Le changement du nom des rues dans les villes fut une des mesures les plus rapides et les plus spectaculaires pour frapper les esprits, éradiquer tout ce qui rappelait la France et signifier l’appartenance définitive de l’Alsace au Grand Reich. L’exemple de Colmar est très représentatif de la démarche entreprise et des résultats obtenus. Le changement du nom des rues ne concerna pourtant que le cinquième d’entre elles. La majorité ne posait aucun problème aux nazis. Il est vrai que le Kaiserreich, entre 1870 et 1918 avait déjà procédé à un premier et vigoureux toilettage.
Ils sont arrivés à Colmar le 17 juin 1940, ont pris possession de la ville au nom du Führer, ont arraché le drapeau tricolore du balcon de l’Hôtel de Ville et l’ont remplacé par un drapeau à croix gammée. L’Oberst Koch, kommandierender des Sturmtruppenregiments Adolf Hitler (Colonel, commandant le régiment d’assaut A.H.) et ses hommes ont accompli le premier acte : changer le drapeau. Colmar n‘est plus une ville française. L’ordre nazi y règne désormais. Détournant l’image de la fameuse affiche de Hansi de 1918, apparaissent quelques jours plus tard de nouveaux placards avec l’arrogant et revanchard slogan : Hinaus mit dem welschen Plunder ! (Dehors le fourbi français).
En l’espace de quelques jours, Colmar devient Kolmar. Le « C » latin du Columbarium carolingien, qui évoquait de bien pacifiques colombes, est remplacé par un grand « K » allemand et noueux : « ein grosses deutsches knorriges K », comme le remarque un collaborateur zélé.
Ces noms de rue qu’on ne saurait voir
La question de la dénomination des rues est posée d’emblée. Puisqu’il faut supprimer ce qui peu ou prou rappelait la culture française, autant démarrer par les signes visibles que sont les adresses et plus prosaïquement les plaques des rues. Ici comme ailleurs, elles puisent leurs sujets dans les pages glorieuses de l’histoire dont on magnifie les riches heures, les batailles victorieuses – elles sont toujours victorieuses les batailles qu’on célèbre – et leurs héros.
Le retour à la France, en novembre 1918, avait multiplié les références à l’épopée de la première guerre mondiale. La dénomination des rues s’était enrichie d’une nouvelle mythologie tricolore. L’occupant nazi ne pouvait que l’exécrer. Il dut reconnaitre cependant que la dénomination des rues colmariennes -la remarque est vraie pour la majorité des communes alsaciennes- s’était aussi tournée vers une page plus ancienne de l’histoire régionale : celle d’avant 1648. L’Alsace, Pays d’Empire (Reichsland) entre 1870 et 1918, avait déjà déblayé le terrain.
Dès juillet, un groupe de travail se met en place à la mairie de Colmar. Il est présidé par le Stadtkommissar Hellstern et animé par Albert Schmitt, bibliothécaire de la ville depuis 1924, excellent spécialiste de l’histoire de Colmar, dont les sympathies pour le régime national -socialiste vont être révélées au grand jour : sous le nom de Morand Claden, il publie, au mois d’août dans les Strassburger Monatshefte de Friedrich Spieser une ode au Führer. Se réunissant régulièrement, le groupe bénéficie des préconisations faites par le Generalreferent Robert Ernst à l’ensemble des communes d’Alsace, le 12 juillet, leur recommandant de puiser dans le très riche patrimoine du Moyen-Age et de la Renaissance.
