Albert Schweitzer, un homme politique ?

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Albert Schweitzer, un homme politique ? L’idée est saugrenue à première vue : il ne fut à la tête d’aucun parti et n’exerça pas le moindre mandat politique. N’est-il pas déjà théologien, philosophe, musicien et médecin ? Ce qui fait beaucoup pour un seul homme. A l’examen pourtant, l’idée n’est pas si sotte que cela. Son ami Theodor Heuss, premier président de la République fédérale allemande, qu’il avait marié en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg en 1908, l’avait déjà qualifié ainsi dans sa Laudatio accompagnant le prix pour la paix, remis par les libraires allemands en 1951. Une thèse récente a été entièrement consacrée au sujet.

C’est que le « politique » Schweitzer interroge. Sa longue vie déjà en fait un témoin privilégié de notre histoire contemporaine. Né Allemand en 1875, l’Alsace étant (à peine) devenue terre d’Empire, il meurt en tant que citoyen français en 1965, à 90 ans, dans les glorieuses sixties où tout semblait possible, y compris le pire : un conflit atomique ! Il aura vécu, entre temps, plusieurs changements de nationalité comme tous les Alsaciens de sa génération, deux guerres mondiales et une guerre froide, le destin fabuleux et capricieux d’un théologien, philosophe et musicien promis à une belle carrière universitaire qui se retrouva médecin d’un hôpital  de brousse en Afrique, culturellement allemand et prix Nobel français, pacifiste obstiné et têtu, conscience universelle autant célébrée que critiquée, définitivement paradoxal et inclassable, à jamais cosmopolite et pourtant si Alsacien.  Bref un destin, un vrai !

« Je suis vie qui veut vivre…»

Mais on passerait à côté du sujet si on n’allait pas directement à l’essentiel, c’est-à-dire à sa réflexion philosophique, aussi profonde que constante, dont les grandes lignes sont globalement arrêtées en 1915 quand s’impose à lui ce principe fulgurant et définitif du « Respect de la vie », Ehrfucht vor dem Leben (« Je suis vie qui veut vivre entouré de vie qui veut vivre »). La concision de la formule se suffit à elle-même. Elle contient toute sa pensée, y compris cette part politique qu’on s’évertue à lui prêter. Mais aussi brillante que soit la formule, elle est étayée par une réflexion en amont profonde, patiente et laborieuse, bien dans le style du personnage et de sa nature véritable, entamée au lendemain de sa soutenance de thèse de philosophie consacrée à La philosophie de la religion de Kant en 1898. Dès l’année suivante, Schweitzer a l’idée de travailler à une lecture critique de la civilisation et des philosophies qui la sous-tendent.

Les événements mondiaux, comme son destin propre, vont le servir. Observateur attentif du monde tel qu’il va, c’est à dire à sa perte et à la Grande Guerre, acteur et victime d’un conflit qui le conduit en Afrique, puis en France dans un camp de prisonnier,  et enfin en Alsace où il devient persona non grata au lendemain de l’armistice, il a du matériau pour nourrir sa réflexion et ce livre, à caractère encyclopédique, qu’il ne cesse d’écrire : La philosophie de la civilisation (Kulturphilospophie) dont deux tomes paraîtront en 1923. Dans sa lecture critique de la civilisation, Albert Schweitzer fait le constat implacable d’une faillite de celle-ci dont la guerre de 14-18 est un aboutissement. S’ajoute à ce premier constat, celui de la démission de l’esprit qu’il convient de retrouver bien vite pour faire face à la violence, au meurtre et à la barbarie. Mais l’esprit n’est rien s’il ne scelle une alliance solide avec l’éthique qui manque si cruellement en ces temps incertains. Voilà les conditions requises pour emprunter un chemin concret, éclairé par une conception du monde où s’impose le respect de la vie. Nanti d’un tel viatique, Schweitzer a désormais les outils pour traiter des dangers du nationalisme, du colonialisme et du racisme, de l’avidité du pouvoir et de la course funeste à l’armement.

