Optimiste et pleine de projets : Sélestat en juillet 1914

IMG_2131

Il fait beau ce dimanche 28 juin1914 à Sélestat. L’été semble enfin vouloir se montrer. Mai et juin ont été calamiteux. Plus gris qu’ensoleillés et froids pour la saison. Autant en profiter pour participer aujourd’hui au Gartenkonzert de la chorale d’homme de l’Harmonie locale qui donnera son concert d’été dans les jardins du Bahnhofshotel à partir de 16 heures. Ce sera l’occasion de prendre connaissance des nouveaux travaux réalisés à la gare qui vont enfin doter la ville d’un établissement vraiment moderne. Avec un lieu de restauration et un hall d’accueil suffisamment vaste pour recevoir les voyageurs dans les meilleures conditions. Même le parvis a été remanié. Il invite désormais le visiteur à pousser plus loin pour découvrir la ville. Les abords des deux établissements de la place, l’Hôtel Braun et l’Hôtel Hertrich – Bahnhofshotel – ont été également nettoyés et débarrassés des palissades hideuses qui enlaidissaient la rue.

Ambiance estivale

Ce dimanche, les membres de la classe 1864 se retrouveront au restaurant Zur goldene Traube chez leur ami Biehler, un membre de la classe pour fêter leurs 50 ans. Ils sont vingt-deux à participer aux réjouissances. Elles débuteront par une messe à 10 heures 30 à l’église Sainte-Foy, puis se poursuivront avec un apéritif, le Frühschoppen, au restaurant de la ville de Strasbourg pour se terminer, comme il se doit, par de conviviales et roboratives agapes.

L’ambiance est aux vacances. Il suffit de voir dans la presse la liste des trains spéciaux en direction de Heidelberg, de la Rhénanie et même du Nord de l’Allemagne peu connue des Alsaciens. Les cinéphiles profiteront du dimanche pour assister à la Ville de Lyon ( à l’emplacement de l’actuelle librairie Wachenheim ), qui fait office de cinéma, à la projection du film Wo ist Coletti ? Une histoire de détective à côté duquel Sherlok Holmes passe, à en croire la « réclame » du film, pour un enfant de choeur. Le temps n’est pas à la morosité. Nous sommes à la veille des soldes. Il y aura comme chaque année, d’excellentes affaires. Le magasin de confection Viktor Kurtz est déjà prêt et inonde le journal local du Schlettstatter Volksblatt de ses annonces publicitaires.

Sarajevo

Ce dimanche 28 juin est un dimanche de début d’été comme un autre, tout juste ensoleillé, ce dont personne ne se plaindra. Rien n’empêchera les Sélestadiens de profiter  de cette belle journée.  Là-bas dans les Balkans, dans la lointaine Bosnie, la journée aussi s’annonce sous les meilleurs auspices. Rehaussée, en outre, par la visite de l’Archiduc François-Ferdinand, prince héritier de l’Empire austro-hongrois et de son épouse Sophie Chotek, duchesse de Hohenberg …

C’est le lendemain seulement que Sélestat prendra connaissance de l’attentat de Sarajevo. Le journal local titrant sur toute la largeur de sa première page : Der Thronfolger von Oesterreich ermordet ! La concision du titre dit toute l’horreur de l’événement. L’attentat de Sarajevo occupe la première place du journal pendant deux jours avant de s’effacer devant la signature du concordat entre le Vatican et la Serbie. C’est que le journal local, celui que lisent la majorité des Sélestadiens – qui comme tous les Alsaciens sont de grands lecteurs de journaux – est un journal catholique et clérical. L’information religieuse y occupe une place de choix et le contenu idéologique du journal  est fortement imprégné par la pensée officielle de l’Eglise catholique romaine.

