Nul besoin d’insister, Beatus Rhenanus (1485-1547) est notre Sélestadien le plus connu.Déjà dans le quadrige des humanistes alsaciens, constitué de Geiler de Kaysersberg, de Sébastien Brant, de Jaques Wimpfeling, et de lui- même, il n’est pas le moindre. Le plus jeune d’abord, le plus brillant peut-être.
Sa notoriété est restée intacte. Sa proximité avec Érasme de Rotterdam, la personnification même de l’humanisme chrétien du XVIe siècle, qui est entré dans l’histoire comme le prince du mouvement, y a fortement contribué. Beatus fut son ami, son collaborateur, son correcteur, son éditeur. Et même son historiographe. En 1541, suivant les volontés d’Érasme, décédé en 1536, Beatus publie chez l’imprimeur Froben à Bâle, l’ensemble des oeuvres, introduite par une biographie de l’érudit Hollandais. S’il a cependant survécu à travers les siècles, c’est d’abord par l’extraordinaire bibliothèque qu’il a léguée à sa ville natale en 1547, que nous avons conservée pour une part essentielle. C’est elle, et elle seule, qui a été classée au Registre Mémoire du monde de l’Unesco en 2011, parce que rare sinon unique exemple d’une bibliothèque conservée d’un intellectuel de la Renaissance. C’est elle qui constitue l’écrin de la nouvelle présentation de la Bibliothèque humaniste de Sélestat qui a ouvert ses portes, après quatre années de fermeture, en juin 2018, rénovée de fond en comble par les mains expertes d’un architecte de qualité : Rudy Ricciotti et une équipe imaginative de muséographes et de forces vives locales.
Autrement dit, on n’ a jamais parlé autant de Beatus Rhenanus depuis cette date. Quand on voit l’engouement que suscite la bibliothèque-musée, on se dit que la curiosité autour de l’intéressé n’est pas prête de s’éteindre. Nous ne pouvons que nous en réjouir. En espérant cependant que l’intérêt dont il est l’objet, profite à sa ville natale que l’on se met à découvrir, à ses contemporains, aux humanistes et à leur mouvement, à ses compagnons de routes, aux gens qu’il fréquenta, à Bucer notamment qu’il éclipse totalement ici dans la ville natale des deux. Mais soyons honnête, Le second s’est largement rattrapé ailleurs qu’à Sélestat. Sa notoriété est en réalité bien plus grande que celle de Beatus Rhenanus à l’aune européenne.
Mais connaissons nous vraiment Beatus ? Nous le célébrons volontiers, il fait partie de l’héritage de la ville, de ses meubles en quelle sorte. Quand ces derniers deviennent trop vieux, il faut songer à les réparer et surtout les épousseter régulièrement. Le toilettage n’est pas de trop. Un peu d’Oschterputz n’a jamais fait de mal. Cette tradition alsacienne a quelque chose de salutaire. A chaque fois qu’on nettoie, on découvre quelque chose de neuf. Découvrir, dévoiler, soit enlever le masque, gratter le vernis. Retrouver l’origine, revenir aux sources, au vrai, à l’authentique. Essayer de le retrouver dans son jus, avant que l’hommage, la légende, l’hagiographie, la construction du mythe n’interviennent.
Nous ferons, de temps en temps référence à l’imparfaite biographie (1551) du premier biographe du sélestadien, le strasbourgeois Jean Sturm (1507-1589) mais davantage aux travaux contemporains de Robert Walter qui soutint une thèse sur BR et surtout de James Hirstein, le meilleur spécialiste de la question, qui a entrepris de publier sa correspondance.
Il nous faut creuser comme des archéologues, avec patience et munis de tout petits outils ou instruments pour éviter d’altérer ou de blesser la figure première. Dire et redire ce que nous savons de lui mais à chaque fois s’interroger sur ce que nous avançons, faire preuve de discernement entre ce que l’on continue de raconter par commodité et la réalité, tant est que nous puissions la cerner. Nous sommes quelques uns à avoir une idée sur Beatus, à le figer dans quelques certitudes, à le voir à travers l’idée que nous nous faisons de la fin du Moyen-Age et de l’aube de la Renaissance. Nous le faisons, hélas, souvent passer par le prisme déformant de notre vision contemporaine. Sommes nous seulement capable de nous mettre à la place de… Essayez de vous mettre dans la peau de Luther, de Calvin de Bucer, d’Erasme et bien entendu de Beatus. Nous avons beau faire, beau lire et étudier, nous restons le plus souvent devant la porte. Mais c’est là l’exaltant et finalement très limité destin des historiens.