La faillite d’un monde

Le venin nationaliste s’était largement répandu dans la décennie précédant la première guerre mondiale : guerre des Boers, conflit russo-japonais, affaire du Maroc, crise des Balkans pour alerter un esprit aussi exigeant qu’Albert Schweitzer. Ses prédications à Saint-Nicolas de Strasbourg, où il est vicaire depuis 1898, sa correspondance et ses échanges avec Hélène Bresslau, sa future épouse, berlinoise d’origine, sont l’occasion de se confronter à la faillite d’un monde où il n’est question que de pouvoir « Nur die Macht, die Macht an sich, die Macht um jeden Preis » (rien que le pouvoir, le pouvoir pour le pouvoir, le pouvoir à n’importe quel prix), de patriotisme exacerbé, de militarisme et de bellicisme. L’humanité a perdu ses valeurs et les idéaux de civilisation s’effacent désormais devant la pensée nationaliste. Et même « l’Allemagne à laquelle il appartient, cette Allemagne qui pourrait encore tant donner au monde en tant que puissance intellectuelle, a sacrifié au désir frénétique du pouvoir et a cessé d’être, dès lors, une force spirituelle ».

La Grande Guerre le rattrape en Afrique, à Lambaréné au Gabon, possession française, où il est installé avec Hélène depuis 1913 pour y construire un hôpital. Rien ne lui sera épargné et surtout pas les humiliations, expression d’un nationalisme suspicieux et vétilleux : placement en quarantaine au début du conflit parce que citoyen allemand, en butte à l’hostilité des missionnaires français, interdiction de quitter le territoire de l’hôpital puis, en 1917, renvoi en France, internement dégradant dans les camps de Garaison dans les Pyrénées puis à Saint-Rémy de Provence, avant d’être renvoyé, malade et ruiné, en Alsace. Une Alsace qui redevient française, où il n’y a plus de place pour l’universitaire allemand qu’il fut, pas davantage pour son beau-père Harry Bresslau , brillant médiéviste à la Kaiser Wilhelm Universität de Strasbourg, expulsé sans ménagement. Schweitzer n’est pas davantage épargné dans sa propre église où il est surveillé et même dénoncé. Observateur attentif de la politique mondiale, Schweitzer a vécu jusque dans sa chair, le tourment violent du poison nationaliste.

Face à Méphisto qui nous fait mille grimaces…

Il se reconstruira vite, comme on le sait, et retourne en Afrique dès 1924. Il n’en a pas pour autant terminé avec le nationalisme qui voit émerger, dans la République de Weimar fragilisée, son expression la plus hideuse sous la forme du national-socialisme d’Adolf Hitler, qui occupe de plus en plus le devant de la scène politique dans l’ancienne patrie de Goethe. Goethe, parlons-en justement. En 1928, Albert Schweitzer avait été le lauréat du Prix Goethe, prix allemand prestigieux, à Francfort. Quatre ans plus tard, voilà qu’on lui demande de tenir le discours officiel pour le centenaire de la mort du grand auteur. C’est un honneur indéniable fait à Schweitzer dont la pensée et l’action connaissent un début de notoriété. C’est pour lui aussi, une tribune unique de livrer officiellement, à travers la figure éthique et non pas littéraire de Goethe, son opinion sur la situation politique, sociale et spirituelle présente.

Face au monde en perdition où « Méphisto nous fait mille grimaces… à travers des milliers de violences et de crimes (où) des idéologies inhumaines poursuivent leur jeu dément » Schweitzer prône un retour à l’idéal des Lumières dont Goethe est un enfant, un idéal qui repose sur la liberté individuelle, la tolérance et l’humanisme. Pour lui, l’homme idéal est l’homme goethéen : « un homme de méditation qui soit en même temps un homme d’action et qui comme tel développe à dessein, mais sans ostentation, sa personnalité ». Autrement dit, un modèle bienvenu, une référence nécessaire dont le message n’a jamais été aussi actuel : « Essaye d’atteindre en toi la vraie humanité ! Deviens toi-même en devenant un homme conscient, libéré intérieurement, et disposé par là même à agir selon sa nature ». Nous sommes loin des totalitarismes et des idéologies malfaisantes, « des formules magiques d’un nouvel ordre économique et social ». Sans les citer, Schweitzer s’oppose aux nazis. D’emblée et à un an de la prise de pouvoir d’Hitler. Le discours est brillant et prémonitoire. Le médecin de la brousse a vu juste et les nazis se sont reconnus.

