Albert Schweitzer, paradoxal, inclassable, universel !

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Schweitzer est l’Alsacien le plus célèbre dans le monde. Il est aussi un des Français les plus connus aux quatre coins de la planète, disputant ce privilège au général de Gaulle. Qui ne connaît la silhouette du fameux médecin de la brousse, coiffé de son légendaire casque colonial et dont le visage est envahi par une moustache de « petit père des peuples » ?

L’Alsacien le plus célèbre dans le monde n’est de loin pas l’Alsacien le plus célèbre de France. A l’aune hexagonale, les Colmariens Hansi voire Bartholdi ont plus de notoriété. Etrange paradoxe ! Les Français longtemps l’ont pris pour un Allemand. Il est vrai qu’il l’a été une partie de sa vie comme tous les Alsaciens de sa génération. Il était né, en effet, en 1875, dans l’Alsace du Reichsland et avait 43 ans quand la province perdue revint à la France. Il fallut un prix Nobel tardif, en 1953, pour que la France l’adoptât définitivement. Il était temps et il se faisait tard. Schweitzer avait 78 ans alors et n’était plus tout à fait un jeune homme. Il avait été prophète ailleurs que dans son pays. Quand il le devint enfin un peu, il n’en profita guère. Il mourut en 1965, à l’âge de 90 ans, homme d’un autre temps et d’un autre monde.

Qu’avait-il encore à dire à la génération de mai 68 qui s’empressa de le reléguer dans les poubelles de l’histoire ? A ses yeux, il était le représentant désuet d’un monde révolu. Le suppôt d’un colonialisme unanimement vilipendé. Son hôpital de Lambaréné, au Gabon, suintait subitement la misère. Ses pratiques autoritaires étaient contestées, ses compétences médicales mises en cause. Sa personnalité fut réduite à celle des pantins qui accompagnent Tintin au Congo.

A l’étranger, heureusement, sa notoriété restait grande. Aussi bien en Amérique qu’en Union Soviétique ; en République Fédérale qu’en République Démocratique Allemande. Pas pour les mêmes raisons ! Chacun possédait sa vision de Schweitzer et chacun savait l’utiliser à sa guise à des fins de propagande.  Ses prises de position contre la course à l’armement atomique avaient été exploitées dans les deux camps.

Schweitzer ne disparut en réalité jamais de la mémoire et de la conscience contemporaine. Après une éclipse, il refit même surface en France. On lui trouva  soudain une singulière modernité. On finit par le lire, consentant ainsi à mieux le connaître. On s’aperçut qu’il était autre chose qu’un simple médecin de brousse. On découvrit ce qu’il avait toujours été: un penseur exigeant, un philosophe original,  un théologien précurseur et un musicien non dénué de talent.

Avant d’en dire ou redire l’actualité, considérons d’abord, pour mieux l’appréhender, les riches heures de sa vie.

Enfant du Reichsland

Quand il naît à Kaysersberg, à proximité de Colmar, le 14 janvier 1875, l’Alsace est allemande. Elle l’est depuis peu certes, depuis le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, mais elle allait le rester pour environ un demi-siècle encore. L’enfance, l’adolescence et les années de maturité d’Albert Schweitzer sont des années allemandes. A l’instar de deux générations d’Alsaciens qui n’en pouvaient mais.

Son père était pasteur. Quelques mois après la naissance d’Albert, il est nommé à la tête de la paroisse de Gunsbach, non loin de Munster. Colmar est toujours à proximité. Les Schweitzer viennent juste de changer de vallée. Albert y passe une enfance heureuse avec son frère et ses trois sœurs. Gunsbach tiendra tout au long de sa vie une place à part. C’est un port d’attache, au sein de son Alsace natale, auquel toujours il reviendra.