Sarajevo n’a cependant pas disparu des colonnes du journal. En quelques jours, les Sélestadiens sont devenus familiers des affaires et des affres autrichiens. François-Ferdinand et son épouse, dont les portraits apparaissent dans le journal, sont parés ,comme tout disparu, de toutes les vertus. Nous voilà transportés à la cour impériale de Vienne en deuil, nous voilà à Trieste pour la translation des corps venus de Sarajevo, nous voilà même en mesure de prononcer le nom de l’auteur du meurtre, Gavrilo Princip, Bosniaque probablement ou peut-être Serbe ? On ne sait pas encore mais on sait déjà le qualifier de parfait terroriste ! On relate les réactions atterrées et indignées de la plupart des cours et gouvernements d’Europe. On se rassure facilement : la relève est déjà assurée. Les Sélestadiens découvrent dans la presse les portraits du nouveau prince héritier, l’archiduc Charles, dont l’épouse se prénomme Zita. La continuité impériale est préservée. Cela rassure sur la qualité des institutions du vieil empire et de la double monarchie. Tout au plus plaindrait-on le vieux François-Joseph, éprouvé une fois de plus, vieillissant et valétudinaire mais toujours fidèle au poste. Dire qu’il était déjà empereur en 1848. Un autre temps, un autre monde ! On se dit qu’avec tout ce qu’il a vécu, il sortira encore une fois de cette nouvelle épreuve.

Le temps qu’il fait

Et puis l’attentat de Sarajevo s’efface progressivement de la première place des journaux. Il ne disparaît pas, mais il n’obsède pas non plus : moment tragique certes qui n’est rien  qu’une péripétie de plus dans l’actualité déjà chargée de l’année qui sera remplacé par d’autres drames, d’autres catastrophes ainsi que le veut la vie qui suit son cours, à Sélestat comme dans le vaste monde.

De quoi parle-t-on alors le plus souvent sinon du temps qu’il fait, du temps qui n’est jamais tout à fait comme on le souhaite. Pour avoir le coeur net, on fait comme le faisaient déjà leurs pères, appel aux prédictions astrologiques, au fidèle almanach reflet, fidèle du calendrier séculaire, qui, l’expérience le prouve, ne peut pas se tromper. Que dit l’oracle ?  Le mois commencera par une grande chaleur puis du 5 au 10 connaîtra la pluie avant que le soleil ne l’emporte jusqu’à la fin du mois. Les voilà rassurés. Ces prédictions manifestement ne sont pas toutes farfelues. On devrait les croire plus souvent. La preuve nous vient de Paris où la célèbre voyante Madame de Thèbes, qui publie chaque année son calendrier astrologique, aurait prophétisé l’attentat de Sarajevo à travers une phrase digne de Nostradamus : « L’Autriche aussi connaîtra de grands bouleversements et une nouvelle ère débutera : celui qui croyait régner, ne régnera pas et le jeune homme qui ne pensait pas régner, régnera ».  Troublant !

Un nouveau maire ?

Cette prophétie vaut-elle pour le futur maire de Sélestat ? C’est que l’ancien, Johannes Hartmann, est encore en place. Son mandat s’est normalement arrêté au mois de mai 1914 – il avait demandé à être déchargé de ses fonctions vu son âge, il avait 73 ans, et son état de santé – mais les élections n’ont pas dégagé un successeur. En attendant, il expédie les affaires courantes et réunit le 29 juin son conseil municipal pour arrêter les modalités de recrutement du futur maire. La loi permet, en effet, à des villes comme Sélestat, qui compte 10 000 habitants, de recruter un maire professionnel. Va pour le maire professionnel mais on le regrettera le brave Johannes. Il avait beau être un Altdeutscher, autrement dit, né de l’autre côté du Rhin, il y a longtemps déjà, en 1841, il s’était parfaitement intégré à Sélestat dont il était devenu maire en 1910 après être entré au conseil municipal dès 1896. L’essentiel de sa carrière s’était déroulée en Alsace où jeune fonctionnaire, il avait été nommé au lendemain de la création du Reichsland, Kassenkontrolleur à Woerth, dans le nord de l’Alsace. Devenu inspecteur du Trésor Public en même temps que conseiller comptable, il avait le mérite de connaitre les chiffres, ce qui explique probablement pourquoi il avait été directement nommé premier adjoint du maire Nicolas Geissenbach, dès son entrée au Conseil municipal. Devenu maire à son tour, il exerce également les fonctions de premier juge suppléant au tribunal cantonal ( Amtsgericht ) de Sélestat.