Il n’aura rien à attendre d’eux. Dans un rapport adressé au département des affaires étrangères de la N.S.D.A.P, daté de 1937, on peut lire : « Albert Schweitzer est devenu par le traité de paix un citoyen français. Sa femme est juive et ses écrits par leur conception du monde sont éloignés de nos convictions. Il défend une notion globale et floue de l’humanité qui l’a fait entre autre devenir missionnaire chez les nègres… Les parents de sa femme sont le juif Harry Bresslau, professeur d’université et son épouse Caroline,  née Isay. » Désormais, il est aux aguets. Inquiet du sort réservé à ses amis juifs restés à Berlin et en Allemagne et dont, pour certains, il favorisera l’émigration. Les proches d’Hélène sont menacés. Les Bresslau connaissent à nouveau le chemin de l’exil. Hélène et sa fille Rhéna quittent Koenigsfeld, propriété de la famille Schweitzer en Forêt Noire depuis 1923, pour la Suisse. Des amis, dont le physicien Max Born, l’exhortent à condamner officiellement la politique antisémite nazie. On cherche un Zola allemand. On pense qu’il aurait pu l’être. Sa notoriété ou l’idée qu’on s’en fait en Allemagne l’y destinait. On oublie qu’il est citoyen français et médecin de brousse, loin là-bas à Lambaréné. Qu’il craint pour les siens et pour ses admirateurs. Dès 1934, au moment d’une tournée de conférences en Europe, certains proches lui ont demandé de ne pas entrer en contact avec eux de peur de voir leur situation fragilisée.

La guerre, il la verra de loin, d’Afrique. Son épouse et sa fille mettront plus d’un an pour le rejoindre sur le chemin de l’exode français et de l’exil par Lisbonne et l’Angola. Des amis et membres de la famille d’Hélène disparaissent dans les camps d’extermination. Son collaborateur à Lambaréné, Victor Nessmann, est assassiné par la Gestapo en 1944. A l’hôpital, on manque de tout. La guerre a rendu l’approvisionnement difficile. S’il a pu tenir, c’est grâce à l’aide américaine.

L’encombrant « plus grand homme du siècle »

Au lendemain de la guerre, Les Etats-Unis, désormais la première puissance du monde, se sont entichés de lui. En 1947, le voilà désigné « le plus grand homme du siècle » par le Time Life Magazin qui fait autorité. L’engouement est populaire mais aussi universitaire et artistique. Les savants Oppenheimer et Einstein se réclament de lui. Son beau-frère, le chef d’orchestre Charles Munch, nommé en 1949, à la tête du Boston Symphonia Orchestra, multiplie les performances artistiques pour soutenir Lambaréné. L’Europe n’est pas en reste. Schweitzer récolte les prix et les honneurs. Le Friedenspreis des deutschen Buchhandels (Prix de la paix des libraires allemands), en 1951, n’est pas le moindre. Son ami Theodor Heuss rend hommage à son engagement humanitaire et à son idéal moral qui s’appuie sur des valeurs chrétiennes. Pour beaucoup d’Allemands, Schweitzer est un modèle à suivre, une figure d’intégration et de réconciliation, et oubliant parfois qu’il est français depuis 1918, le type même du bon Allemand qui a choisi le bon combat.

Le voilà mûr pour le prix Nobel de la Paix. Il lui est décerné en 1953, au titre de 1952. Lui-même ne se rendra à Oslo, qu’en novembre 1954, pour l’honorer à travers un discours à l’exceptionnelle résonance : « Le problème de la paix dans le monde aujourd’hui ». Moins de dix ans après le plus effroyable des conflits, le monde de nouveau est soumis aux terrifiantes grimaces de Méphisto : guerre de Corée, guerre froide, expériences nucléaires, course à l’armement atomique. Comme autrefois Goethe, Schweitzer a peur pour l’humanité. Mais aujourd’hui, plus encore que Goethe, il est une autorité reconnue, une conscience universelle qu’un prix illustre a consacré. Il ne peut plus se taire malgré son engagement initial de ne jamais se mêler des affaires politiques.

