les fêtes, 5000 nouveaux livres ont trouvé preneur. Il a beau être interdit dans le Reichsland, l’ouvrage est connu et son succès agace les autorités allemandes.
Le procès n’augure rien de bon. On tient à nouveau Hansi dans les rets de la justice, on ne va pas le louper. L’histoire est risible et ne devrait guère prêter à conséquence mais on ne badine plus avec l’anti-germanisme primaire et après l’affaire de Saverne encore moins avec l’image des militaires du Kaiserreich. Le 18 janvier dernier, Hansi à la sortie du théâtre, est venu s’attabler dans son restaurant familier, Le Central, avec quelques connaissances. La salle est bien remplie, c’est le rendez-vous des Colmariens et des Allemands également, des officiers notamment. D’ailleurs, ce soir-là, de jeunes officiers allemands sont présents. Ils sont installés à quelques tables de celle de Hansi. Quand ils quittent le restaurant, Hansi se lève et farceur comme souvent s’en vient brûler un morceau de sucre au-dessus de leur chaise « pour purifier l’air ». On rigole et on passe à autre chose. Mais Thérèse, la jeune serveuse d’origine badoise, n’a pas apprécié. Elle va se plaindre auprès du tenancier du restaurant et auprès de deux jeunes aspirants allemands également présents dans la salle. L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais elle va se muer en procès.
Quand celui-ci se déroule le 26 mars, Hansi n’est pas à l’aise. Il sent bien qu’on va lui faire payer « l’ensemble de son oeuvre ». Personne n’a rien vu mais tous se réfèrent à la déposition de la jeune serveuse. Waltz et son avocat ont beau plaider qu’il n’y avait pas une once d’intention diffamatoire dans ce geste mais une simple allusion à purifier l’air alsacien de la fameuse affaire de Saverne qui, au moment des faits, empoisonnait l’atmosphère. Le procureur n’est guère convaincu, il requiert six mois de prison : Hansi est un récidiviste. Il est finalement condamné à trois mois de prison ferme. Le sourire se fige, l’étau se resserre…
En serait-il de même pour le maire Daniel Blumenthal ? Les élections approchent. Il va se représenter et espère bien être réélu. Il fait, en tout cas, tout ce qu’il faut pour l’être. Lui qui a la réputation d’être plutôt près de ses sous surprend tout le monde en renonçant à ses indemnités de maire. La mesure est immédiate pour bien montrer qu’il ne s’agit pas là d’une vaine promesse électorale. La commission des finances vient d’être saisie et a accepté la décision du maire qui semble désireux d’éponger le déficit de la ville. Bien sûr, son salaire est une goutte d’eau mais son geste est destiné à marquer les esprits. Car monsieur le maire ne se contente pas d’annoncer la couleur, il s’engage même à rembourser ses indemnités passées. Là, les choses changent. La somme devient coquette. N’est-il pas maire depuis 1905. Sa subite générosité étonne. Voudrait-il se racheter une conduite ce maire anticlérical qui avec beaucoup d’habilité politique se rabibocha avec les catholiques pour gagner les élections de 1908 et fâcha les pangermanistes quand, la même année, il reçut assez froidement l’Empereur Guillaume II en visite dans la région. Bref, il est loin de faire l’unanimité dans sa bonne ville de Colmar et il lui faut trouver des idées originales et spectaculaires pour conserver le pouvoir. L’annonce suscite de nombreux commentaires et se dégonfle le lendemain quand il apparaît que le journal local l’Elsaesser Tagblatt avait réussi une belle blague de …1er avril !
Célébrations pascales
Pâques a fini par arriver. Tout concourt à la célébration pascale religieuse ou profane. C’est le printemps et l’atmosphère est au dépaysement. L’invitation au voyage est permanente. L’administration impériale des chemins de fer n’est pas la dernière à se mobiliser et à informer son aimable clientèle de tous les efforts qu’elle consent pour ce week-end exceptionnel. Les lignes vers Strasbourg sont renforcées de même que celles de Colmar à Metzeral via Munster. A Pâques, on va se balader sur les hauteurs comme dans la capitale du Reichsland. Les horaires sont aménagés : on peut y aller tôt et on peut rentrer tard. On n’a jamais eu autant de liaisons.