D’ambitieux projets

Ces derniers mois, le Conseil municipal n’a pas chômé. La municipalité n’est pas avare de projets. Elle entend réaliser dans les meilleurs délais une liaison d’omnibus entre Sélestat et Marckolsheim,vendre l’ancienne maison forestière de Haut-Koenigsbourg, agrandir sa garnison en obtenant l’installation d’une unité d’artillerie mobile ( Fahrende Feldartillerie ) à condition de trouver le terrain et les moyens financiers pour une nouvelle caserne, construire un nouvel établissement de bains, signe distinctif des villes modernes. Strasbourg, Mulhouse et même, à côté, Sainte-Marie-aux-Mines, à l’arrogante réussite, grâce au textile, avaient leur Volksbad. Le dossier traînait quelque peu et les édiles s’en agacèrent. L’architecte strasbourgeois, Joseph Muller, chargé du dossier fut sommer de s’exécuter rapidement en présentant un avant-projet sous peine de voir  le contrat signé avec la ville le 9 décembre 1913 remis en cause.

Un transport électrique sans rail vers le Haut-Koenigsbourg ?

La construction d’une nouvelle usine à gaz était également imminente, rendue nécessaire par une utilisation généralisée du gaz dans la vie domestique. La proximité du Haut-Koenigsbourg, le développement escompté du tourisme, aussi bien en ville que dans les Vosges – le syndicat d’initiatives de Sélestat avait été créé en 1901 – avait conduit la municipalité à étudier la possibilité de relier Sélestat au château du Haut-Koenigsbourg par un transport électrique sans rail. Le bureau Hoesli de Mutzig avait été chargé d’en étudier les modalités pratiques. Le projet aux yeux des édiles était justifié. On estimait  le nombre annuel des visiteurs du château à 50 000 personnes auxquelles il fallait ajouter environ 200 000 visiteurs pour le massif du Haut-Koenigsbourg. Un tel investissement qui entraînait une hausse du nombre des touristes aurait également pour effet d’accroitre les équipements hôteliers autour du château. Pour la réalisation du programme, on envisageait de créer une Vogesen Verkehrs Aktion Gesellschaft qui serait chargée à la fois de mener à bine le mode de transport, l’équipement hôtelier et la promotion des lieux ( Reklame und Propaganda Wesen). Selon les spécialistes, le chiffre de 300 000 visiteurs  pour l’ensemble serait rapidement atteint et l’on ferait en outre des économies : le transport électrique était beaucoup plus avantageux qu’un transport automobile. Il garantissait, en outre, pour les visiteurs une plus grande sécurité

L’urgente restauration de l’église Saint-Georges

La restauration de l’église Saint-Georges était devenue une impérieuse nécessité. Elle avait été la grande oubliée comparée aux efforts consentis pour redonner un incontestable éclat et au château du Haut-Koenigsbourg et à l’église Sainte-Foy. N’était-elle pas une des  plus importantes églises gothiques en Alsace ? Le Schlettstatter Tagblatt en profitant, dans deux articles complets des 10 et 11 juillet 1914, pour la présenter aux Sélestadiens, en vantant les nombreuses qualités architecturales, stylistiques et religieuses qui avaient fait sa gloire afin de stigmatiser d’autant plus les négligences dont elle avait été l’objet depuis quelques décennies : toiture endommagée sur le côté nord, nombreuses lézardes dans les murs de la nef et de la tour où pénétrait l’humidité. La pierre était envahie par la mousse et une végétation qui menaçait de la déliter. les vieilles portes  en  bois faisaient peine à voir et grinçaient horriblement.  La dernière vraie restauration avait été entreprise en 1847. L’église avait mis vingt ans pour retrouver un peu d’allant.  Elle avait souffert de la révolution et il fallut encore attendre quelques décennies avant qu’on voulût bien s’occuper d’elle.  Depuis une trentaine d’années, aucune opération de restauration, même ponctuelle, n’avait été initiée. Pas le moindre travail d’entretien annuel au sortir d’un hiver rigoureux. L’église Saint-Georges était non seulement délaissée dans les programmes officiels de restauration mais elle était également négligée par ceux qui devaient veiller sur elle et assurer un minimum de travaux d’entretien : Le conseil de fabrique et les paroissiens eux-même. Il était urgent d’agir. La campagne de sensibilisation de juillet 1914 était une première réponse.