Albert Einstein l’interpelle. Si le concept de respect de la vie doit faire sens – et c’est le cas- il faut qu’il prenne position. Le désarroi et l’angoisse d’Einstein l’ont touché. Schweitzer se convainc que sa voix, forte de sa notoriété, peut porter. La question de la bombe atomique et de ses effroyables conséquences va désormais être sa grande affaire. Comme à son habitude, scrupuleux et travailleur, il se documente, lit, échange,  interroge : son ami Einstein bien sûr, qui lui a fait rencontrer Bertrand Russel, autre croisé de la cause, mais aussi Karl Bechter, directeur de l’Institut de physique théorique de l’Université de Mayence. Son angle d’attaque ne sera pas celui d’un savant de plus, mais celui du moraliste et médecin capable d’imaginer et de décrire les tragiques effets de la bombe sur les hommes. La mobilisation est mondiale. Aux Etats-Unis, le journaliste Norman Cousins, qui vient le voir à Lambaréné, s’engage et le presse à intervenir, de même que le jeune secrétaire de l’O.NU., Dag Hammarskjöld, fortement influencé dans sa jeunesse par la philosophie de Schweitzer et qui aimerait faire du respect de la vie un principe de gouvernement.

Une conscience qui dérange

C’est l’appel à l’humanité du 23 avril 1957 sur la radio d’Oslo, relayé par 150 radios dans le monde, qui l’engage définitivement. Ce seront, un an plus tard, trois nouveaux appels sur la même radio sous le titre générique « Paix ou guerre atomique ». Autant d’interventions qui portent, suscitant chez les uns une adhésion enthousiaste, chez les autres une irritation sans cesse croissante. C’est que Schweitzer, toute autorité morale qu’il soit, vient de descendre dans l’arène politique où tous les coups sont permis. Nous sommes en pleine guerre froide et les manifestations contre l’armement atomique se multiplient dans le monde au grand dam des Etats-unis et de leurs alliés, et non sans déplaisir du côté de l’U.R.S.S. et de ses satellites.  D’ailleurs, Schweitzer ne serait-il pas communiste ?

Il agace les politiques et notamment Adenauer et Strauss qui aimeraient équiper la Bundeswehr de la bombe atomique, il horripile les militaires américains, il inquiète ses amis, Theodor Heuss, le pasteur Niemöller et tant d’autres qui craignent pour sa réputation, son hôpital et son financement. Une partie de la presse conteste ses jugements et s’interroge sur ses compétences en matière scientifique. On tente désormais de déboulonner la statue du grand médecin humanitaire qui devient le suppôt d’un colonialisme abhorré – nous sommes en pleine décolonisation. Son hôpital suinte subitement la misère, son comportement est jugé autoritaire voire raciste, ses compétences médicales sont mises en cause. Le voilà réduit à l’état des caricatures qui accompagnent Tintin au Congo.

Il persiste et signe. Ne cédant sur rien et remettant mille fois l’ouvrage sur le métier. Jusqu’au bout, jusqu’à son dernier appel, en décembre 1964 quand il enregistre sur disque « Mes mots aux hommes ».  Il aura entre-temps mis son poids à lutter contre la folle course à l’armement atomique. La crise de Cuba en 1962 et celle de Berlin à la même époque le confortent. Il interpellera Kennedy, vilipendera McNamara son ministre de la défense, se fera courtiser par Walter Ulbricht à la tête de la D.D.R. , raillera les prétentions de De Gaulle à faire de la France une puissance nucléaire, contestera Adenauer sur la question de Berlin, agacera son ami Hammarskjöld au moment de la crise du Congo en lui signifiant que la décolonisation est un leurre s’il elle ne s’accompagne pas au préalable d’un immense travail pédagogique et éthique, et finira par féliciter Kennedy et Khrouchtchev quand les deux grands signent le 5 août 1963 un accord partiel sur l’arrêt des essais atomiques, amorçant ainsi la politique de détente. Il sait l’équilibre fragile (l’un sera assassiné, l’autre déposé) mais il aura tout essayé. En quoi il aura été jusqu’à la fin non pas un homme politique mais un homme selon Goethe, homme de foi, de réflexion et d’action, fidèle jusqu’au bout :

« A toi-même sois fidèle et fidèle à autrui
Et que la peine que tu donnes soit de l’amour
Et que la vie que tu mènes soit action

Pour en savoir plus :

Thomas Suermann, Albert Schweitzer als homo politicus. Eine biographische Studie zum politischen Denken und  Handeln des Friedensnobelpreisträgers, Berlin, 2012. (kncd’thèse soutenue à la Leuphana Universität de Lüneburg en 2011)

Albert Schweitzer, Six essais sur Goethe, traduction et introduction Jean-Paul Sorg,  Etudes schweitzeriennes, 1999 (Publications de l’Association Française des Amis d’Albert Schweitzer)

GB 2013, Publié dans Saisons d’Alsace hors série Albert Schweitzer, Février 2013

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