On les attend comme on attend le printemps ou l’été quoiqu’elles soient le plus souvent des expositions d’automne ou d’hiver. Elles sont désormais inscrites dans le riche calendrier de la ville : les expositions de l’association Mémoires de Sélestat. Nécessaires et utiles comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire. Parce qu’elles font un travail de mémoire et ravivent ainsi le souvenir de ce qui fut naguère à peine et qui déjà n’est plus. Les mémoires de l’association sont des mémoires immédiates. Qui rarement remontent aux origines mais illustrent le legs de nos parents, grands-parents et parfois arrière-grands-parents. Soit la mémoire de quelques générations qui nous sont restées proches par le souvenir et dont l’amplitude ne dépasse guère le siècle. Ce qui est déjà énorme, mine de rien.
Que de changements en si peu de temps, que de bouleversements depuis 1900 ! Tout paraît proche, tout nous ressemble et tout nous rassemble, tout est pourtant loin déjà et à jamais révolu. Le souvenir que nous en conservons déjà s’altère. Imprécis et embelli, il est parfois bon qu’il se confronte à la réalité de quelques documents irréfutables comme des photographies, des cartes postales notamment dont d’excellents collectionneurs font ample provision. Quelques objets quotidiens aussi dont la présence déclenche notre aptitude à se souvenir à partir d’une impulsion subite : notre madeleine de Proust à nous.
Prenons l’exposition des Commerces d’antan présentée au caveau Sainte-Barbe du 28 janvier au 5 février 2014 par la dynamique équipe de Jean-Marc Husser. Il a suffi de quelques photos et objets pour que ressortent de nos mémoires engourdies l’histoire et la géographie des commerces sélestadiens d’autrefois. Soit un univers familier, banal, celui de notre quotidien. Notre cadre de vie, ce fut l’épicerie du coin, le coiffeur, le boucher, les magasins à chaussures et de confections. Premier constat : il y avait plus de magasins qu’aujourd’hui où nous en dénombrons 105 ! La périphérie alors était agricole et parfois ouvrière selon l’implantation des usines, mais le territoire commercial était par définition celui du coeur de la ville. A côté des églises, les marchés et les magasins constituaient une trinité longtemps immuable. Les villes, depuis l’origine, sont des lieux de rencontres, d’échanges et de transactions. Un point de jonction où les producteurs de la campagne environnante viennent vendre leurs produits et repartent après avoir acheté les produits fabriqués par les artisans locaux ; Halte bienvenue où l’on vient « récupérer » et se restaurer dans les nombreux bistrots de la ville qui en comptait jusqu’à quatre-vingts jadis.
On vient se perdre en ville, on est ébloui par ses lumières comme par ses devantures, on est impressionné par le luxe qui parfois s’y étale. Tout converge vers quelques endroits qui nous attirent comme des aimants. Le Barbaraplatz par exemple, plus tard place de la Victoire où s’alignaient, les uns après les autres, les magasins de confection et d’autres encore. Qui se souvient de Sturmann qui à la veille de la Grande Guerre lançait des semaines à 95 pfennigs, de Knopf, de Charles Kirchner ? Ces magasins se jouxtaient offrant ainsi à l’acheteur un choix qui valait par sa diversité celui de nos centres commerciaux d’aujourd’hui.
La ville attire, notamment les jours de marché où les habitants de la campagne des alentours se déplace en ville. Mais les villes moyennes comme Sélestat sont elles-mêmes attirées par d’autres cités, plus grandes, parfois plus prestigieuses, plus anciennes même. Comme Strasbourg, toute proche, où le dimanche, quand les magasins étaient encore ouverts, des Sélestadiens vont faire leurs emplettes, comme Paris, ville référence, ville phare qui continue de fasciner que nous soyons citoyens du Reichsland ou de la République. Quelle est la ville alsacienne qui n’a pas son petit Paris, son coin de Paris ? Sélestat avait son Louvre, le Louvre alsacien, place de la Victoire, notre grand magasin à nous, sur plusieurs étages dont l’assortiment des produits était calqué sur celui du grand magasin Magmod de Strasbourg. Les Sélestadiens s’en souviennent. Il a existé jusque dans les années soixante même s’il a changé de raison sociale.
L’univers du commerce local a changé en un siècle. Les enseignes ont succédé aux enseignes comme dans toutes les villes. Raison de plus pour signaler les quelques rares magasins qui ont tenu contre vents et marées, sentinelles solides et imperturbables au milieu d’un monde en perpétuelle mutation. Les chaussures Schoepff qui ont 150 ans d’existence à travers quatre générations de commerçants fidèles à leur métier, fidèles à leur ville ; la maison Koenig, rue des Chevaliers ( Ambiance et Style aujourd’hui) qui assure, elle aussi, depuis 1919, au même endroit une belle continuité familiale et commerciale. Mais l’aventure des Koenig est plus ancienne encore. C’est en 1892 que l’aïeule Marie lance l’affaire. Elle était repasseuse de métier. Pour ses vingt ans, sa marraine lui offre un petit stock de vaisselle et une charrette en osier avec laquelle elle va faire le marché de Sélestat. C’est le début d’une belle histoire qui dure encore…
Le miracle toujours renouvelé des expositions de l’association Mémoires de Sélestat tient dans l’équilibre délicat entre ce qu’on montre et ce qui se raconte. A la mémoire visuelle vient s’agréger une mémoire orale. Il suffit de tendre l’oreille dans la salle d’exposition. Le spectacle y est permanent autant que sur les cimaises ou dans les vitrines. Les commentaires sont aussi importants que le contenu des étiquettes qui accompagnent objets et photos. On en apprend tous les jours, on en redemande. Au fait, c’est quand la prochaine exposition de Mémoires de Sélestat. Et quel est son sujet ?
Gabriel Braeuner, in Annuaire des Amis de la Bibliothèque humaniste de Sélestat, 2014