C’est au sud de la Haute Alsace, dans la ville industrielle de Mulhouse, qu’il poursuit ses études secondaires. Il y passe son bac et s’initie à Bach et à l’orgue auprès d’Eugène Munch. Il fait ensuite un saut à Paris, chez son oncle Auguste dont l’épouse Mathilde lui fait rencontrer Charles Marie Widor qui devient son mentor musical. Retour à Strasbourg, à partir de 1893, pour de solides études théologiques et philosophiques. La musique reste la compagne fidèle de ses années d’apprentissage. Il approfondit sa connaissance de Bach auprès d’Ernest Munch qui vient de créer le choeur de l’église Saint-Guillaume. Ernest est le frère d’Eugène, l’organiste mulhousien, et le père de Fritz et de Charles Munch, futurs chefs d’orchestre. Albert Schweitzer devient l’organiste de Saint-Guillaume. Il y retrouve de temps en temps Charles Marie Widor qui fait le déplacement de Paris. Celui-ci l’encourage à écrire, en 1905, à l’intention des organistes français, un opuscule intitulé : « Jean Sébastien Bach, le musicien poète. »

Parallèlement, il soutient, en 1902, une thèse de théologie (Histoire de la dernière Cène dans ses rapports avec la vie de Jésus et l’histoire du christianisme primitif) qui lui permet d’exercer une fonction pastorale, comme vicaire, à l’église Saint-Nicolas de Strasbourg. Nous sommes en 1905. Schweitzer a trente ans. Une solide carrière universitaire s’ouvre à lui. Il a rejoint entre temps un groupe de jeunes gens, disciples du protestantisme social de Friedrich Naumann. Au sein de ce groupe, Hélène Breslau, fille de l’historien médiéviste, Harry, en poste à l’université impériale de Strasbourg, attire son attention. Ils ne se quittent plus et se marient en 1912.

 Vocation africaine

Hélène, sept ans plus tôt, avait été le témoin privilégié de la mue profonde d’Albert Schweitzer qui décide brusquement de renoncer aux honneurs universitaires pour devenir missionnaire. C’est un article du pasteur Alfred Boegner, paru dans le journal de la Société des missions de Paris, en 1904, qui est à l’origine de sa vocation. On sait que la foi d’Albert Schweitzer est nourrie de mysticisme. Le théologien, toujours actif, vient d’achever une étude importante sur la vie de Jésus (Geschichte der Leben-Jesu Forschung). L’appel du pasteur Boegner portait sur le manque de missionnaires au Congo. Schweitzer, bien que citoyen allemand, offre ses services à la mission parisienne qui ne retient pas sa candidature. On se méfie alors, dans la capitale, des théologiens libéraux, allemands de surcroît.  Qu’à cela ne tienne, Schweitzer, têtu, entame des études de médecine qu’il achève en 1912. Si on ne veut pas le prendre comme missionnaire peut être le retiendra-t-on comme médecin ? Cette période intellectuellement féconde est épuisante physiquement. Il continue, à côté de ses études de médecine, de mener de front recherches théologiques et études musicales.

En 1906, paraît la première version de la Geschichte der Jesu Forschung. En 1908, est éditée la version définitive de son étude sur Bach, en allemand. En 1911, il publie une nouvelle étude théologique sur l’apôtre Paul (Die Geschichte der Paulinischen Forschung). Sa boulimie ne l’éloigne pas pour autant de son objectif premier : être nommé médecin missionnaire en Afrique. Sa ténacité finit par l’emporter. Il est autorisé, en 1912, à ouvrir une œuvre médicale indépendante sur la station de la mission de Paris, à Lambaréné au Gabon. Pour faciliter sa nomination, on lui propose d’acquérir la nationalité française. Ce qu’il refuse, estimant qu’il avait une dette culturelle vis-à-vis de l’Allemagne. Il avait, dans ce pays et dans la langue de ce pays, fait ses recherches et rédigé ses travaux les plus éminents.