Si vous n’aimez pas le train et la promiscuité qui l’accompagne rien ne vaut les taxis qui eux aussi organisent des excursions de Pâques. Les Oster-Ausflüge ont leurs adeptes. Il suffit de faire, au téléphone, le 3003 et vous avez Auto-Taxi-Co au bout de fil qui s’adaptera avec empressement à votre demande. Les Colmariens aiment ces jours-là également monter aux Trois-Epis. L’excursion reste toujours aussi prisée. C’est le lundi de Pâques qu’on aime à s’y rendre et les trains spéciaux y sont nombreux. A partir de Turckheim, le train se rend cinq fois dans la journée au lieu de pèlerinage. De quoi satisfaire tous les excursionnistes. Quant aux autres, moins tentés par les voyages, il leur reste la promenade dominicale dans les forêts aux alentours, vers le Neuland notamment.
Mais Pâques c’est d’abord la fête religieuse. Les occasions de pratiquer sont nombreuses. Les catholiques se retrouvent dans les deux paroisses de la ville, à Saint-Martin et à Saint-Joseph à 9H 30 pour la messe solennelle avec sermon ( Hochamt mit Predigt). Les lève-tôt assistent à la Stillmesse dès 6H du matin. Aucun n’échappera aux vêpres de l’après-midi, à14h30 à Saint-Joseph, une heure plus tard à Saint-Martin. Une prédication en langue française est même prévue à la collégiale à 16h le Lundi de Pâques. A noter que les messes pour les jeunes et pour la congrégation des jeunes gens ont lieu à l’église des dominicains.
Les cultes protestants ne sont pas en reste. A l’ancienne église des franciscains, au culte officiel de 9h du dimanche de Pâques s’ajoute, dès 11 heures, un culte français animé par le pasteur Jaeglé. La communauté protestante militaire, particulièrement nombreuse en ville, se partage entre un culte, Grand’ rue et un autre à l’hôpital militaire. La communauté évangélique se retrouve rue de l’Est dans la Friedenskirche, les baptistes, rue Stanislas et les méthodistes, rue de la Sinn.
Puis, on se retrouve, comme chaque année, autour d’une bonne table, familiale essentiellement. Pour ceux qui ont les moyens, les restaurants ne manquent pas. L’hôtel des Deux Clés propose un menu alléchant ce dimanche de la Résurrection : potage argenté, truites de la Forêt-Noire, sauce mousseline, pommes nouvelles, chateaubriand garni, sauce bordelaise, tomates farcies à la française, poularde rôtie, pâtisserie, fruits et desserts. Les vins seront souvent français. que serait Pâques sans les lièvres et les oeufs en chocolat ? Heinrich Denecke, rue Vauban, en fournit d’excellents. Des lièvres en caramel à 0,80 marks et d’autres en chocolat, à 1 mark 20 les 500 grammes et des oeufs au prix les plus divers. Pâques 1914 n’aura pas dérogé à la tradition.
Viendra, viendra pas l’auguste empereur ?