Un empire pour une caserne !

Le dossier le plus important de la municipalité était incontestablement celui de l’extension de la garnison de Sélestat. Le maire Hartmann avait été au courant du printemps plusieurs fois à Berlin pour en discuter avec l’autorité militaire prussienne. L’armée était demanderesse. La position frontalière de l’Alsace nécessitait un renforcement militaire. Les villes pour la plupart étaient prêtes à se plier en quatre pour obtenir cette fameuse manne source de quelques avantages économiques indéniables.  L’administration militaire savait jouer sur la concurrence des villes, elle excellait dans l’art de faire monter les enchères. Sélestat ne pouvait se permettre de passer à côté d’une occasion qui risquait de ne pas se reproduire. Fut-elle trop timorée dans ses propositions, trop prudente dans sa gestion ? Toujours est-il que la Feldartillerie lui passa sous le nez. On lui proposa, encore une fois, au mois de juin, d’accueillir 650 fantassins supplémentaires à condition de mettre un terrain de quatre hectares à disposition pour le casernement et la construction d’u champ de tir. « L’intérimaire » Jean Hartmann dut convoquer à la hâte un conseil municipal extraordinaire pur statuer sur l’offre qui fut finalement acceptée sous conditions.

Auf nach Schlettstatt !

Le temps des vacances n’est pas synonyme d’inactivité. A Sélestat, on se prépare sérieusement à la grande rencontre des sapeurs pompiers d’Alsace-Lorraine, événement important, ce sera la sixième édition, qui se déroulera du 22 au 24 août. Il va falloir accueillir 5000 personnes qui viendront de tout le Reichsland. Le défi est de taille mais il ne fait pas peur au comité d’organisation qui se retrouve régulièrement au restaurant Bock Adler  pour peaufiner le programme.  Tous les hôteliers, restaurateurs et même particuliers sont sollicités pour faire de cette rencontre un souvenir mémorable pour des milliers de participants qui deviendront ainsi par ricochet d’utiles et efficaces ambassadeurs de l’ancienne ville décapolitaine. Août est si vite arrivée, il faut mettre les bouchées doubles. En attendant lez corps des sapeurs pompiers de Sélestat promeut l’événement en organisant dimanche 12 juillet sur le Kaiserplatz, de spectaculaires manoeuvres suivies d’un défilé avec fanfare. Huit jours plus tard, le 19 juillet, la Feuerwehrkapelle présentera un grand concert dans les jardins du restaurant Zur Stadt Strassburg. De quoi entretenir la flamme avant la grande manifestation aoutienne. On est finalement assez optimiste en ville : Sélestat fera aussi bien que Haguenau, Metz, Strasbourg et Colmar où se sont tenues les manifestations précédentes.  Ce ne sont pas moins de douze comités de travail qui ont été mis en place pour préparer l’événement. L’une d’entre elles est chargée de faire venir en ville une collection rare de véhicules anciens de sapeurs pompiers qui sera exposée avec le matériel le plus récent. Cette fête doit marquer les esprits. Si elle est sélestadienne, selon le slogan Auf nach Schlettstatt, elle est aussi l’affaire de tous les pompiers du Reichsland réunis par un même idéal : « Aider le prochain dans le malheur, le sauver de la détresse et du danger.