Albert Schweitzer et son épouse arrivent à Lambaréné en avril 1913. Ils doivent y rester normalement deux ans. La guerre les contraint à y demeurer quatre, dans des conditions climatiques et matérielles difficiles. Hélène a dû mal à s’habituer au climat africain. Le couple connaît ensuite l’infortune d’un rapatriement peu glorieux et l’humiliation d’un internement abusif, parce que citoyens allemands, dans les camps de Garaison et de Saint-Rémy de Provence, dans le Vaucluse. Ils sont finalement renvoyés en Alsace, en juillet 1918, malades, ruinés et découragés. Hélène, atteinte de tuberculose, y a laissé sa santé. Elle fréquentera désormais les sanatoriums et s’effacera progressivement. Albert Schweitzer, dont la santé s’est également détériorée, est sans ressources. Il ne peut rembourser les dettes contractées auprès de la Société des missions. De plus, sa famille est menacée d’expulsion en Allemagne à la fin de la guerre. Elle est soupçonnée de sympathies pro-allemandes. Il faudra l’intervention de l’archevêque luthérien de Suède, Söderblom, en 1920, pour le tirer d’affaire. Celui-ci lui offre les moyens d’exposer ses idées philosophiques en public. Schweitzer multiplie conférences et concerts, rétablit sa santé et assainit sa situation financière. Il retrouve sa puissance de travail et publie successivement,  de 1921 à 1924 : A l’orée de la forêt vierge, Les religions mondiales et le christianisme, Souvenirs d’enfance et de jeunesse ainsi que deux volumes de sa Kulturphilosophie.

On passerait à côté du sujet si on n’allait pas directement à l’essentiel, c’est-à-dire à réflexion philosophique, aussi profonde que constante, dont les grandes lignes sont globalement arrêtées en 1915 quand s’impose à lui ce principe fulgurant et définitif du « Respect de la vie », Ehrfucht vor dem Leben (« Je suis vie qui veut vivre entouré de vie qui veut vivre »). La concision de la formule se suffit à elle-même. Elle contient toute sa pensée, y compris cette part politique qu’on s’évertue à lui prêter. Mais aussi brillante que soit la formule, elle est étayée par une réflexion en amont profonde, patiente et laborieuse, bien dans le style du personnage et de sa nature véritable, entamée au lendemain de sa soutenance de thèse de philosophie consacrée à La philosophie de la religion de Kant en 1898. Dès l’année suivante, Schweitzer a l’idée de travailler à une lecture critique de la civilisation et des philosophies qui la sous-tendent.

Les événements mondiaux, comme son destin propre, vont le servir. Observateur attentif du monde tel qu’il va, c’est à dire à sa perte et à la Grande Guerre, acteur et victime d’un conflit qui le conduit en Afrique, puis en France dans un camp de prisonnier,  et enfin en Alsace où il devient persona non grata au lendemain de l’armistice, il a du matériau pour nourrir sa réflexion et ce livre, à caractère encyclopédique, qu’il ne cesse d’écrire : La philosophie de la civilisation (Kulturphilospophie) dont deux tomes paraîtront en 1923. Dans sa lecture critique de la civilisation, Albert Schweitzer fait le constat implacable d’une faillite de celle-ci dont la guerre de 14-18 est un aboutissement. S’ajoute à ce premier constat, celui de la démission de l’esprit qu’il convient de retrouver bien vite pour faire face à la violence, au meurtre et à la barbarie. Mais l’esprit n’est rien s’il ne scelle une alliance solide avec l’éthique qui manque si cruellement en ces temps incertains. Voilà les conditions requises pour emprunter un chemin concret, éclairé par une conception du monde où s’impose le respect de la vie.

Entre l’Afrique et l’Europe

Il est prêt à repartir en Afrique. Ce qui advint en avril 1924. Il se retrouve à Lambaréné, sans son épouse, cette fois-ci. Albert Schweitzer relève le premier hôpital de ses ruines. Celui-ci s’avère rapidement trop petit. Les malades affluent. Avec ses collaborateurs, il construit un nouvel ensemble, situé à environ 3 km en amont, sur la rive de l’Ogooué. Le fameux hôpital de la brousse se met lentement en place. Il compte, à son achèvement, une cinquantaine de bâtiments, construits en bois pour la plupart. Conçu comme un village africain, il accueille des centaines de malades, entourés de leurs familles.