On est à peine remis des festivités de Pâques que déjà on songe à accueillir l’empereur. On avait lu dans la presse, il a quelque temps, que vers la mi-mai Colmar devait recevoir la visite de l’empereur. Non pas une visite entièrement consacrée à notre ville, qui le méritait incontestablement- elle avait accueilli depuis le XIIIe siècle tant de têtes couronnées- mais quelques instants de présence dans l’agenda de l’Empereur dont on savait qu’il assistait à des manoeuvres militaires dans la région. On avait fini par en savoir davantage. Finalement, il n’y aura pas de visite officielle. L’empereur, par contre, participera à des exercices militaires le 8 mai. Le terrain de manoeuvre est à proximité. Il se situe dans un périmètre entre Turckheim, Kaysersberg et Orbey. Guillaume II se rendra sur place après avoir pris le train venant de Karlsruhe. C’est en gare de Colmar qu’il débarquera pour se rendre en voiture sur les lieux d’exercice. Comme d’habitude quand il est dans la région, il ira faire un tour dans son château, là-haut au Haut-Koenigsbourg, qui domine la plaine, et qui est restauré depuis 1908. L’empereur continue à avoir un faible pour un château qui lui doit beaucoup ainsi qu’à son architecte Bodo Ebhardt. Cette fois-ci, il ira y boire le thé tout de suite après les manoeuvres et passera par les communes de Bennwihr, Mittelwihr, Ribeauvillé, Bergheim et Saint-Hippolyte. Les garnisons de Colmar et de Neuf-Brisach participeront à l’exercice. Elles sont censées connaitre le terrain. Ces manoeuvres ne s’improvisent pas. Cela fait quelques jours qu’on observe dans le ciel la présence de quelques avions qui s’entraînent eux aussi. On en a repéré un sur les hauteurs des lacs blanc et noir et du Hohneck. Un biplan à en croire un fin observateur. Autre signe visible toujours annonciateur d’une visite de marque : le nombre de rouleaux compresseurs sur les routes du coin. Elle s’affairent pour remettre les chaussées en bon état. Plus le visiteur est important, plus ces machines sont nombreuses. En l’occurrence, elle furent particulièrement nombreuses peu avant le 8 mai.
Finalement, Il n’aura fait qu’une brève halte en gare de Colmar, l’empereur Guillaume II avant de se rendre sur le terrain de manoeuvre dans les Vosges mais suffisamment de bruit pour que son voyage laisse quelques traces. C’est en train, venant de Karlsruhe qu’il est arrivé en gare de Colmar avant de se rendre à Turckheim le vendredi 8 mai. La veille, les automobiles impériales avaient été acheminées au garage Louis Wiederkehr, rue Stanislas, où elles furent gardées par quelques soldats. Aisément reconnaissables par leur couleur jaune, elles avaient attiré les badauds tout comme les innombrables véhicules militaires de couleur grise qui les avaient accompagnés. Colmar était en pleine effervescence et les casernes locales voyaient affluer une foule de militaires en route pour le champ de manoeuvre. Le régiment d’artillerie de Neuf-Brisach avait ainsi traversé la ville en grande pompe. L’artillerie et la cavalerie se croisaient dans les casernes et dans la ville grouillante de militaires. La veille au soir, le général von Deimling, commandant le 15e corps d’armée, s’était installé à l’hôtel Terminus pour y rencontrer les attachés militaires de l’Empereur. De nombreux Colmariens s’étaient rendus très tôt le matin sur le pont de chemin de fer pour glaner quelques miettes de l’arrivée du train impérial. A 9h 20, le train, venant de Strasbourg, entra lentement en gare de Colmar. Il s’arrêta 10 minutes sur le quai n°3 avant de repartir pour Turckheim. Les Colmariens furent pour leur frais. Ils n’avaient même pas aperçu la silhouette de l’Empereur. A 9h 40, le train arriva à destination en gare de Turckheim où l’empereur, avant de prendre la voiture officielle, fut salué par les autorités militaires, civiles et politiques avec à leur tête le général von Deimling et le Bezirkspräsident von Puttkammer. L’empereur avait, selon les témoins, bonne mine, quoique l’air sévère. La foule particulièrement nombreuse à Turckheim pavoisée put voir l’impressionnant cortège de voiture prendre la route des Trois-Epis. Elle put ainsi compter que les voitures étaient au nombre d’onze. Désormais vide, le train impérial s’en revint à Colmar où les badauds déçus rentraient chez eux. C’est à ce moment, vers 10h du matin, que vrombrirent les moteurs des nombreux avions militaires qui survolèrent Colmar pour se rendre sur le terrain d’exercice pour lequel l’Empereur s’était déplacé.
