Faut-il rééditer Mein Kampf ?

Mein-Kampf-couverture

L’intention fait débat. Elle aurait même tendance à affoler la toile. Le sujet n’est pas seulement sensible depuis les attentats du 13 novembre, il l’était déjà avant les tragiques événements.  C’est  une réaction vive et hostile de Jean-Luc Mélanchon qui attisa le feu. On savait depuis quelque temps que les éditions Fayard annonçaient une réédition de Mein Kampf, assortie de commentaires d’historiens, envisagée pour la  fin de l’année 2016. Il faut reconnaitre au leader du Front de gauche quelques qualités pour prendre la pose, sinon la posture, et dire solennellement : «  Non pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen. J’observe une chose, partout où il a été édité, il a eu un succès de librairie exactement parallèle à la montée des courants politiques racistes et ethnicistes. Faut pas raconter d’histoire : éditer c’est diffuser, diffuser c’est commencer à convaincre parce que Hitler a écrit ce livre pour convaincre. Et ma foi, il y est quand même arrivé dans son propre pays. »

La forme comme souvent dans ce type de jugement, prime sur le fond. Ces prises de position  sont censées faire le buzz sur la toile, et auprès des médias dont l’intéressé,  comme  ses pairs ou concurrents, connait les rouages. L’ami Melanchon  s’est pris une volée de bois verts par  de nombreux historiens qui lui ont rappelé d’abord une belle évidence : il suffisait de deux clics sur internet pour lire le brûlot d’Hitler, largement accessible et sans aucune précaution éditoriale ou critique. Sait-il et sait-on, en outre, qu’à la différence de l’Allemagne et des Pays-Bas, la version française continue à être publiée, année après année, par les Nouvelles Editions latines (NEL). 2500 exemplaires seraient ainsi vendus annuellement, en toute légalité, dans notre pays. Cela fait plus de 80 ans que cela dure. La même maison d’édition, alors proche de l’Action française de Maurras, l’avait édité une première fois en 1934. Depuis 1979, ce livre qui n’a pas le droit d’être exposé dans une vitrine de librairie (mais qui est autorisé à être vendu) est obligatoirement précédé d’un avertissement de huit pages qui rappelle l’incompatibilité totale entre les thèses qu’il développe et les valeurs de la République. Le livre pamphlet connait toujours un équivoque succès en Amérique latine, dans les pays arabes au Proche Orient et en Afrique du nord. Il fut même un bestseller en Turquie, il y a une dizaine d’années.

Rappelons que Mein Kampf est un livre d’environ 800 pages, écrit par Adolphe Hitler, en prison à Landsberg  en Bavière, publié en deux tomes en 1925 et 1926. Il énonce les bases idéologiques du programme nazi, après avoir raconté sa vie, une vie rêvée, truffée de mensonges où il se présente en héros. Il développe ensuite la théorie  de l’espace vital, la théorie de la supériorité de la race aryenne et enfin celle de l’élimination de la menace judéo-bolchévique.  Il propage, entre autres délires, un discours antisémite virulent, en proie au délire « complotiste » où les Juifs sont accusés de tout contrôler. En 1945, on estimait à 12 millions, le nombre d’exemplaires qui avaient été écoulés, assurant la fortune d’Hitler. Avec les droits perçus, il put même refuser son traitement de chancelier. Offert en cadeau à tous les mariés, il n’échappait pas  à l’obligation d’achat pour les institutions et fonctionnaires. Mais ce mauvais livre, lourd et très mal écrit avait connu un tiède succès dans la république de Weimar. Il fallut qu’Hitler accédât au pouvoir pour que subitement on lui reconnût du talent…

