Que serait Sélestat sans la Bibliothèque Humaniste ? Tout aussi impossible à imaginer que d’imaginer Strasbourg sans sa cathédrale ou Paris sans ses Champs-Elysées. Ils sont devenus des symboles, des identifiants commodes pour notre mémoire encombrée. On les croit de toute éternité, quasi consubstantiels. Pourtant ils n’ont pas toujours été là. Sélestat a existé avant la Bibliothèque Humaniste et ne se réduit heureusement pas à sa seule présence.
D’ailleurs approchez-vous d’elle, côté place Gambetta. Que voyez-vous sur la façade de l’ancienne Halle au blé, qu’y lisez-vous ? Stadtbibliothek Museum, soit le nom qu’on lui donna en juin 1889 lors de son ouverture, alors que l’Alsace était terre de l’empire germanique, depuis la signature du traité de Francfort en 1871. Avant d’être « humaniste », elle a d’abord été la bibliothèque municipale de Sélestat, et un peu son musée local.
Qu’elle soit humaniste, cette belle bibliothèque municipale, est incontestable. Elle mérite largement cette appellation même si elle est de création récente. Car le mot même d’humanisme n’est pas si vieux que cela. Il fut introduit au début du XIXe siècle par le philosophe allemand Friedrich Emmanuel Niethammer pour désigner le mouvement de rénovation des lettres et de la pensée qui s’appuie sur l’étude des textes antiques et qui naît aux XIVe et XVe siècles en Italie avant de rayonner au XVIe dans l’ensemble de l’Europe. Nos voisins allemands n’utilisent-ils pas, pour caractériser la période, le terme de Renaissance – Humanismus ?
La Bibliothèque Humaniste de Sélestat s’inscrit pleinement dans cette histoire mais elle la prolonge. Car, il y a en son sein, comme le dit Jean l’Evangéliste, « plusieurs demeures dans la maison du père ». De qui et de quoi est-elle donc le nom ? Elle est d’abord la réunion de deux bibliothèques anciennes, celle de l’école latine de la ville et celle de l’érudit philologue ami d’Erasme, Beatus Rhenanus, qui légua sa bibliothèque personnelle à Sélestat en 1547, peu de temps avant sa mort.
La première bibliothèque appartenait à une école qui, de 1452 à 1525 environ, fut un lieu d’excellence pédagogique dans une Alsace qui ne comptait pas alors d’université. Des maîtres érudits, de Louis Dringenberg à Hans Witz dit Sapidus, y délivrèrent un enseignement humaniste, caractérisé par une attention extrême donnée à l’éloquence, une manière d’exprimer sa pensée de façon claire et convaincante en latin. Le tout au service d’une foi chrétienne fervente, source selon ses concepteurs d’une bonne conduite morale.
Le succès fut au rendez-vous de l’école sélestadienne. Elle forma maints humanistes alsaciens avant leur départ pour les universités allemandes, italiennes ou françaises. Les écoliers y affluèrent par centaines, venant de tout le sud-ouest de l’Empire. Les imprimeurs bâlois y envoyèrent leurs rejetons. L’école paroissiale était devenue une grande école en quelques décennies. Mais point d’école sans pédagogie, point de pédagogie sans maîtres, point de maîtres ni d’enseignement sans livres. Les livres de l’école latine d’alors constituent le premier fonds de ce que nous appelons aujourd’hui la Bibliothèque Humaniste.
La bibliothèque privée de Beatus Rhenanus (1485-1547) en constitue l’autre partie. Le savant éditeur, ami et collaborateur d’Erasme, avait légué à sa ville sa belle et riche collection de livres patiemment constituée depuis ses études à l’université de Paris et tout au long de sa carrière à Bâle, auprès de l’imprimeur Froben, ainsi que dans sa ville natale. Soit au total 423 volumes contenant 1287 œuvres. Sans compter les manuscrits et une partie de sa correspondance, ce qui représente au total plus de 1600 documents légués. Nous sommes là en présence d’un trésor rare : la bibliothèque complète d’un intellectuel rhénan de la Renaissance, qui nous introduit dans son univers culturel et professionnel, celui des éditions ou rééditions auxquelles il travaille comme correcteur et philologue : œuvres de Tertullien, Eusèbe de Césarée, Sénèque, Quinte-Curce, Velleius Paterculus, Pline l’Ancien, Tite-Live et d’autres encore. Il achète de nombreux écrits, il en reçoit tout autant, il en échange également.