Je ne vous raconterai pas aujourd’hui toute « l’histoire » de Beatus. Je vous propose de l’accompagner cependant à travers quelques thématiques majeures
Sa formation intellectuelle, ses relations avec Érasme, sa contribution à la science, sa bibliothèque, ses convictions religieuses. De quoi le cerner mieux à défaut de le définir totalement .
Enonçons d’emblée, avant de les évacuer, quelques questions biographiques générales. Celle de son patronyme en premier. Connu à jamais sous le nom de Rhenanus, qui est en réalité la version latine que le jeune Beatus donna de son « surnom », celui qu’avait hérité son grand père originaire de Rhinau, quand il s’établit à Sélestat au début du XVe siècle. On le qualifia selon sa commune d’origine, on le traita de Rinower, soir celui qui est originaire de Rhinau. C’est ainsi que l’on désignait encore Anton, père de Beatus qui s’appelait, en réalité, Bild, et qui fut un boucher entreprenant et un notable reconnu dans sa ville d’adoption. Dans le fameux cahier d’écolier de Beatus, qui date de la fin du XVe siècle, et que nous montrons abondamment dans la nouvelle présentation muséographique, on rencontre les initiales BR sous la plume de l’écolier. R comme Rinower. Le surnom était celui qu’utilisait alors l’élève qui ne le latinisera, selon une mode répandue chez ces experts en latin et en grec, qu’à son retour de l’université de Paris vers 1507.
Sa mère s’appelait Barbe Kegler. Elle avait eu trois enfants dont seul Beatus survécut. Elle mourut quand son dernier fils avait deux ans. Son père ne se remaria pas. Il l’éleva avec l’aide d’une servante de la famille et son beau -frère Reinhard Kegler qui était prêtre. Plutôt aisé, le père mit ses ressources financières à la disposition de son fils, lui assurant une éducation de choix, à l’école latine de la ville et, plus tard à l’université de Paris. C’est grâce à l’argent de papa qu’il put très tôt s’offrir des ouvrages et se constituer précocement une bibliothèque de choix dont nous profitons amplement aujourd’hui.
Des études solides et brillantes
Vers 1491, à l’âge de 6 ans, il entre à l’école latine de sa ville. Cela fait quarante ans qu’elle avait été refondée par Louis Dringenberg, qui en fit une institution exemplaire autant préoccupée d’enseigner les belles lettres, celle des auteurs de l’antiquité, que de former de bons chrétiens. Ses successeurs ont poursuivi la voie et maintenu le niveau d’excellence d’une école qui, en première instance, dans une région qui ne possède pas d’université, forme aux universités de proximité que sont Heidelberg (1386), Fribourg et Bâle ( 1460). Les deux dernières étant créés à l’issue du Concile de Bâle (1431-1448), permettant ainsi aux jeunes Alsaciens de bénéficier d’universités proches pour continuer leurs études. C’était le vivier des futurs prêtres, avocats, médecins, militaires, pédagogues mais aussi juristes ou administrateurs du Saint-Empire. Beatus suit les cours de Crato Hofmann qui a succédé à Dringenberg en 1477 et Hieronymus Gebwiler, qui prend le relais en 1501.
Il s’y montre élève brillant et travailleur, s’ouvre, ainsi que le montre le cahier d’écolier, entre autres, aux Géorgiques de Virgile aux Fastes d’Ovide, se révèle sensible à la poésie et assimile parfaitement une méthode d’enseignement fondée sur l’analyse « littérale, logique et profonde » ( Hirstein) des textes. Esprit curieux et pieux, respectueux de la tradition et de l’enseignement de ses maîtres, ses nombreux annotations et commentaires montrent en même temps qu’il tend à vouloir les dépasser par son obsession d’aller au fond des choses.
Ces années sélestadiennes l’ont incontestablement marqué. L’école latine fut sa première mère intellectuelle. Sa formation humaniste et chrétienne constituait un solide viatique pour l’avenir. Il devint moniteur d’élèves plus jeunes dont Sapidus qui deviendra plus tard le dernier grand directeur de l’école.