Le temps est à l’orage…

Juillet se passe comme se passent tous les mois de juillet. On a longtemps attendu l’été qui a fini par s’installer. On a eu quelques beaux jours puis les orages sont arrivés.  Celui du dimanche 12 juillet a été particulièrement violent. Une impressionnante trombe d’eau s’est abattue sur la ville au milieu de l’après-midi. Le temps est resté lourd et orageux pendant une semaine avant de passer à nouveau au beau. On en profita pour rentrer les récoltes. L’accalmie fut de courte d’urée et les orages reprirent dans la dernière décade du mois. Le ciel tonna à maintes reprises éclairé par de vifs éclairs. Des arbres au Taennchel, au Hahnenberg et dans l’Illwald furent dévastés. La grêle épargna la ville mais le niveau de l’ill augmenta de 25 cm en quelques jours. La pauvre cigogne, entourée de ses petits, au-dessus de la salle Sainte-Barbe était trempée.  Les anciens y virent les prémices d’un automne précoce. Les feuilles des arbres étaient déjà entrain de changer de couleur, les fruits connaissaient une maturation précoce, la récolte du foin était achevée, celle du seigle pouvait commencer.

…et aux bonnes affaires !

Les soldes sont une autre caractéristique de juillet. Elles se prolongent et finissent par s’étirer sur tout le mois.  Le magasin de confection Kurtz, déjà cité, est un des plus actifs tout comme l’Imprimerie Burckel, dans l’ancienne rue de la Poste qui solde pour 3,50 marks l’ouvrage consacré à la papauté : Das Pabsttum in Wort und Bild. La maison Sturmann lance sa semaine à 95 Pfennigs qui rencontre toujours autant de succès. Chez Henri Bigart, au 40 du Neuer Weg, on trouve des étoffes d’été à bon marché tout comme chez Raphael Bloch, rue des Chevaliers. On peut aussi faire de bonnes affaires en se mariant à condition d’aller s’habiller chez Maurique-Montigny au 32 bis de la rue des Chevaliers, de s’équiper en meubles chez G. Vetter, au Marché Vert, et de tapisser avec du papier peint de chez Philippe Hubrecht, au 13 Krämergasse, qui est aussi peintre et doreur.

L’été étant propice aux voyages on trouvera « à des prix défiant toute concurrence » les indispensables bagages chez Emile Menzer qui vient de quitter le Herrenplatz (place d’Armes) pour la rue des Clefs. Le grand magasin Knopf, présent à Sélestat, place Sainte-barbe, également ouvert à Colmar depuis octobre 1913 (Monoprix actuel en face d’Unterlinden) casse les prix sur les articles de confection, le cuir, les chaussures et la lingerie. Son Saison Ausverkauf n’a débuté que le 11 juillet, il se prolongera jusqu’au 25 du mois. Le magasin recrute même deux personnes supplémentaires pour faire face à la demande.

Les catholiques, largement majoritaires en ville se préparent pour certains aux pèlerinages du mois d’août. L’administration ferroviaire se prend à temps pour faire la promotion du Strassburger Pilgerzug, le train de pèlerinage strasbourgeois qui amènera pendant quatre jours en août, les pèlerins alsaciens à Mariastein et à Einsiedeln en Suisse. Le pèlerinage à Lourdes figure également parmi les destinations prisées des Alsaciens. Un train spécial s’y rendra du 10 au 19 août. Le voyage retour intègrera même un arrêt à Paray-le-Monial. Il en coûtera au pèlerin 68 marks en 3e classe et 98 en seconde.

Esprit frappeur et aérien

Dans les villes qui ne font plus d’histoire depuis longtemps, le fait divers est rare. C’est l’apanage en général des grandes villes voire des capitales.  Cela fait quelque temps déjà que Sélestat n’a pas défrayé la chronique. Elle fait partie de ces villes vertueuses où le scandale est banni. Il y a bien au Gerberbach cette maison qu’on crut hantée par un esprit frappeur qui y sévit depuis quelques semaines. Le propriétaire de la maison en perdit le sommeil. Il soupçonna son gendre d’être à l’origine de son tourment. Il se révéla que le Klopfgeist était sa fille de 11ans, confondue un soir de juillet. Probablement agissait-elle pour le compte d’un proche qui voulait se venger de son père. On en fut quitte pour ce mystère sélestadien qui avait fait jaser pendant quelques jours.