Coeur de cible
Mais un événement chasse l’autre. Colmar prépare fébrilement un grand concours de tir, le Schützenfest pour le 25e anniversaire du Schützenverein local. La manifestation qui s’étendra sur deux week-ends a une ambition régionale. On veut attirer du monde, on veut montrer une image séduisante de Colmar. On a même sollicité l’ancien Statthalter, von Wedel désormais à Berlin pour le premier prix, une colonne de marbre surmontée d’une statue. Pourvu qu’il fasse beau. Le Schützenfest ou concours de tir devait être la manifestation colmarienne de l’année. Le grand rendez-vous était prévu le dimanche 17 mai et devait se poursuivre les 21 et 24 mai encore. Il était ouvert à tous les champions de la région. Après avoir longtemps hésité, on avait choisi comme lieu de festivité les prés de la route de Wintzenheim, à côté du terrain de tennis, non loin de la caserne d’infanterie. L’endroit était idéal et desservi, de surcroit, par la ligne du tramway colmarien. En réalité, ce n’étaient pas les champs de tir qui nécessitaient autant de place mais toutes les installations d’animation qui entouraient les épreuves. On avait prévu, pour faire de l’événement une vraie fête populaire, d’y installer une immense tente pouvant contenir 2000 personnes. C’est tout simplement une fête munichoise (Bayerisches Mai-Fest) qu’on proposait aux Colmariens, une fête de la bière avec orchestres et personnel en costume folklorique. Pour l’occasion, on avait loué les services de l’orchestre bavarois Oberlandler Kapelle dirigé par Maxl Hinsky dont on vantait l’immense talent. Engagé pendant une semaine, l’orchestre se produisait trois fois quotidiennement, le matin pour le Frühschoppe, l’après-midi et le soir où les Colmariens étaient invités à déguster les spécialités bavaroises, saucisses et bières. Trente accortes serveuses munichoises avaient fait le déplacement.. Quand le 17 mai, les festivités ouvrirent, il plut à verse. Une foule innombrable se pressa sur la Feldwiese pour y rejoindre la grande tente. A aucun prix, elle n’aurait voulu rater la grande fête bavaroise à Colmar. Pour s’amuser tout une partie du Kaisereich était prêt à en témoigner, il n’y a que les Bavarois ! Les habitants du Reichsland Elsass-Lothringen, pour leur part, en étaient convaincus depuis longtemps.
La culture populaire était incontestablement germanique, les pratiques culturelles bavaroises, dans le Reichsland comme dans d’autres régions allemandes, avaient pris possession des lieux. Comment ne pouvait-elle ne pas plaire aux Alsaciens ? Elle n’avait rien d’idéologiquement pervers et ne répondait pas au dessein sournois d’une germanisation des esprits version prussienne avide d’extirper ce qui pouvait être français par exemple. Non, la bonne humeur bavaroise, champêtre, pacifique et de plein air, nourrie de musique populaire, de chants, de danse, de bière et de saucisses, pouvait naturellement parler aux Alsaciens. Il s’établissait dans ce contact une connivence de « méridionaux allemands », idéologiquement conservateurs et spirituellement, pour la majorité, catholiques, volontiers frondeurs et définitivement étrangers au rigorisme, froideur et caporalisme prussien. Les vétérans alsaciens qui avaient servi dans l’armée bavaroise n’avaient pas rencontré tout à fait les mêmes Allemands que ceux qui sévissaient dans les corps d’armée prussiens.