Les années parisiennes
C’est à Paris qu’on le retrouve comme jeune étudiant en 1503. Il aurait pu choisir les universités plus proches de Heidelberg et surtout de Fribourg et de Bâle. C’est dans la capitale du Royaume de France qu’il se retrouva, probablement conseillé par Jérôme Gebwiller qui y avait étudié et d’où il avait rapporté les œuvres de l’humaniste Lefèvre d’Étaples, dont notamment ses introductions aux œuvres d’Aristote, Éthique, Physique, Logique. Lefèvre d’Étaples était le spécialiste d’Aristote Beatus, qui fréquente leCollège du Cardinal-Lemoine, s’y nourrit à son tour. Tout comme il s’initia à l’imprimerie durant sa période parisienne auprès d’Henri Estienne. Il y travailla comme correcteur. À côté de la philosophie, il apprit, apparemment de façon insatisfaisante, le grec auprès de Hermonyme de Sparte, et se perfectionna en poésie latine chez Faustus Andrelinus, à l’excellente réputation pédagogique. Il accomplit son cursus universitaire en trois ans : bachelier, licencié, maître ès arts. Beatus, à Paris aussi, fut un grand « bûcheur ».
Paris, ce fut davantage encore ! Des amitiés solides avec quelques « pays » comme Michel Hummelberg de Ravensbourg, les anciens condisciples de l’école latine, Bruno et Basile Amerbach, son compatriote Beatus Arnoald, futur secrétaire impérial, Mathias Ringmann dont le nom est associé à celui de l’Amérique qu’il contribua à baptiser en 1507. Il resta proche de ses maîtres en philosophie, de Josse Clitowe, Docteur en Sorbonne, surtout, qui connaissait et expliquait mieux que personne la pensée et les livres de son maître Lefèvre d’Étaples. Ce dernier, qui se consacrait, à partir de 1507, à l’étude de l’Écriture Sainte, publia en 1512 ses Commentaires sur les Épîtres de Paul. Il y écrivit notamment que l’Écriture est la source et la règle du vrai christianisme et que les œuvres étaient insuffisantes pour assurer le salut. Tiens, tiens…
Du séjour parisien, Beatus rapporta quelque impressions contrastées. Lefèvre d’Etaples, le spécialiste d’Aristote, le marqua profondément. « Son approche concrète, note James Hirstein, mais guidées par l’élévation cadrait bien avec le caractère de Beatus et l’enseignement qu’il avait reçu. » A la suite de son maître, il se retrouva bien naturellement plus aristotélicien que platonicien. La philosophie du premier semblant se conformer mieux au christianisme que celle du second. Au contact du brillant philosophe, il développa une belle et pénétrante capacité de jugement, qualité dont il sut faire un allié bienvenu tout au long de sa vie.
Le sélestadien seconda également Lefèvre dans ses programme de publication, des auteurs païens comme des auteurs chrétiens, généralement traduits par des humanistes italiens. Des sujets chrétiens et moraux, une belle langue latine, Tout cela ne pouvait que réjouir le jeune sélestadien, moins sensible, par contre, aux méthodes pédagogiques de la dispute ou du débat universitaire.
À Paris enfin, il se constitua les bases d’une belle bibliothèque qui allait assurer sa réputation par-delà les siècles. Il ramena également les publications d’un autre homme d’origine germanophone comme lui, un certain Érasme de Rotterdam, qui fait publié un prometteur recueil d’adages en 1500 et qui avait même fréquenté pendant quelque temps l’Université parisienne.
Beatus Rhenanus et Erasme, une amitié rhénane
Beatus Rhenanus fut érasmien bien avant d’avoir rencontré Érasme. Ne fait-il pas éditer, peu de temps après son retour en Alsace les Adages chez l’imprimeur strasbourgeois Matthias Schürer, lui aussi originaire de Sélestat ? Il participe à l’engouement pour Érasme, il pleure même sa mort, victime, comme tant d’autres, d’une vilaine et sotte rumeur en août 1514.
Ils deviennent amis, dès les premières rencontres. L’édition des textes les réunit, une même formation intellectuelle et morale les rapproche. C’est qu’ils travaillent côte à côte dans l’atelier de Froben à Bâle. La critique des textes, le retour aux sources, ce patient et minutieux travail de philologue qui les caractérisent tous deux supposent évidemment que l’on cultive l’exactitude, la précision et la minutie. Ils y excellent tous deux.