Voulait-on enchanter son quotidien en scrutant le ciel, on pouvait y rencontrer de temps en temps quelques aéroplanes qui survolaient la ville. On les entendait en général avant de les voir, attiré par le vrombissement d’un moteur proche. Si les Sélestadiens étaient désormais habitués à rencontrer dans leur ciel quelques monoplans, ils s’agitaient toujours autant quand ils apercevaient un biplan, plus rare. Le passage d’un Zeppelin suscitait l’enthousiasme, surtout le dernier modèle, le Z 7 que la presse avait abondamment présenté.  C’est pas on intermédiaire qu’on faisait son éducation d’aviateur en herbe.  Pas un record d’altitude, de vitesse ou de distance qui ne fût signalée et commentée. Les records se partageaient alternativement entre pilotes français et allemands qui se livraient un duel  aussi spectaculaire que pacifique. Quelle fierté quand l’un des « as de l’aviation »  était un Alsacien, en l’occurrence Karl Ingold, natif de Colmar qui avait battu, le 7 février 1914, le record du monde de la durée et de la distance sans escale après un vol de 18 heures d’affilée pour une distance parcourue estimée à 1700 Km.

Die Mörderin Caillaux

Le fait divers, disions nous, est affaire de grande ville et de capitale. La résonance y est plus grande.  C’est un « scandale » qui pendant de nombreuses semaines fit l’actualité dans les journaux alsaciens, notamment durant la seconde quinzaine de juillet en éclipsant souvent l’actualité internationale. Le fameux procès d’Henriette Raynouard, épouse de Joseph Caillaux, ancien ministre des finances, qui avait assassiné le 16 mars 1914 le directeur du Figaro, coupable d’avoir entretenu une campagne de presse haineuse à l’encontre de son mari. Le procès est sur le point de se terminer en ce fin de mois de juillet et le lectorat alsacien se délecte des détails croustillants de la vie politico-mondaine parisienne. Ni la vie extra-conjugale de Joseph Caillaux, ni la passion amoureuse de son épouse n’échappent à la curiosité insatiable des lecteurs toujours aussi fascinés par les moeurs de la capitale française.Tout clérical qu’il soit, le Schlettstatter Volksblatt publie un portrait de la « Mörderin Caillaux » dans son édition du 22 juillet et lui consacrera pendant quelques jours jusqu’au 25 juillet, une partie de la première page du quotidien avant que l’aggravation subite de la situation internationale ne la repoussât en page 2. Mais on a tellement excité la curiosité du lecteur, il faut bien qu’on le conduise à l’épilogue. Ce dernier tombe le mardi 28 juillet : elle est acquittée la « brave » femme du ministre dont le crime ne fut finalement rien d’autre qu’un crime passionnel. Qu’importe que ce soit vrai, mais cela correspond si bien à l’idée que l’on se fait de la France, des Français et des Françaises, de leurs conjoints comme de leurs amants. Un crime passionnel, cela vaut absolution !

La fuite de Hansi

Une fois l’attentat de Sarajevo digéré, l’actualité internationale, pendant quinze jours au moins, reprit un cours normal. La situation n’était ni meilleure ni pire qu’avant et pour être franc elle était le moindre des soucis des Sélestadiens affairés à une foule d’autres tâches. C’est pourtant un Alsacien qui les ramena au sujet. Jean-Jacques Waltz, alias Hansi, peintre colmarien et caricaturiste hostile aux Allemands vient d’être condamné à Leipzig, début juillet, où il a comparu devant la cour impériale à un an de prison ferme. Son livre Mon Village, qui a obtenu un immense succès en France, est considéré comme une incitation à la haine du côté allemand. On lui donne deux jours pour se présenter à l’administration pénitentiaire de sa ville natale. Il en profite pour fuir en France en passant pas la Suisse. L’événement prend subitement une dimension internationale. Il est salué par la presse parisienne qui lui est acquise dans sa grande majorité, stigmatisé dans les journaux allemands qui lui sont naturellement hostiles et relaté avec prudence dans les journaux locaux qui citent avec équité ce qu’on en dit à Paris comme à Berlin. Le SchlettstatterVolksblatt n’est pas avare d’information sur le sujet, allant même jusqu’à publier, dans son édition du 15 juillet, un photomontage de Hansi à Belfort en train de converser avec l’actrice française « Madame Réjane ». Deux jours avant, il n’avait pas hésité à communiquer la réaction indignée du Figaro suite à la sentence de Leipzig sous le titre distancié  Frankreich und der Hansi Prozess . On n’est jamais trop prudent.