Et ils parlent comme ils l’entendent
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, les Colmariens continuaient, surtout en 1914, dans les usines, les champs et la vigne, et surtout « à la maison » de parler ce qu’ils connaissaient le mieux, c’est-à-dire le dialecte alsacien. L’Allemand était bien sûr la langue officielle, celle de l’école, de l’administration, de l’église, celle du prêche dominical, fût-il catholique ou protestant, et des journaux. Celui du chant également, une pratique largement répandue, parce que les instituteurs, issus des écoles normales , l’enseignaient et que les chorales étaient nombreuses en Alsace en général, Colmar ne dérogeant pas à la règle. Voulait-on chanter, et on aimait chanter, on avait le choix entre le Gesangverein Männerchor, le Männergesangverein « Concordia », l’Arbeiter Gesangverein Alsatia, le Gesangverein der Lehrer und Lehrerinnen Colmars, le Kirchengesangverein « Cäcilia » (catholique), l’Evangelischer Kirchegesangverein (protestant) et le Gesangverein Frohsinn.
On peut parler français à Colmar même si c’est une pratique minoritaire. On peut l’entendre aussi à travers des cycles de conférences. Durant l’hiver, une dame Thomat a organisé une série de causeries sur l’Alsace dans les Belles lettres françaises. Elle a touché beaucoup de monde. Elle a même réussi, sans être inquiétée, à parler de Colette Baudoche de Maurice Barrès et des Exilés de Paul Acker à l’indéniable tonalité francophile. Il existe en ville, un comité pour les conférences en langue française. Il lui est arrivé d’inviter un ancien ministre de la IIIe république, André Lebon, pour évoquer Le Testament politique de Richelieu. Le comité sait aussi puiser dans la réserve des conférenciers suisses de langue française qui ne se font pas prier pour venir à Colmar. C’est ainsi qu’un professeur de Neufchâtel vint parler aux Colmariens de « La bonté de Voltaire ». Ce n’était pas tout à fait le souvenir que les Colmariens avaient gardé du séjour de l’illustre philosophe dans notre ville.
Tant que les sujets ne sont pas politiques, l’administration allemande se montre ouverte. Gare aux dérives cependant. Hansi a mauvaise presse, c’est le moins que l’on puisse dire. En février, son ouvrage Mon village, ceux qui n’oublient pas, qui connait un grand succès à Paris, est interdit dans tout le Reichsland. A la même période, la pièce en dialecte d’Henri Lallemand, Dr’ 14 juillet connait le même sort. L’ Elsaesser Tagblatt la trouve trop anti-allemande : « dans l’esprit de Hansi « peut-on lire.
A l’église protestante, tous les dimanches on peut assister à un culte en langue française. Le lundi de Pâques, une messe en français a été dite à Saint-Martin. Enfin, Colmar dispose toujours de son journal en langue française, celui de l’abbé Wetterlé, autrefois le Journal de Colmar, créé en 1894, devenu le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine en 1908. Le théâtre municipal présente régulièrement des pièces en langue française. En mars, la pièce de Victorien Sardou, Madame sans gêne, créé à Paris en 1893, a connu auprès de la population colmarienne un vif succès. Des pièces de boulevard, dans le cadre de tournées en province, sont régulièrement à l’affiche.
Pour tous les goûts
En réalité, il y en a pour tous les goûts. L’offre culturelle surabonde. Le programme du théâtre municipal, en saison, est impressionnant : concerts de musique classique, pièces du répertoire, opéras, théâtre dialectal se succèdent. L’offre cinématographique n’est pas moindre. Il se répartit entre le Central Cinema, route de Rouffach, le Schützenhof, rue du Tir, Le Wallhalla Lichtschauspiel ( Eden actuel) et le Weltkino au 9 rue des Clefs. On a ses préférences et on suit ses premières étoiles, patagé entre cinéma français et cinéma allemand, entre la troublante danoise Asta Nielsen et l’élégante « reine du cinéma français Suzanne Grandais ». Colmar dispose aussi de son cabaret populaire le Bratwurstglöckle, à l’angle de la rue de la gare, qui accueille tous les quinze jours des animations venues parfois de loin, de Saxe par exemple, avec ses « soubrettes « (en français dans le programme allemand), ses humoristes, ses magiciens, ses chansonniers. Les spectacles de café concert plaisent. Ils brassent des gens de toutes conditions : militaires en permission, célibataires en perdition, lycéens en rupture et quelques notables encanaillés qui y boivent de la bière le plus souvent et qui fument des cigarettes Puck, fabriquées à Dresde chez Georg Jamatzi qui est alors le premier fabricant de cigarettes du Kaiserreich.
