Ils ont des noms bien de chez nous, mais les Alsaciens ne les connaissent pas. Ils appartiennent à notre histoire même si leur destin s’est joué bien loin des frontières de la petite république urbaine de Colmar dont ils sont originaires. Ils sont quasi contemporains mais ne se sont pas connus. Ils s’appellent Waag et Schumacher. Le peu qu’on connaît de leur vie mérite d’être raconté.
Schumacher n’a guère laissé de souvenir en Alsace. Sa gloire, il la conquiert à l’étranger, sur les bords de la Néva, où Pierre le Grand, à partir de 1703, fonde une ville à son image : Saint-Pétersbourg. Pour son ambitieux projet, le tsar, qui a autrefois visité l’Europe et beaucoup observé, attire à lui toute une communauté d’étrangers dont la majorité est d’origine allemande. Ils sont là pour aider Pierre le Grand à former les élites russes et à l’épauler dans son dessein ambitieux de moderniser la Russie.
Incroyable destin que celui de Pierre 1er Alexéiévitch le Grand (1672-1725), monarque pour le moins aventurier, qui très tôt se frotte à l’Occident qui ne cesse de le fasciner. Au temps de la régence de sa sœur Sophie déjà, quand il fréquente le quartier étranger de Moscou et y rencontre le Genevois François Lefort qui devient son mentor. Il l’initie aux sciences et aux travaux manuels en compagnie de Hollandais, à l’art militaire avec un officier allemand dans les troquets moscovites où l’on boit et ripaille fort. Quand il accède enfin au pouvoir, en 1694, il prend la mesure de la fragilité de son immense pays et du retard qu’il a pris sur une bonne partie de l’Europe. Il s’en vient tout tsar qu’il soit, sous un incognito tout théorique, étudier à partir de 1697 les réalisations de l’Occident pendant 17 mois. Il séjourne en Hollande, en Angleterre, à Vienne, s’intéresse à la construction des navires et plus généralement à tout ce qui touche l’industrie. Parfait observateur et non moins agent recruteur, rien n’échappe à son insatiable curiosité. Ni les mœurs de notre société, ni ceux de nos politiques. Il apprend vite et bien avant de s’en retourner promptement mater une révolte des strelsys, ce corps d’infanterie russe aussi prestigieux qu’indiscipliné qui avait fini par devenir une menace pour la sécurité de l’Etat.
En guerre perpétuelle contre les Suédois qu’il finit par vaincre, il fait de la Russie la première puissance du Nord, amputant son rival de quelques provinces stratégiques sur la Baltique, et de Saint-Pétersbourg sa capitale et sa « fenêtre sur l’Europe ».
Cette Europe qui continue à l’attirer et qu’il revient visiter en 1715-1716, étant reçu, entre autres, à Versailles et à Paris. A son retour, il entame, au pas de charge et avec brutalité le plus souvent – il n’hésita pas à mettre à mort son fils Alexis, hostile à ses projets- une réforme profonde alignée sur le modèle occidental jusqu’à la caricature. Ne crée-t-il pas à la hâte une université sans se soucier le moins du monde d’asseoir au préalable un système d’enseignement secondaire ?
C’est dans ce contexte pionnier où la Russie apparait comme un Far-East, où tout est possible, que s’inscrit l’histoire de Colmarien Jean Daniel Schumacher. Celui-ci arrive à Saint-Pétersbourg en 1714 et s’installe au sein de la communauté allemande. Né le 5 février 1690 à Colmar, Jean-Daniel a alors 24 ans. On ne connaît pas son parcours, ni les motivations qui l’ont conduit en Russie. Son père Jean est entrepreneur. La famille est protestante. Colmar est depuis quelques décennies une ville royale française. Le Conseil Souverain d’Alsace, la plus haute juridiction de la province et, en outre, parlement régional s’y est installé en 1698. Les Jésuites ont suivi la même année. Ils vont y installer un collège brillant, bâtir une église, encadrer et stimuler la pratique catholique, contribuant intellectuellement et spirituellement au renouveau local, ce dont s’apercevra à ses dépens le « pauvre » Voltaire qui séjourne durant treize mois, en 1753-1754 dans la capitale de la Haute-Alsace. Mais en cette fin du grand siècle, l’essor colmarien est encore balbutiant. Les catholiques ont repris le pouvoir aux protestants qui s’étaient imposés après l’introduction tardive de la Réforme en 1575. Quel est l’avenir d’un jeune protestant ambitieux et peu fortuné qui n’a nulle envie, par pure opportunité, de changer de religion ? A l’étranger probablement où l’aventure est au coin de la rue ou sur les quais, à l’étranger où l’on peut faire fortune et s’élever socialement. Une légende tenace que reproduisent ceux qui ont cité Schumacher dans leurs écrits ( l’abbé Grandidier, l’avocat Golbéry) lui attribue le même mentor que celui de Pierre le Grand, François Lefort ,qui l’aurait attiré, lui aussi, à Saint-Pétersbourg. L’histoire est fantaisiste. Lefort décède en 1699 quand Jean Daniel Schumacher, insouciant Wackes colmarien, n’a que 9 ans.