Érasme éprouve pour son jeune collaborateur une réelle tendresse et n’est pas avare d’éloges à son endroit. Il en fera même un ami très cher, « un ami vraiment pythagoricien, je veux dire une seule âme ». On croit entendre Montaigne parler de La Boétie. Beatus n’est pas en reste. Son admiration pour Érasme est éperdue, son dévouement total, son respect lui est assuré à vie. La confiance entre eux est totale. Souvent, quand Érasme s’absente de Bâle, c’est Beatus qui porte la responsabilité de ses éditions, se consacrant « tous les jours et la plupart des autres à Érasme ». Quand le maître est absent, c’est Rhenanus qui est l’âme du « cercle érasmien de Bâle ».
Si on se fréquente à Bâle, on se reçoit parfois à Sélestat, ou on voyage conjointement à Constance. Cela tisse des liens et permet de se laisser aller à des confidences. De quoi parle-t-on sinon d’édition mais aussi de la philosophie du Christ, ce thème cher à Érasme. Et probablement parle-t-on aussi de ce Luther dont parle tout le monde. On le découvre et on l’apprécie assez. On aurait même tendance à en faire un disciple ou un émule de l’humaniste de Rotterdam. Rhenanus n’est pas le dernier à propager les oeuvres de Luther tout comme celles d’Érasme « qu’il unit étroitement dans son zèle apostolique ».
Mais l’idylle est de courte durée. Tout oppose Luther et Érasme. Le premier échoue dans sa tentative de rallier le second sous sa bannière. Les événements sociaux, imprévisibles et violents, que déclenchent l’attitude et les écrits de Luther ne sont pas du goût d’Érasme qui reste attaché à l’ordre établi. Les troubles de Zwickau et de Wittenberg, en 1520-21, la Guerre des Paysans, en 1525, où s’exprime toute la violence d’une population qui a perdu ses repères, furent autant de signaux qui éloignèrent les uns des autres. Mais le divorce n’est pas que circonstanciel ou méthodologique, il porte sur les options fondamentales de la théologie. En 1524, Érasme dans son essai sur le libre arbitre -De libero arbitrio- pourfend les thèses de Luther en défendant la possibilité pour l’homme de collaborer avec Dieu dans son propre salut sans opposer la foi et les oeuvres. Ce qui lui vaut, en 1525, une réponse acerbe de Luther, le De servo arbitrio, essai sur le serf arbitre.
Érasme a choisi son camp. De même que Beatus Rhenanus, fidèle et loyal, qui suit son glorieux aîné. Les troubles de la Réforme eurent cependant une conséquence inattendue sur les relations entre Beatus et Érasme. Ils se virent moins, puis plus du tout. Bâle qui les avait réunis devint incertaine et dangereuse. L’introduction de la Réforme y fut violente. En septembre 1528, Beatus s’en retourna chez lui à Sélestat, Érasme se fixa à Fribourg en avril 1529. Tous deux avaient choisi des villes catholiques rétives aux idées réformatrices. Ils avaient, une fois encore, fait la même analyse de la situation et tiré les mêmes conclusions. Ils restèrent en contact épistolaire, se tenant au courant de leurs activités réciproques.
Même la mort ne les sépara pas. Érasme décéda à Bâle dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536. Dans ses dernières volontés, il légua à son ami une cuillère et une fourchette en or et, surtout, le chargea d’éditer ses oeuvres complètes. Ce à quoi s’attela Beatus avec détermination. Imprimées de 1536 à 1540, chez Froben, l’imprimeur de toujours, elles paraissent en 9 volumes à Bâle en 1540. La préface est signée par Beatus. Dédiée à l’Empereur Charles Quint, elle contient une biographie détaillée d’Érasme rédigée par son ami Beatus Rhenanus.