De 1927 à 1939, il alterne les séjours en Europe et en Afrique. Les premiers sont essentiellement destinés à collecter des fonds grâce aux nombreux concerts et conférences qu’il donne. Il poursuit parallèlement ses travaux philosophiques et religieux. La mystique de l’apôtre Paul est publiée en 1930, Les grands penseurs de l’Inde, en 1934. En 1931, à l’âge de 56 ans, il achève sa biographie  Ma vie et ma pensée. Ouvrage précieux, pour qui veut mieux le connaître, mais nécessairement incomplet. Sa vie est loin d’être arrivée à son terme. Celle qui suit son autobiographie n’est pas moins riche que celle qui la précède. Fidèle à ses racines intellectuelles, il reçoit le Prix Goethe, décerné par la ville de Francfort, en 1928. En 1932, il y prononce le discours commémoratif de la mort du grand poète allemand et règle ses comptes avec les « idéologies inhumaines qui poursuivent leur jeu dément ». Sans les citer, Schweitzer s’oppose aux nazis. D’emblée et à un an de la prise de pouvoir d’Hitler. Le discours est brillant et prémonitoire. Le médecin de la brousse a vu juste et les nazis se sont reconnus.

Il s’ouvre, parallèlement, au monde anglo-saxon à travers un cycle de conférences en Angleterre ( Hibbert lectures, Gifford lectures.)

Discrète, mais efficace, son épouse Hélène entreprend, de son côté, en 1937, une tournée de sensibilisation en faveur de Lambaréné aux Etats-Unis où elle réside pendant un an, avec sa fille Rhéna, née en 1919. Elle pose là les grains d’une moisson qui se révélera abondante après la guerre mais qui porte ses premiers fruits durant le conflit. C’est à la suite de ce séjour que les Américains se mobilisent pour envoyer des médicaments à l’hôpital de Lambaréné. Hélène vit à Koenigsfeld, en Forêt Noire, depuis 1924. D’origine juive, elle fuit le national-socialisme en 1932 pour rejoindre la Suisse et s’établir à Lausanne avec Rhéna. Quand la guerre éclate, elle reprend son errance ; et de Paris, rejoint le sud de la France qui n’est pas encore occupé. Elle mettra plus d’un an pour arriver au Gabon, après un long détour par le Portugal, puis l’Angola.

Pendant dix ans, de 1939 à 1949, Schweitzer demeure à Lambaréné, loin de l’Europe et du plus effroyable de ses conflits. Des amis et membres de la famille d’Hélène disparaissent dans les camps d’extermination. Son collaborateur à Lambaréné, Victor Nessmann, est assassiné par la Gestapo en 1944. A l’hôpital, on manque de tout. La guerre a rendu l’approvisionnement difficile. S’il a pu tenir, c’est grâce à l’aide américaine.

Quand il y revient, le monde a changé. L’Amérique s’est affirmée comme étant la première puissance internationale. L’Amérique, qui n’a pas lâché Schweitzer pendant la guerre, va s’enticher de lui. Il connaît subitement une médiatisation sans précédent, relayée par quelques appuis majeurs comme Albert Einstein, qui l’invite en 1949, et son beau-frère, Charles Munch, nommé cette année là, à la tête du Boston Symphonia Orchestra dont il va faire l’un des meilleurs orchestres du monde.

Gloire et critiques

L’engouement pour Schweitzer est tel que le Time Life Magazin le désigne, en 1947, comme « Le plus grand homme du siècle ». Les honneurs affluent. Schweitzer croule sous les sollicitations. La France subitement s’intéresse à lui et le reconnaît enfin comme l’un des siens. L’ancien prisonnier est promu Officier de la Légion d’honneur par décret du 22 août 1950, « sur le rapport du Ministère de la France d’Outre-Mer, en qualité de Médecin à Lambaréné-Gabon, Afrique équatoriale française. ». Un an plus tard, il est élu à l’Institut de France comme membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Il reçoit, la même année, le prix de la Paix de la Fédération allemande des libraires et, en 1952, la médaille Paracelse ainsi que la médaille du prince Charles. Sa vie est devenue un roman. Gilbert Cesbron s’en empare, en 1952 pour écrire une pièce de théâtre «Il est minuit docteur Schweitzer ». La pièce devient un film la même année. Pierre Fresnay incarne Albert Schweitzer, Jeanne Moreau joue le rôle de son infirmière, Maria.