Le retour du politique

Ce n’est que durant la dernière semaine de juillet que la politique internationale revient sur le devant de la scène contribuant à modifier ainsi progressivement l’attitude des Sélestadiens qui passa en quelques jours d’une indifférence lointaine à une inquiétude malaisée. Le samedi 25 juillet, on évoquait la possibilité d’une guerre entre l’Autriche et la Serbie et l’on publia en première page la photo du président français Poincaré reçu avec faste par l’empereur russe Nicolas II à Saint-Pétersbourg. On croyait encore fort aux vertus de la diplomatie pour régler les tensions les plus aigües. On s’était noté quelques occupations pour la fin de semaine où la Feuerwehrkapelle projetait une excursion du côté de Schirmeck et où la Kilbe de Kintzheim était annoncée à grand renfort de publicité dans la presse locale. Comme on ne doutait pas de son succès, on donnait déjà rendez-vous pour l’événement suivant, la Nachkilbe, au même endroit, le 9 août. On ne pensant pas à mal non plus quand le cinéma de la Ville de Lyon projeta Les cent jours de Napoléon, présenté comme le « meilleur et le plus pertinent des films historiques jamais réalisés ». On était prévenu et surtout assuré d’assister à un remarquable spectacle.

Jusqu’au mardi 28, on ne décela pas d’inquiétude particulière. Le conseil municipal publia  ce même jour son ordre du jour pour la séance du 1er août. 28 points avaient été inscrits, ce qui promettait un samedi après-midi chargé, le conseil se réunissant à quatorze heures trente.  On se promettait, entre autres, de débattre des nouveaux bains municipaux, de la construction d’une usine à gaz, d’affaires militaires, de travaux de consolidation au canal de l’Illmühl, de l’élargissement du réseau d’assainissement, du pavage de la rue des Oies, d’une subvention exceptionnelle à Fa fédération des offices de tourisme d’Alsace-Lorraine pour sa participation à la grande Exposition de Düsseldorf. Le Conseil projetait aussi d’installer l’éclairage électrique sur la station de pompage d’eau, d’augmenter les tarifs scolaires du Gymnasium et de passer par pertes et profits quelques recettes infructueuses afin d’arrêter le compte administratif 1913. Pour bien montrer que nous étions dans une séance de conseil d’été, on n’omit pas de mettre à l’ordre du jour la question fondamentale et existentielle de la vente des cornets de glace dans les rues de la ville.  On s’attendait enfin que la commission municipale chargée des modalités de recrutement du nouveau maire livrât ses conclusions. N’avait-on pas appris que Colmar avait fini par trouver le sien parmi plus de trente candidats ? Il s’appelait Friedrich Diefenthal, était un Altdeutscher, né en Hesse, juriste de formation, en fonction en Alsace depuis de nombreuses années. Sélestat était, elle aussi, sur le point de désigner son nouveau maire. On en saurait probablement plus lors de la séance du 1er août, dans deux jours à peine.