Ce dernier avait toutes les qualités pour écrire cette biographie. Historien reconnu, au sens critique aiguisé ainsi que l’atteste son Histoire de l’Allemagne en trois livres de 1531, sa proximité avec le grand humaniste lui valut des confidences qu’il avait recueillies directement de la bouche d’Érasme. Il avait à la fois la distance nécessaire et la proximité requise pour évoquer la puissante figure et le prestige intellectuel de son ami. Raison de plus pour exprimer son indignation quand, le 19 janvier 1543, les oeuvres d’Érasme furent brûlées en place publique à Milan sur l’ordre d’un représentant de l’Archiduc Ferdinand. Quatre ans plus tard, le 18 mai 1547, Beatus Rhenanus disparaissait à son tour. Ainsi s’acheva une amitié vieille de 22 ans. À son début, en 1515, Érasme en avait pressenti la richesse et les contours. Une amitié pour la vie, une amitié pour l’éternité. N’avait-il-pas alors souhaité pour tous deux de mériter un jour « de jouir ensemble de la participation éternelle et véritable ? »
Peut-on résister à l’emprise, voire à l’ascendant intellectuel d’un Érasme ? Quelle autonomie peut-on avoir face à une personnalité aussi forte et talentueuse ? Beatus n’était-il qu’un collaborateur, un serviteur fidèle, chargé de voire en scène l’oeuvre extraordinaire du plus illustre des humanistes. Son caractère agréable, sa recherche permanente du compromis , sa patience, sa fidélité, son érudition aussi, étaient des qualités qui ne pouvaient que convenir à Érasme. Quel est le maître qui ne rêve pas d’un collaborateur de cet acabit ? Mais Beatus n’était il qu’un second ? Un exécuteur fidèle de la volonté d’un maître. Brillant certes mais second quand même ? Un Poulidor des humanistes ?
Un savant historien
L’épitaphe qui lui fut dédiée avait insisté sur sa science éminente et ses parfaites connaissances en latin et en grec. On la croit flatteuse – les morts sont parés de toutes les vertus – mais elle n’exprime que la réalité. Beatus n’est non seulement un esprit curieux, mais c’est un authentique savant, philologue hors pair, qui a fait de la recherche des textes, de leurs comparaisons et de leur critique une méthode de travail, une discipline scientifique.
Si l’humanisme fut un mouvement culturel, esthétique, littéraire et pédagogique, s’il fut souvent taraudé par le questionnement religieux, il fut aussi un quasi-métier. Grâce à lui, la critique des textes a progressé. On se met en chasse de l’original, manuscrits ou livres, on essaye d’en maîtriser la langue qu’on apprend chez les meilleurs professeurs, avant d’en devenir expert, à son tour. On profite, bien entendu, du support de l’imprimerie pour diffuser et expliquer mais ce qui importe, c’est qu’on diffuse les textes tels qu’il furent à l’origine et non pas tels qu’on les a transmis par corruptions successives. Retrouver l’état premier d’une source, ou du moins s’en approcher le plus, voilà une quête partagée par beaucoup d’humanistes. Pour ce faire, on étudie et on étudie encore et, cent fois sur le métier, on remet l’ouvrage.
Bref, on est en formation continue toute sa vie. Ce fut le cas de Beatus Rhenanus. Au temps de l’école latine auprès de ses maîtres, Hofmann et Gebwiller, où il s’initie aux commentaires grammaticaux, géographiques, mythologiques et aux rapprochements. Soigneux déjà dans sa façon de transcrire les remarques des maîtres, méticuleux dans ses remarques marginales allant jusqu’à reproduire en allemand et même dans son dialecte local les termes techniques utilisés par les poètes latins. Et déjà sur les premiers livres en sa possession, apparaissent ses mots à lui.
Ce fut le cas encore à Paris où il étudie Aristote, élève de Lefèvre d’Étaples. Son exemplaire de la Logique d’Aristote est rempli de notes provenant de plusieurs lectures successives et de feuilles manuscrites contenant les commentaires de Lefèvre. Il se met au grec auprès d’Hermonyme de Sparte et à la poésie latine avec Faustus Andrelinus, qui, tous deux, sont d’incontestables références. Il rencontre l’imprimerie dans l’atelier d’Henri Estienne où il est correcteur. Correcteur, soit l’apprentissage de base auquel nul n’échappe. Correcteur pour débuter et se familiariser, pour apprendre et puis finalement correcteur toute sa vie, non pas par habitude ou lassitude mais par vigilance et curiosité, et parce que c’est devenu une seconde nature.
Les années strasbourgeoises prolongent le cycle de la formation initiale. Le voilà éditeur, chez le Sélestadien Schürer, d’auteurs néo latins qui ont l’avantage d’être chrétiens. Beatus se frotte aux Adages d’Érasme, un mélange d’érudition et de méthodologie. Il commence à étudier l’Ancien Testament et se met, à son tour, à traquer des livres et des auteurs, les oeuvres de Nicolas de Cues, le théologien de la Docte Ignorance, l’un des grands penseurs du XVIe siècle, par exemple, pour son maître parisien Lefèvre.