Schweitzer connaît la consécration en devenant lauréat du prix Nobel de la Paix en 1953. La gloire ne lui fait pas tourner la tête. Il profite, au contraire, de sa célébrité pour délivrer à tous les peuples de la terre son message de paix et son éthique du respect de la vie. Il consacre son énergie et son autorité morale pour dénoncer le danger de la course aux armements atomiques. Il évoque cette question dans le discours de la cérémonie officielle du prix Nobel de la paix, en 1954, et récidive quand, le 23 avril 1957, il lance un appel solennel contre l’arme atomique et les essais nucléaires sur les ondes de la radio norvégienne à Oslo. Cet appel est diffusé par 140 stations dans le monde et interdit par d’autres, tant à l’Ouest qu’à l’Est.

Nous sommes alors en pleine guerre froide. L’appel d’Albert Schweitzer dérange. Notamment les Américains qui l’ont soutenu jusqu’à présent. La décolonisation est, pour ses détracteurs, l’occasion de dénoncer le paternalisme du vieil homme blanc, ses méthodes médicales archaïques, son autoritarisme à la limite du racisme. Il devient le représentant détesté d’un colonialisme abhorré.

Il persiste et signe. Ne cédant sur rien et remettant mille fois l’ouvrage sur le métier. Il mettra tout son poids à lutter contre la folle course à l’armement atomique. La crise de Cuba en 1962 et celle de Berlin à la même époque le confortent. Il interpellera Kennedy, vilipendera McNamara son ministre de la défense, se fera courtiser par Walter Ulbricht à la tête de la D.D.R. , raillera les prétentions de De Gaulle à faire de la France une puissance nucléaire, contestera Adenauer sur la question de Berlin, agacera son ami Hammarskjöld au moment de la crise du Congo en lui signifiant que la décolonisation est un leurre s’il elle ne s’accompagne pas au préalable d’un immense travail pédagogique et éthique, et finira par féliciter Kennedy et Khrouchtchev quand les deux grands signent le 5 août 1963 un accord partiel sur l’arrêt des essais atomiques, amorçant ainsi la politique de détente. Il sait l’équilibre fragile (l’un sera assassiné, l’autre déposé) mais il aura tout essayé. En quoi il aura été jusqu’à la fin non pas un homme politique mais un homme selon Goethe, homme de foi, de réflexion et d’action, fidèle jusqu’au bout :

« A toi-même sois fidèle et fidèle à autrui
            Et que la peine que tu donnes soit de l’amour
            Et que la vie que tu mènes soit action »

En 1959, à 84 ans, il fait ses adieux à L’Europe. Il s’en retourne en Afrique. Définitivement ! Il ne reviendra plus. N’avait-il pas déclaré un jour à ses amis gabonais : « je vous appartiens, jusqu’à mon dernier souffle ». Ses premiers collaborateurs ont disparu. Emma Hausknecht, fidèle parmi les fidèles, présente à Lambaréné depuis 1925, est morte en 1956. Hélène, son épouse, s’est éteinte à Zurich, le 1er juin 1957. Ses cendres reposent à Lambaréné à côté de celles d’Emma Hausknecht. Il lui reste six ans à vivre. Fidèle à ses convictions, il fait, en décembre 1965, un enregistrement sur disque sous le titre Mes mots aux hommes . Il évoque, une dernière fois, ses engagements et sa philosophie du respect de la vie. Il réitère, en même temps, l’appel d’Oslo contre la course aux armements et à l’arme atomique. Pour son 90e anniversaire, des messages du monde entier affluent à Lambaréné. Après une courte maladie, Albert Schweitzer y décède, peu de temps après, le 4 septembre 1965.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’œuvre et de la pensée d’Albert Schweitzer ?