Car Beatus aime les livres et cela se voit. Il vit pour eux et par eux. Il les habite, les annote. Eux ne cessent de le hanter. Sur la page de titre de certains livres, on peut lire la formule manuscrite : « Sum Beati Rhenani Nec muto dominum » : « J’appartiens à Beatus Rhenanus et je ne change pas de maître ». Cette relation-là n’est pas que professionnelle, elle est amoureuse et même fusionnelle. C’est cette bibliothèque, ce second pilier de la Bibliothèque Humaniste, que l’Unesco, en 2011, accueillit en son sein en l’inscrivant au registre « Mémoire du monde », la consacrant ainsi parmi l’Olympe du patrimoine mondial. Ce qui la distingue, c’est son homogénéité qui réunit de nombreuses éditions parisiennes, vénitiennes, bâloises et alsaciennes. Elle nous donne à voir ainsi ce que furent la recherche et le labeur de l’humanisme alsacien et rhénan de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Une quête essentielle !
Dans le cinquième chapitre de sa remarquable Histoire de la lecture, Alberto Manguel, autre grand amoureux des livres, évoque Sélestat et sa célèbre bibliothèque en ces termes :
« J’ai passé un an à Sélestat, à une quarantaine de kilomètres au sud de Strasbourg, au coeur de la plaine alsacienne entre Rhin et Vosges. Là, dans la petite bibliothèque municipale, se trouvent deux grands cahiers manuscrits. L’un compte trois cents pages, l’autre quatre cent quatre-vingts. Leur papier à tous deux a jauni au cours des siècles, mais l’écriture, tracée avec des encres de couleurs différentes, est restée étonnamment nette. Vers la fin de leur vie, leurs propriétaires les ont fait relier afin de mieux les conserver, mais à l’époque de leur utilisation, ce n’étaient guère que des liasses de pages pliées, sans doute achetées à l’éventaire d’un libraire sur l’un des marchés locaux. Offerts aux regards des visiteurs, ce sont – ainsi que l’explique une fiche dactylographiée – les cahiers de deux étudiants qui ont fréquenté l’école latine de Sélestat dans les dernières années du XVe siècle, de 1477 à 1501 : Guillaume Gisenheim, dont on ne sait rien, sinon ce que nous apprend son cahier d’écolier, et Beatus Rhenanus, qui allait devenir une figure marquante du mouvement humaniste et l’éditeur d’une grande partie de l’œuvre d’Erasme. »
Les cahiers qui avaient frappé Alberto Manguel existent toujours, fort heureusement… Il n’en est pas de même, bien sûr, de la fiche dactylographiée qu’il mentionne, une de ces vieilles étiquettes jaunies, aux lettres à demi effacées, qui sentait le cabinet de curiosité de la fin du XIXe siècle. Comme toutes celles que l’on pouvait voir dans les vieilles vitrines en bois de la grande salle d’exposition – qui n’avait pas fondamentalement changé depuis son ouverture -, elle a disparu lorsque la vénérable Bibliothèque Humaniste, telle que nous l’avons connue et aimée, a définitivement fermé ses portes, un soir de février 2014.
Que reste-t-il à présent de son image ? Un brin de nostalgie, le souvenir de son atmosphère délicieusement désuète mais rassurante, la mémoire de la rencontre parfois improbable d’une bibliothèque et d’un musée, où livres et manuscrits côtoyaient une tête de Christ, des saints jésuites, des portes cierges de corporations et un plan en relief de la ville de Sélestat. Et où l’Eloge de Sélestat par Erasme faisait vitrine commune avec la première mention de l’Amérique dans un texte, en 1507. Pour un dialogue inattendu mais ouvert, aux perspectives larges, puisque reliant le monde ancien au nouveau monde.
Car c’était aussi cela, la Bibliothèque Humaniste de Sélestat : un génie particulier des lieux, une ambiance et une atmosphère uniques. Pour en conserver trace, pour l’inscrire dans nos mémoires, pour ne pas perdre ce genius loci, pour en garder longtemps souvenance encore, les « Amis de la Bibliothèque Humaniste » ont souhaité que l’un de nos très grands photographes français, Bernard Plossu, pose sur le noble établissement un dernier regard avant transformation. Il est venu à Sélestat pendant l’été 2013 avec son éternel Nikkormat et son objectif 50 mm.
Une journée durant, il s’est laissé happer par le lieu, demandant le silence autour de lui pour mieux entendre ce que la vieille bibliothèque avait à lui dire, avait à nous dire.
Il a approché les livres, les vitrines et les objets qui se côtoyaient dans la grande salle.
Il les a mis en « boîte».
Il a trouvé l’âme des lieux.
Il nous la restitue, il nous l’offre.
Venez la partager avec lui, et avec Alberto Manguel, qui a volontiers accepté de reprendre le dialogue fécond qu’il avait entamé il y a quelques décennies avec la Bibliothèque Humaniste.
Gabriel Braeuner, préface à l’ouvrage Bibliothèque humaniste de Sélestat, Pages de Mémoire, photographies de Bernard Plossu, texte d’Aberto Manguel? mediapop editions, 2015