Le 17 septembre la liste est prête. Les nouvelles dénominations sont les suivantes :
Adolf Hitler-Str / avenue de la République
Ahnenplatz / place Scheurer Kestner
Alemanenstr. / rue de Munster
Badener Str . / rue Vauban
Barbarossastr. / rue Casterlnau
Beethovenstr. / rue Kléber
Belchenstr/ rue Camille Mequillet, rue Gambetta, rue Wilson
Bonerstr /rue Grandidier
Brückleweg/rue Aristide Briand
Bundschuhstr. /rue de la Concorde
Burgunden platz/ place de la Franche Comté
Dr.Haegy str./ rue Franklin Roosewelt
Duellstr./ rue Edouard Daladier
Eduard Reuss Str. / rue des Vosges
Elsässerstrasse/ rue de Peyerimhoff
Ettichostrasse/ rue Erckmann-Chatrian
Feldbergstr./rue Nefftzer
Freiburgerstr/ rue du cardinal Mercier
Friedrich Lienhardstr./ rue Gustave Umbdenstock
Goetheplatz/place de la Victoire
Hans Jakob str./ rue de l’abbé Lemire
Harthgasse/rue Nesslé
Haydnstr./ rue Corberon
Hebelstr. / rue Camille Sée
Herderstr. / rue J.J. Rousseau
Hermann Goeringstr./ rue Stanislas
Herrad str./ rue de Reims
Hindenburgstr./ avenue Foch
Hohlanddsbergwall/ avenue Clemenceau-Poincaré
Hohrappolsteinstr. / rue du Florimont
Hunklerstr./ rue Ampère
Ichtersheimerstr/ rue du savon
Joseph Simonstr./ rue des Juifs
Kaiserstuhlstr./ rue Joseph Wagner
Kapuzinergass/ rue Rapp.
Karl-Roos-Platz/ place Desportes
Kasernenstr/ rue des Poilus
Kornlaubgasse/ rue Reiset
Krautenau/ rue Turenne-Krutenau
Kürschnersrainstr. / rue Messimy
Lazarettstr./rue Edourd Benes
Lersestr. /rue Voltaire
Limburgstr./rue Voulminot
Marchbachstr. rue du Hohlandsbourg
Marsfeld / Champ de Mars, place Rapp
Marsfeldallee / avenue de la Marne
Marsfeldwall/ bld. du Champ de Mars
Merianplatz/ Place du chanoine Boxler
Mozartstr./ rue d’Arras
Mündelplatz/ place Billing (dont le nom de rue est maintenu)
Münsterstr./ rue Jaques Preiss
Murrhostr./ rue Morel
Oberhofstr./ rue Neville Chamberlain (rue de Montbéliard)
Ricklinstr./ rue Reubell
Richard Wagner str./ rue Bruat
Riegertstr./ rue Daniel Blumenthal
Robert-Koch-str./ rue Pasteur
Scherlenstr./ rue Frédéric Kühlmann
Schillerstr./ rue Victor Hugo
Schlüsselplatz/ place Jeanne d’Arc
Schreinergasse/rue Vernier
Schubertstr./ rue Charles Grad
Schwarzwaldstr./ rue de Verdun
Spitzharthstr./rue des Belges
Sponeckstr./rue de la Solidarité
Strasse des 17 JunI/ avenue de la Liberté
Studentenstr/ avenue Pétain
Thannerstr./rue de Bruxelles
Talbahnstr./ rue Gustave Adolphe
Tännchelweg/ Judenlochweg
Theaterplatz/ place du 18 novembre
Waldnerstr/ rue Golbéry
Wasserturmallee/avenue Joffre
Weiddling gässlein/
Wilhelm Heinrich Riehl str./ rue Georges Risler
Würtzstr./ rue Jean Jaurès
Un cinquième finalement !
Sur 340 noms de rues, places ou lieux-dits, 76 furent changés soit 22,3 %. En gros, un cinquième des noms n’étaient pas acceptables pour les nazis. Ce qui revient à conclure que les quatre cinquièmes l’étaient. Les peintres Isenmann, Schongauer et Grünewald ne pouvaient choquer. Ni les humanistes Wimpheling, Fischart ou Murner. Encore moins Gutenberg en tant qu’inventeur allemand de l’imprimerie ou Wickram, considéré comme le père du roman allemand. Pfeffel, le plus grand fabuliste de langue allemande au XVIIIe siècle, pas davantage. Ni Lazare de Schwendi, général de Charles-Quint qui se battit contre les Turcs en Hongrie pour sauver le Saint-Empire. Tous appartenaient à l’histoire de l’Allemagne.