Son hôpital, que sa fille Rhéna dirigea un certain temps, est toujours en butte aux problèmes financiers mais il continue, vaille que vaille, à vivre. Le musicien et le théologien ont vieilli. On n’interprète plus Bach comme Schweitzer le joua et les recherches théologiques sur la vie de Jésus et de Paul se sont considérablement enrichies depuis que Schweitzer les initia. Dans ces deux domaines pourtant, il fit œuvre de pionnier.

Il a contribué à faire connaître Bach en France, ce qui ne fut pas une mince affaire. Dernier représentant de la grande Ecole de Tübingen, il développa, sur le plan théologique, la thèse de l’eschatologie conséquente : Jésus a partagé la croyance du judaïsme tardif dans la venue imminente du Royaume de Dieu. Son message doit être interprété en fonction de cette attente.

Sur le plan philosophique, le concept du respect de la vie (Ehrfucht vor dem Leben) et ses analyses de l’échec de l’éthique occidentale ont conservé leur pertinence. «L’éthique -avait-il écrit- c’est la reconnaissance de notre responsabilité envers tout ce qui vit. On sait que cette pensée s’est nourrie aux sources des grands penseurs de l’Inde. Selon Jean-Paul Sorg, l’un de ses meilleurs connaisseurs, « la philosophie d’Albert Schweitzer est une pensée forte et originale, complètement ignorée par les philosophes professionnels ainsi que par le public cultivé.» Elle constitue une réflexion théorique d’envergure. L’éthique du respect de la vie concerne toutes les vies, y compris la vie animale, celles des insectes et des plantes !

Elle s’inscrit aujourd’hui pleinement dans nos préoccupations écologiques. De même « en construisant son hôpital, en étayant son action par une philosophie rigoureuse, il a donné à l’humanitaire, nommé comme tel, un fondement philosophique propre, détaché de l’idée de mission religieuse ».

Alors, Schweitzer ancêtre des french doctors ? Dès 1905, il y a plus d’un siècle, il écrivait  «  Comprenez-vous maintenant qu’il s’agit d’une œuvre humanitaire plutôt que d’une œuvre religieuse et que dans les grandes forêts vierges d’Afrique on a besoin d’hommes qui aillent protéger les noirs contre la rapacité des blancs ? » Ce n’est pas là un discours de colonialiste !

Schweitzer est en réalité inclassable. Pour le connaître, il faut d’abord se donner la peine de le lire. Peut-être aurions nous vu alors que ce théologien qui a su donner toute sa place à l’histoire dans ses recherches sur Jésus et sur Paul, ce chrétien qui s’est passionné pour les spiritualités orientales, était aussi un philosophe dont la vision du monde fondait toutes les luttes ultérieures pour les droits de l’homme, la paix dans le monde et la sauvegarde de notre maison commune, la terre ? Ce programme, paradoxalement, allait être revendiqué par une majorité de ceux qui l’avaient brûlé… sans l’avoir lu.
Il a allumé, il y a bien longtemps, une petite lumière qui continue de brûler. Il est (toujours) minuit Docteur Schweitzer.

Bibliographie sommaire

Lassus Pierre, Albert Schweitzer, Préface du Dr Xavier Emmanuelli, Paris, Albin Michel, 1995
Albert Schweitzer, Humanisme et mystique, textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Paris, Albin Michel, 1995
Etudes Schweitzeriennes, Revue de l’association française des amis d’Albert Schweitzer.
Thomas Suermann, Albert Schweitzer als homo politicus. Eine biographische Studie zum politischen Denken und Handeln des Friedensnobelpreisträgers, Berlin, 2012. (kncd’thèse soutenue à la Leuphana Universität de Lüneburg en 2011)Arnold Matthieu, Albert Schweitzer, les années alsaciennes,  strasbourg, 2013
Albert Schweitzer, Six essais sur Goethe, traduction et introduction Jean-Paul Sorg,  Etudes schweitzeriennes, 1999 (Publications de l’Association Française des Amis d’Albert Schweitzer)

Gabriel Braeuner, 2013,

Conférence tenue au Bischenberg le 13 avril 2013 dans le cadre de la Conférence du district 1680 du Rotary international Alsace-Franche-Comté

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