Mein Kampf est il aujourd’hui dangereux? Maintenant qu’il est du domaine public. Il le sera à partir de 1er janvier 2016. Sa réédition fut et demeure un sujet de controverse. Elle dépasse le cadre hexagonal. Elle concerna d’abord la Bavière, propriétaire des droits depuis 1945, à l’initiative des alliés. Longtemps réticent à l’idée de le rééditer, l’Etat bavarois s’opposa, dans un premier temps, en 2012,  à l’initiative de l’Institut  d’histoire contemporaine de Munic de travailler à une version commentée de l’ouvrage avant de changer d’attitude, le 20 février dernier. Il est vrai que le projet des historiens allemands avait de quoi le rassurer. Il recensait 5000 commentaires soit 2000 pages de texte supplémentaires pour déconstruire et démystifier l’objet du scandale et faire ainsi œuvre pédagogique. En Allemagne même, d’autres voix s’élevaient pour qu’on ne ravive pas les vieilles blessures en tournant définitivement la page.  La communauté juive, elle-même était partagée. Alors que le président israélien Shimon Perez, en visite en Bavière en 2013, faisait part au président du Land de sa vive opposition, le Conseil central des Juifs d’Allemagne, une entité fédérale, soutenait la mouture critique des universitaires allemands. Ces derniers, dans une Allemagne qui continue à se reconstruire,  sont formels : il ne s’agit pas d’oublier les horreurs perpétrées sous le régime nazi, il s’agit, au contraire d’en faire œuvre de mémoire pour que tout soit fait afin qu’elles ne se renouvellent pas :  « Nous avons cherché, dans un premier temps à décoder les mensonges d’Hitler, explique Christian Hartmann, historien à l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, mais aussi à décoder toutes ces idéologies pour rendre l’histoire plus compréhensible aujourd’hui. »

En France, la réédition prévue chez Fayard, répond à la même logique pédagogique : le texte traduit sera doté d’une forte armature critique. Les historiens estiment que leur rôle est justement  de prendre en charge  les ouvrages qui tombent dans le domaine public. Echaudé par le rôle instrumentalisé  que les politiques aimeraient parfois leur faire jouer dans la mise en œuvre du roman national, ils les renvoient à leur véritable fonction : «  Les historiens écrit l’un d’eux, sont là pour écrire des livres et parler du passé ; les hommes politiques du futur».Les clivages existent aussi en France. Outre le parti de gauche, le parti communiste français, La Ligue des Droits de l’homme, et le CRIF se montrent réticents à cette réédition. Ce dernier souhaite que la Fondation pour la mémoire de la Shoah puisse être associée au travail de réédition du livre. La Licra estime, pour sa part, que la prohibition du mal ne stoppe pas le mal.  « Cet ouvrage existe, estime son président. S’il doit être republié – la réédition est inéluctable pour des raisons juridiques – il faut le faire pour des raisons pédagogiques, pour expliquer le mal que ce livre a produit «

Qu’en pense Clio, fille de Mnémosyne ? Elle donne volontiers la parole à Christian Ingrao, chercheur au CNRS, qui répliquait ainsi à Jean-Luc Mélanchon dans le Journal Libération : «  Il faut s’adresser à des lecteurs comme vous, Monsieur, pour les conduire à cesser de rejeter Hitler et Mein Kampf dans le pathologique et la démonologie, pour les conduire à penser en termes historiens et politiques simplement. Il faut arrêter de croire  que Mein Kampf  nazifierait les égarés qui tomberaient dessus par accident. C’est un livre qui ne peut convaincre que les convertis. Les cinquante dernières années du labeur acharné des historiens ont montré que le Troisième Reich ne fut pas la réalisation d’un programme écrit dans l’ennuyeux livre du futur dictateur, mais bien que le génocide  constitua l’aboutissement de politiques incohérentes, obsessionnelles, portées à l’incandescence homicide par un mélange de considérations  idéologiques , logistiques, économiques et guerrières.  Ni les usines de la mort,  ni les groupes mobiles de tuerie ne sont annoncés  dans Mein  Kampf et il est tout simplement faux de penser accéder à la réalité du nazisme et du génocide par la seule lecture du piètre pamphlet du prisonnier autrichien. »

Gabriel Braeuner, novembre 2015, article rédigé pour la revue Espoir

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