Alors, insouciante Colmar en ce premier semestre 1914 ? Pas davantage qu’hier. Ses habitants vaquent à leurs occupations comme le font tous les citoyens de l’Empire de Guillaume II. Qu’on ne s’y trompe pas, ils ne s’occupent pas que de choses futiles. Ils viennent, en mai, de renvoyer leur maire, Daniel Blumenthal, à ses chères études.
Des projets pleins la tête
Non, les Colmariens ont des projets, une grande fête artisanale prévue en 1915, le souci de continuer à s’embellir pour attirer les touristes. L’association locale de tourisme vient de s’émanciper de la tutelle strasbourgeoise. Elle a enfin son autonomie. Présidée par Charles Koenig, elle entend réussir la saison 1914. Lors de son assemblée générale, en février, au Café du Champ de Mars, elle a fait état de ses résultats pour 1913. 1394 demandes ont été enregistrées auprès de ses bénévoles. Plus de 1300 se renseignaient sur une destination à l’intérieur du Kaiserreich, 98 avaient des velléités de voyager à l’étranger. Le puissant syndicat des hôteliers restaurateurs des Hautes Vosges auquel adhèrent les hotels et restaurants colmariens n’est pas en reste. Il arrêté en début d’année les grandes lignes de sa promotion touristique pour 1914 en prévoyant l’impression de 10 000 dépliants, la publication d’un livre d’art sur la région, un calendrier des plus belles photographies dans les Vosges, une série de publications littéraires et de récits de voyage sur l’Alsace. On s’attend à une belle année touristique en Alsace pour 1914. On n’a pas lésiné sur les moyens.
Un dimanche ordinaire
Ce dimanche 28 juin 1914, il fait beau. Enfin ! Mai et juin ont été médiocres. Plus gris qu’ensoleillés et froids pour la saison. C’est l’occasion de faire un saut dans les Vosges. La section de plein air de la confrérie des jeunes gens catholiques de Saint-Martin organise sa sixième sortie annuelle qui l’amènera de Munster, où elle se rend en train, au Kahlenwasen, Rothbrunn, Ilienkopf et Metzeral. Mais la majorité des Colmariens restera en ville et fera sa promenade dominicale au Neuland et à l’alentour. Un certain nombre assistera au concert du Champ de Mars à 21h où se produit la fanfare Bresch, un de nos ensembles les plus populaires. Les mélomanes décidément sont gâtés en cette fin du mois de juin. Ils auront, mardi le 30, au café du Champ de Mars, l’occasion unique d’applaudir le grand virtuose Serafin Alschausky « qui est au trombone ce que Caruso est au chant ». C’est la musique du 171e régiment d’infanterie qui l’accompagnera pour ce qui sera un des grands moments musicaux de l’année.
Nos sportifs, eux, s’exporteront ce dimanche 28. Les gymnastes de la Columbaria 1863 iront se produire à Guebwiller tout comme les cyclistes du Radverein Columbaria. Il arrive qu’on ne chôme pas, même un dimanche. Le Gartenbauverein du département tiendra son assemblée générale au restaurant de la Ville de Reims, à l’angle de la rue du Nord et de la rue Rapp. Elle sera présidée par le Colmarien Charles Koenig et attirera du monde comme chaque année. Le parti catholique du Zentrum se retrouvera, en début d’après-midi, au presbytère de l’église Saint-Joseph après la calamiteuse campagne des élections municipales. La défaite du maire sortant Blumenthal a laissé des traces et a entraîné le parti catholique, son allié, dans la chute. Tiens, voilà qu’on reparle de Hansi qui doit être jugé par le tribunal impérial. Le jugement vient d’être reporté au 3 juillet. Jean-Jacques Waltz n’a pas que des amis à Colmar, mais enfin on le plaint, c’est un enfant de la ville après tout.