Dix ans après son arrivée sur les bords de la Néva , il est bien établi. Il a épousé, le 11 mai 1723, à Saint-Pétersbourg, Anne-Dorothée Belten, fille de Johann Burckardt Belten, originaire de Basse-Saxe et maître-queux du tsar Pierre le Grand. Voilà une proximité bienvenue avec la cour quand on veut faire carrière. Sa culture en fait le bibliothécaire du tsar. Celui-ci, qui n’est pas un ignare, travaille parallèlement à la création d’une Académie des sciences. Pierre le Grand a réussi à la faire parrainer par Leibnitz et Christian Wolff, l’un des pères de la Frühaufklärung allemande. Il veut qu’elle soit le levain de la politique de recherche et d’éducation de son pays. Il meurt quelques mois avant son ouverture en 1725.
Son bibliothécaire Jean-Daniel Schumacher, qui a beaucoup œuvré sur le projet, en devient naturellement le secrétaire général. Et il le reste plus de trente ans, avant de prendre sa retraite en 1758. Il sert l’Académie avec zèle et devient un notable local. Jean Daniel Schumacher meurt à Saint-Pétersbourg, le 14 juin 1761. Sa famille y est prospère. Son frère Jean-Jacques, de dix ans son cadet, l’a rejoint sur les bords de la Néva. Il est devenu un architecte reconnu. Sa sœur Marie Elisabeth y a épousé, en 1727, le Strasbourgeois Jean Conrad Henninger, professeur et inspecteur au Gymnase académique de Petersbourg, dépendant de l’Académie des Sciences de son frère, avant de devenir le secrétaire particulier de la régente Anne, qui avait été son élève, et le vice-président du collège de la Manufacture. Les deux filles de Jean Daniel épousent, elles aussi, des notables locaux issus de la communauté germanique. Anne devient la femme de Jean Amman, originaire de Schaffhouse en Suisse, botaniste de renom et Eléonore convole avec Jean Gaspard Tauber qui est rédacteur du Journal de Saint-Pétersbourg, professeur d’histoire à l’Académie de la ville et conseiller à la Chancellerie.
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Jean Baptiste Waag connaît un destin plus bref encore. Il meurt en Chine à la fleur de l’âge, comme missionnaire jésuite alors qu’il était né protestant en 1725. Son histoire est peu banale. Son père, André, était boulanger. Sa mère, Marie Dorothée Apfel, était morte en 1734, à l’âge de 33 ans. Le père s’était remarié un an plus tard avec la toute jeune Marie Ursule Schuhmacher, fille d’un tailleur de pierre. Le 29 avril 1735, « elle fut si gravement blessée par cinq coups d’épée donnés par son mari, qu’elle en mourut, âgée de 22 ans. » Le chroniqueur Dominique Schmutz nous rapporte que l’assassin, qui se convertit au catholicisme en prison, fut condamné au supplice de la roue et enterré au cimetière catholique de la ville.
Jean-Baptiste est à peine âgé de dix ans. On suppose qu’il fut recueilli par Jacob Haffner, dont on sait qu’il fut son tuteur, membre du Magistrat, conseiller de la ville, de religion catholique. Celui-ci est probablement à l’origine de sa conversion au catholicisme.
Le 12 septembre 1743, Jean-Baptiste entre, à 18 ans, au Noviciat des Jésuites de Paris. Nous ignorons tout du chemin qu’il emprunte pour rejoindre les pères. Nous savons par contre que ces derniers sont fort actifs en ville. Leur collège est réputé et leur pastorale auprès de la communauté catholique, devenue majoritaire, particulièrement efficace. En 1705, leur collège compte 90 élèves, ils seront 200 au milieu du siècle. Les membres du Conseil souverain y envoient leurs rejetons. L’établissement colmarien les prépare aux études supérieures à l’Université de Strasbourg. Beaucoup reviennent à Colmar pour entrer à leur tour au Conseil Souverain. Ils n’oublient pas ce qu’ils doivent aux pères, ils leur restent fidèles.
Ces excellents pédagogues sont aussi prêtres. Leur pastorale est à la hauteur de leur pédagogie. Le résultat de leur ministère religieux est remarquable. Ils prêchent en l’église Saint-Martin, mettent en place des congrégations qui concernent jeunes gens et adultes. Les Jésuites tissent sur le territoire de la ville un réseau particulièrement dense. Au milieu du siècle, ils sont 500 à être inscrits dans la congrégation d’hommes, 200 dans celle issue des corporations et plus de cent parmi les élèves du collège. L’ordre jésuite règne à Colmar. L’église qu’ils construisent (actuelle chapelle du lycée Bartholdi) au mitan du siècle est aujourd’hui l’un des monuments les plus représentatifs de l’architecture française du XVIIIe siècle en Alsace.