Peur et panique

Le malaise insensiblement s’installa. A lire la presse, on se réjouissait à Berlin et un peu partout dans le Kaiserreich de l’ultimatum que l’Autriche avait envoyé à la Serbie le 25 juillet. A Strasbourg, toute proche, il y avait eu des manifestations de joie. On aurait même chanté dans quelques restaurants de la ville Die Wacht am Rhein et Deutschland über alles. La situation apparaissait différente à Colmar où ce sont des visages anxieux qui apparurent, au même moment, quand fut posée par l’Elsaesser Tagblatt de Colmar la question « Was nun Krieg oder Frieden/Et maintenant, guerre ou paix ? »  Les Sélestadiens apprirent ainsi qu’un premier mouvement de panique avait eu lieu dans la capitale haut-rhinoise quand de nombreux clients se présentèrent à la Caisse d’Epargne locale pour y retirer leur argent. Une autre rumeur fut rapportée : les fonctionnaires municipaux de Colmar n’auraient pas eu l’intégralité de leur salaire en cette fin de mois de juillet. Il était prévu de leur verser le complément dans quelques jours. C’était pour le moins inhabituel.

Le 29 juillet, la panique avait à son tour gagné Sélestat. L’Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie la veille, les premiers combats avaient eu lieu sur le Danube. Le lecteur sélestadien disposait même d’une carte du théâtre des opérations, la Russie mobilisait, Paris s’agitait, de même que Berlin où Guillaume II était rentré d’urgence. Comme à Colmar, la population locale se rua sur la Sparkasse et sur les denrées alimentaires. L’appel au calme de la Chambre de Commerce de Strasbourg, paru le 30, n’eut pas l’effet escompté malgré le ton rassurant qui s’employait à démontrer que les banques étaient encore le meilleur lieu pour conserver l’argent, que la psychose alimentaire était contre-productive et que la rumeur selon laquelle le papier-monnaie désormais n’avait plus aucune valeur était infondée.

Mais les événements s’accélèrent. Le 31 août, le Reichsland est déclaré en état de danger de guerre (Kriegsgefahrzustand). Les libertés sont supprimées, les réunions publiques interdites, les journaux censurés, le courrier devait être posté enveloppe ouverte. L’administration civile est désormais soumise à l’autorité militaire, en l’occurrence le général von Deimling, commandant le 15e corps d’armée. Le lendemain, samedi 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, deux jours plus tard, le 3 août, à la France.  L’ordre de mobilisation est affiché dans toutes les communes de l’Empire. Les hommes nés entre 1869 et 1897 sont incorporés dans l’armée allemande, soit des enfants de 17 ans et des maris, pères, frères, la quarantaine bien sonnée. Sélestat comme  toutes les communes alsaciennes est sous le choc. Plus personne ou presque pour assurer le travail de bureaux, des champs, des usines. Les 28 points à l’ordre du jour du Conseil municipal sont renvoyés aux calendes grecques. Tout comme le recrutement d’un nouveau maire. En attendant, l’ancien fera l’affaire malgré son âge et son état valétudinaire. Le seul point à l’ordre du jour est consacré au problème de ravitaillement de la population. C’est-dire l’urgence de la situation.

En quelque jours le monde a changé. Le bel et insouciant été des Sélestadiens s’achève prématurément et brutalement. Même Madame de Thèbes, l’astrologue parisienne apparemment si clairvoyante pour Sarajevo n’avait pas prévu la catastrophe. Sélestat vient de basculer dans la guerre !

Sources et bibliographie :

Schlettstatter Volksblatt, 1914, Bibliothèque humaniste de Sélestat
Elsaesser Tagblatt, 1914, Bibliothèque municipales de Colmar
Elsaesser Kurier, 1914, Bibliothèque municipale de Colmar
Délibérations du Conseil municipal de Sélestat 1914, Archives municipales de Sélestat
Maurice Kubler, notice Johannes Hartmann, Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, p. 1424
Gabriel Braeuner, Veille de guerre à Colmar, chronique hebdomadaire paru dans les DNA de Colmar depuis octobre 2013
Gabriel Braeuner, Colmar en 1914, une douce insouciance avant l’orage, Annuaire 2014 de la Société d’histoire et d’archéologie de Colmar.

Gabriel Braeuner, in: Annuaire des Amis de la bibliothèque humaniste, 2014

Ce contenu a été publié dans Des Cités et des Hommes, Sélestat, XXe, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.