Mais il fait beau et rien n’empêchera les Colmariens de profiter de cette belle journée. Là-bas, dans les Balkans, dans la lointaine Bosnie-Herzégovine, le soleil s’est levé. La journée s’annonce sous les meilleurs auspices, elle aussi. Rehaussée, en outre, par la visite de l’archiduc François-Ferdinand, prince héritier de l’empire austro-hongrois et de son épouse Sophie Chotek, duchesse de Hohenberg…
L’attentat de Sarajevo, c’est à diren l’assassinat du prince héritier et de son épouse occupe la première page des journaux pendant trois jours. En milieu de semaine, il s’efface progressivement de la première page. Il ne disparaît pas de l’actualité, mais ne l’encombre pas non plus. La Bosnie, c’est loin, et on peut faire confiance à l’immense et expérimenté empire austro-hongrois, qui en a vu d’autres, pour mater quelques Serbes mal embouchés. Ce moment tragique est une péripétie de plus dans l’histoire de ce vaste monde et cette occurrence sera bientôt remplacée par une autre. Le procès de l’épouse du ministre Caillaux, par exemple, qui a assassiné en début d’année Calmette le directeur du Figaro qui passe aux Assises à Paris. Elle fera souvent la première page des journaux,y compris de ceux du Kaiserreich, à la fois horrifié et fasciné par les moeurs parisiennes.
A Colmar , on a pour l’heure d’autres chats à fouetter : des soldes à courir, un maire professionnel à recruter, un immense bâtiment à inaugurer, celui de la Caisse d’Epargne, rue Bruat. Une banque pour capitale, symbole à peine voilé d’une opulence un tantinet ostentatoire : l’édifice n’est-il pas trop grand et sa décoration intérieure un peu trop luxueuse ? On a surtout à clouer le bec à une certaine comtesse Rittenberg qui a osé, dans une revue touristique allemande, écrire que Colmar était une ville ringarde où l’on s’habillait mal, où les magasins ne méritaient pas le nom de magasins comme on les trouve dans les villes allemandes d’importance. On n’allait quand même pas se laisser gâcher le bel été qui s’annonce. Il restait quelques jours aux particuliers pour s’inscrire au café italien de la Grand Rue, pour le concours de fleurissement des balcons, fenêtres et terrasses, un concours de plus en plus prisé. Colmar devenait de plus en plus belle, de plus en plus coquette, de plus en plus attractive pour les touristes qu’on espérait nombreux. On en était persuadé : Tous les Colmariens allaient en profiter.
On n’avait nullement l’intention de se laisser démonter, même pas et surtout pas par la condamnation de Hansi à un an de forteresse par la Cour Impériale de Leipzig. On avait suivi sa fuite rocambolesque en France. C’est encore ce qui pouvait arriver de mieux. On s’était débarrassé d’un fauteur de troubles à bon compte. Son anti-germanisme virulent pouvait attirer des ennuis à la ville qui, prudente comme d’habitude, se dota d’un maire professionnel, un allemand, un Alt deutscher, natif de Hesse, Friedrich Dieffenthal.
Nous sommes le 28 juillet, à Colmar tout est pour le mieux dans le ( presque) meilleur des mondes. Ce 28 juillet, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Cinq jours plus tard, le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. C’est la fin brutale d’un très prometteur et bel été 1914 que personne n’avait vu venir, même pas madame de Thèbes, l’astrologue parisienne d’habitude si clairvoyante.
Sources
Journal Elsaesser Tagblatt, octobre 1913-juin 1914
Journal Elsaesser Kurier, octobre 1913-juin 1914
Adressbuch der Stadt Colmar 1914-1915
Gabriel Braeuner, Veille de guerre à Colmar, chronique hebdomadaire parue dans les DNA de Colmar au premier semestre 2014.
Gabriel Braeuner, in Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie de Colmar 2015