Jean-Baptiste Waag, une fois converti au catholicisme pouvait difficilement leur échapper La singulière histoire de la famille Waag devait leur plaire. Pour le reste, on peut faire confiance à leur savoir- faire. A l’issue de son noviciat parisien, Waag demande et obtient l’autorisation d’accompagner les pères Benoist et Beuth en Chine. Il y débarque le 12 juillet 1744.
La Chine est familière aux Jésuites. On sait que l’ordre, créé en 1540 par l’Espagnol Ignace de Loyola connut une croissance rapide. A la mort de son fondateur, en 1556, elle compte un millier de membres, répartis en 101 maisons et en 12 provinces. En 1616, il y a déjà 13 000 Jésuites avec plus de 400 maisons et 37 provinces. On connait leur pédagogie et leur influence dans le domaine de l’enseignement ainsi que leur zèle pour faire triompher la contre-réforme catholique. On oublie parfois qu’ils furent de fort efficients missionnaires qui surent intégrer avec une rare acuité les grandes découvertes géographiques du XVIe siècle. Ils sont en Inde dès 1542, au Japon en 1549, en Chine en 1563, aux Philippines en 1594. Ordre aventurier, c’est le moins que l’on puisse dire, pour la plus grande gloire de Dieu, ils débarquent au Congo en 1547 et en Ethiopie en 1555. Ils ne pouvaient manquer l’Amérique à peine découverte. C’est fait dès 1549 quand, sous la protection portugaise, ils s’installent au Brésil.
On sait que les Jésuites furent les premiers au sein de l’Eglise catholique à comprendre que les civilisations non chrétiennes méritaient le respect pour leurs valeurs humaines propres. Ils surent dissocier l’évangélisation de l’occidentalisation. Si la figure héroïque de saint François Xavier ( 1506-1552) s’impose naturellement pour son œuvre pionnière en Inde, celle du Jésuite italien Matteo Ricci (1552-1610) est étroitement liée à l’aventure chinoise où il réussit à imposer une méthode qui pose en principe l’adaptation du christianisme aux traditions non idolâtriques chinoises, notamment le culte de Confucius et des ancêtres. Ricci, qui parle le chinois et a revêtu le costume des lettrés confucéens, devient un familier de la cour impériale, où l’empereur appréciant ses compétences mathématiques et astronomiques, le fait résider en sa demeure et le charge d’enseigner les sciences à un de ses fils. A sa mort, à Pékin où il avait terminé sa vie, on compte plus de 300 églises en Chine.
Quand Jean Baptiste Waag étudie la théologie sous la conduite du père Beuth, les choses ont changé. Entre temps, a éclaté la querelle dite des Rites chinois. La méthode d’ouverture et de tolérance de Matteo Ricci avait été contestée à partir de 1630 par d’autres missionnaires européens, arrivés, entre temps en Chine. Ils appartenaient à des ordres rivaux des Jésuites, anciens pour la plupart : dominicains, franciscains et augustins qui n’avaient jamais vraiment apprécié la compagnie de Jésus et son prodigieux et rapide essor. Ils réussissent à faire condamner la méthode des Jésuites par le pape dès le milieu du XVIIe siècle, condamnation réitérée par le pape Clément X en 1715. L’empereur chinois réplique en interdisant la prédication du christianisme en 1717 et en expulsant, sept ans plus tard, tous les missionnaires en Chine sauf les Jésuites. L’affaire se termine par une bulle du pape Benoit XIV qui condamne une nouvelle fois les rites chinois, désavouant ainsi la patiente œuvre de mission des Jésuites et portant un coup définitif à l’expansion du christianisme en Chine, pays traditionnellement ouvert aux religions étrangères.
Les excellentes relations qu’avaient pu tisser Matteo Ricci et ses successeurs sont désormais révolues. Une violente hostilité oppose les deux parties. Jean-Baptiste Waag, dit de Saint-André, en est probablement une victime. Il décède subitement le 24 février 1746 à Shasi « de la mort des saints, n’ayant pas encore 21 ans accomplis ».
Schumacher et Waag n’ont pas de rue à Colmar, pas de stèle, pas de plaque. En ont-ils vraiment besoin ? Leur gloire terrestre ou céleste, ils sont allés la conquérir loin de leur ville natale. Le premier s’est contenté d’y naître, a connu la notoriété auprès d’un grand monarque et n’a jamais éprouvé le besoin d’y revenir ; le second s’est probablement empressé d’oublier au loin, au très loin, le douloureux chagrin de son enfance tourmentée.
Bibliographie
Gabriel Braeuner, notice Schumacher, Nouveau Dictionnaire de Biographie alsacienne, p.3554.
Gabriel Braeuner, Francis Lichtlé, Dictionnaire historique de Colmar, Colmar, 2006
Gabriel Braeuner, printemps 2015, article paru dans les Saisons d’Alsace 64 « Les Aventuriers », juin 2015