A la rencontre d’une inconnue : Frédérique la fille du poète Pfeffel

Pfeffel frédériqueOn dit qu’elle fut la préférée du poète. Mais qui connaît vraiment Frédérique Pfeffel, née en 1773, l’année même de l’ouverture de l’Ecole militaire qui allait faire la gloire pédagogique de son père ? Les enfants des hommes illustres connaissent rarement la notoriété. Ils seraient plutôt écrasés par celle de leurs géniteurs. Ils héritent rarement de leurs dispositions, à quelques rares exceptions près. Pourtant Frédérique, « Rike » pour son père, aurait pu être cette exception-là. Ses qualités intellectuelles et morales la rapprochent beaucoup du poète et pédagogue Théophile Conrad Pfeffel (1773-1809).  Le destin en décida autrement. En l’occurrence, le destin a bon dos. Et si Frédérique l’avait tout simplement infléchi comme elle l’entendait, forte de ses convictions intimes, philosophiques, morales et religieuses ?

Au temps insouciant de Schoppenwihr

« Rike » est la troisième des cinq filles de Pfeffel et de son épouse Marguerite-Cléophée  Divoux.  Elle appartient à la génération des demoiselles de Berckheim et de leur amie, Annette de Rathsamhausen, avec qui elle partage l’insouciance d’une jeunesse heureuse qui a Schoppenwihr pour cadre, où réside la famille de Berckheim. Nous sommes pourtant dans une période trouble, celle de la Révolution, et le pauvre Pfeffel, ruiné par la politique des assignats et la fermeture de son école, a du temps libre pour se consacrer à l’éducation de ces jeunes filles. Ce dont il s’acquitte avec zèle et constance. Elles lui en furent redevables toute leur vie. Vint le jour où les unes après les autres, elles quittent l’écrin familial pour se marier. La plupart en dehors de l’Alsace comme leur amie Annette de Rathsamhausen qui s’établit à Paris après avoir épousé Georges Marie Gérando, futur pair de France et bientôt baron. Seule Frédérique est restée. Elle aussi avait été amoureuse et pourtant…

Bel et douloureux amour

Elle s’était éprise d’un jeune Allemand, Johann Friedrich Butenschoen, que son père avait recueilli à Colmar au moment de la Terreur. L’imprudent jeune homme avait échappé de peu à l’échafaud après avoir collaboré avec le redoutable Euloge Schneider qui finira guillotiné.  Pfeffel va l’employer à l’Académie militaire jusqu’à sa fermeture et à l’Ecole centrale du Haut-Rhin à partir de 1796. Durant son long séjour colmarien, une idylle naît entre les deux jeunes gens. Mais Butenschoen, lors de son séjour strasbourgeois, a promis le mariage à la demoiselle Catherine Elisabeth Nagel. Il ne peut se résoudre à trahir sa promesse. Frédérique consent à le perdre.

Il aura été, hormis son père, son seul amour. Ses convictions morales et religieuses l’ont conduite à prendre cette douloureuse décision. Ils s’aiment tous les deux. Cela ne fait aucun doute. Annette éclairera ainsi son amie Amélie de Berckheim : « La reconnaissance l’attache à cette jeune personne ; l’amour n’y entre pour rien parce que le coeur ne se commande pas, à ce qu’il dit. Il ne sera pas heureux mais tranquille et content de faire le bonheur d’une personne à laquelle il devra tout, et qui ne peut en avoir sans lui. Frédérique lui conviendrait bien mieux mais il ne se sent pas digne d’elle ».
« Rike » écrira, elle aussi, à Amélie : « Tu me comprendras quand je te dirai que c’est une tâche bien difficile que celle de vouloir être heureuse, privée de tout ce qui était pour moi source de bonheur. Mais je n’ai pas le choix. Il faut vaincre ou mourir. Aussi mon stoïcisme n’est-il pas méritoire et si je suis courageuse, c’est parce que j’ai éprouvé souvent que l’on souffre plus en traînant sa chaîne qu’en la portant ».

Le 26 septembre 1797, Butenschoen épouse sa promise. Frédérique ne le reverra plus jamais. Il fera carrière dans l’enseignement en Allemagne comme recteur de l’Académie  de Mayence puis comme conseiller d’Etat et d’Université pour le district de la Bavière rhénane. Elle ne l’oubliera pas. Vingt ans après, la douleur reste vive. Annette de Gérando l’a revue à Paris. Elle évoque leur rencontre dans une lettre à Amélie de Berckheim, devenue l’épouse de Frédéric, baron de Dietrich : « J’ai vu toute la beauté de son coeur dans le redoublement de son amitié pour une autre personne qu’elle savait mieux aimée qu’elle et dans les voeux qu’elle faisait pour l’union de ceux au bonheur desquelles elle s’est sacrifiée ».

Femme de devoir ?

Frédérique a renoncé à son bonheur par amour pour Butenschoen et par amour pour son père. Elle est restée auprès de lui jusqu’à sa mort en 1809. Secrétaire du poète, elle partage chaque nuit ses insomnies. Elle lui fait la lecture et écrit les lettres, qu’aveugle, il lui dicte. Elle met en forme ses poèmes et les traduit. Frédérique recueille ses confidences. Elle lui est indispensable.

Désormais, plus rien ne la retient à Colmar. Tous ceux qu’elle a aimés sont loin ou ont disparu. Alors, elle quitte l’Alsace à son tour et se met au service d’Octavie de Berckheim, femme de l’industriel Augustin Périer. Le couple réside au château de Vizille, près de Grenoble. Elle s’occupe de l’éducation de leurs enfants et consacre ses loisirs à traduire les poèmes de son père en français. Elle possède toutes les qualités pour cela, maitrise parfaitement l’allemand et le français, pratique l’italien. Belle plume, elle continue d’entretenir une correspondance régulière avec ses amies d’enfance.

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1825, le château de Vizille est la proie des flammes. L’incendie détruit tous ses papiers. Elle est amputée d’une part d’elle-même. Frédérique suit les Périer à Paris puis, à 60 ans, se retire à Strasbourg. Elle est seule désormais et vit dans un petit logement Grand’ rue où elle décède le 18 octobre 1840.

L’héritière spirituelle

Elle avait écrit un jour à Amélie, l’amie de toujours : « On est fort lorsqu’on peut dire avec vérité j’ai fait ce que je croyais pour le mieux. Et que la conscience devient une colonne inébranlable contre laquelle nous nous appuyons quand nous nous sentons abattus et que nous voulons résister aux attaques qui nous assaillent. J’ai un immense besoin de sentir cette colonne en moi. Il n’y a point de milieu.  La vertu ou la prévention de tout bonheur ! Et la vertu ne se trouve que là ou règne l’harmonie, l’ accomplissement de tous les devoirs et l’ordre en toute chose ».

On croirait lire du Pfeffel. Et c’est du Pfeffel ! Mais l’auteur n’est pas Théophile mais Frédérique, sa fille.  Il n’aurait pas fait mieux. Elle n’a pas fait moins bien. Elle est sa fille et son héritière spirituelle. Elle le prolonge et le justifie.

GB, 2012, Programme du Théatre Alsacien de Colmar, été 2012

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