Les nouvelles dénominations répondaient finalement assez fidèlement aux recommandations faites Robert Ernst. On ne se priva pas à Colmar de puiser dans l’histoire régionale et dans la géographie locale. Le recours à la toponymie locale était bien commode. Remplacer le général Rapp par la Kapuzinergasse ne mangeait pas de pain. Le couvent des capucins s’était bien trouvé dans le secteur de la rue Rapp. On se débarrassa tout aussi facilement de Camille Méquillet, Gambetta et Wilson en les englobant dans une Belchenstrasse(rue des Ballons) bien montagnarde. Aristide Briand fut réduit à un petit pont du quartier des maraîchers : le Brückleweg. La rue du général Reiset mua en Kornlaubgasse (rue de la halle au blé) et la rue du lieutenant Nesslé, qui s’était illustré à la bataille de Magenta en 1859, s’effaça au profit de la rue de la Harth. Quant au cardinal Mercier, il fut tout bonnement remplacé par une ville toute entière : Freiburg im Breisgau.
Les rapprochements littéraires étaient plus élaborés. Substituer Schiller à Victor Hugo était de bonne guerre, si on peut dire. Ils étaient ebenbürtig. Remplacer Voltaire par le brave Lersé, ami de Goethe et associé à Pfeffel dans la direction de l’école militaire était déjà plus surprenant. Herder était plus coté. Il eut l’honneur de prendre la suite de Jean-Jacques Rousseau. L’écrivain alsacien de langue allemande, Friedrich Lienhard, décédé en 1929, chantre du Deutschtum, fut choisi en lieu et place de l’architecte Gustave Umbdenstock dont le patriotisme français était connu. On n’opposa pas d’écrivain au tandem Erckmann-Chatrian mais Ettichon ou Attich, Duc d’Alsace et père de… sainte Odile !
Certains Heimatrechtler trouvèrent enfin chaussure à leur pied. C’était une occasion de rendre hommage à quelques autonomistes, dont le « martyr » Karl Roos, à qui on attribua finalement la place Desportes, du nom d’un (grand) préfet napoléonien. Qui connaissait Eugene Würtz qui l’emporta sur Jean Jaurès ? L’abbé Haegy (rue Franklin Roosewelt) et Eugène Ricklin (rue Reubell) bénéficiaient d’une plus grande notoriété. Ils avaient joué un rôle important dans l’histoire de l’autonomisme en Alsace.
Les militaires allemands sont quasi absents sur la liste. Seul le maréchal Hindenburg a droit de cité. Il remplace le maréchal Foch. L’équilibre est parfait. Reconnaissons à cette liste le fait d’avoir davantage prisé les gloires culturelles que les héros militaires. Les musiciens furent utilisés avec parcimonie. Outre Richard Wagner1, Beethoven intervint pour le général Kléber, Schubert pour Charles Grad et Haydn pour les Corberon, famille de magistrats et de premiers présidents du Conseil Souverain. C’est enfin un professeur de musique de Colmar, Joseph Simon, compositeur local, décédé peu avant l’entrée des Allemands à Colmar, en juin 1940, qui donna son nom à la rue des Juifs. Il passait, aux yeux des autorités, pour un heimattreuer Elsässer.
La liste colmarienne était au bout du compte fidèle à ce qui était attendu. Elle s’était largement penchée sur le passé régional et local. Elle n’oublia pas d’instiller un zeste d’histoire contemporaine (rue Adolphe Hitler, Goering et du 17 juin, date de l’entrée des Allemands à Colmar). L’autorité n’en attendait pas moins. Elle était aussi le reflet des travaux de la commission des « experts » dont certains étaient de parfaits érudits, ce qui ne les empêchait pas d’être de fieffés nazis. Le groupe ne résista pas toujours à la tentation du pédantisme. On transforma ainsi l’impasse de la Niederau, dont le nom ne posait aucun problème en Weidlinggässlein du nom des barques qu’utilisaient autrefois les maraîchers sur la Lauch. Appellation dont plus personnes ne se souvenait. On eut aussi recours à l’abbesse Herrade de Landsberg, auteur au XIIIe siècle du fameux hortus deliciarum pour effacer le souvenir de la ville de Reims. On remontait loin pour extirper de la mémoire locale la blessure vivace de la première guerre mondiale. On avait feint d’oublier que si la magnifique œuvre de l’abbesse de Hohenburg avait été détruite, c’était par l’entremise des Allemands lors des bombardements de Strasbourg en 1870.