Bâle couronne sa quête du savoir. Mais s’il y est allé, c’est pour progresser encore en grec, auprès d’une autre sommité , le dominicain Jean Kuhn (Cuno). Toujours la recherche de l’excellence. Cette exigence de qualité qui le caractérise, il va la trouver, ici même, à Bâle auprès d’Érasme dont il va devenir proche amicalement et professionnellement. Beatus doit beaucoup à Bâle qui est un grand foyer humaniste où vivent quelques imprimeurs réputés, les Amerbach et Froben et où la jeune Université s’affirme. Beatus élargit son champ d’activité au contact des uns et des autres. Il étudie tous les grands classiques grecs, en traduit en latin, Bâle le change, Bâle le féconde, Bâle l’ouvre. Correcteur toujours et encore, il traduit en latin les pères grecs de l’Eglise : Grégoire de Nysse et Grégoire de Naziance (1512) Basile le Grand ( 1513) puis le poète Prudence (1520), Tertullien (1521), l’ Histoire Ecclésiastique d’Eusèbe ( 1523), Origène ( 1536) et saint Jean Chrysostome.
Sa proximité avec Érasme, à partir de 1514, lui fait surveiller l’édition de ses oeuvres, Celle avec Zwingli de Zürich, le dote d’un zèle militant entretenu par son amitié avec Martin Bucer qui lui fait découvrir Luther. Il donne l’impression de s’épanouir encore, de s’enhardir également, n’hésitant pas à contribuer à la diffusion des oeuvres de Luther. Il est mûr enfin pour étudier, comme le fit Érasme, les classiques anciens pour eux-mêmes, Pline le jeune et Suétone pour démarrer. Il a sauté le pas. Il est désormais au service d’Érasme, de Luther, des Pères de l’Eglise et des classiques païens. Un grand écart certes, mais que de chemin parcouru !
Il s’éloigna de Luther et des siens pour des raisons religieuses et politiques. Il suivit en l’occurrence son mentor Érasme non pas par un mimétisme aveugle, mais parce qu’il partageait la même vision de la réforme de l’Église, nécessaire à ses yeux mais interne à l’institution à laquelle il resta fidèle. On écrivit parfois qu’il trouva l’apaisement en se consacrant totalement à l’histoire pour laquelle il nourrit une véritable passion. En réalité ce ne fut pas une consolation mais le prolongement naturel de son activité scientifique. L’histoire se nourrit aux mêmes sources de probité, de rigueur, de recherches, de comparaisons et d’analyse contradictoire de textes que la philosophie, l’étude littéraire ou théologique. Quand il édita Pline l’Ancien, il en profita pour exposer sa méthode de travail : refus de la méthode d’autorité, collation des manuscrits et critique des textes.
La pratique des historiens de l’Antiquité qu’il publia et commenta affermit encore son autorité intellectuelle. Il s’était intéressé à Quinte-Curce, l’auteur d’une Histoire d’Alexandre au 1er siècle (1517), s’était saisi de Velleus Paterculus, auteur d’un Abrégé de l’histoire romaine en 30. Il avait beaucoup contribué à la redécouverte et à la diffusion de Tacite, auteur, entre autres, d’une Vie d’Agricola, des Annales, et surtout, en 98, de La Germanie (De situ ac populis Germaniae) soit une description des différentes tribus vivant au nord du Rhin et du Danube. Où l’amour de la liberté des Germains, leur vigueur, leur bravoure sont opposés à la corruption sévissant à Rome. L’historien de l’Allemagne, que Beatus était devenu, ne pouvait être insensible à l’ouvrage qu’il ne se contenta pas d’exalter mais qu’il dota d’une véritable armature critique, dans son édition de 1533. Il le compléta en 1544 avant de poursuivre avec Procope, l’historien byzantin du VIe siècle (1531) et, en 1535, avec l’incontournable Tite-Live(+17), auteur d’une monumentale Histoire Romaine depuis sa fondation.
S’il fut le biographe de Geiler, en 1511, un travail de jeunesse et celui d’Érasme, dont il laissa en 1540, au moment de publier ses oeuvres complètes, une biographie complaisante, Beatus avait surtout gagné ses galons d’historien par la publication, en 1531, de son Histoire d’Allemagne (Rerum Germanicarum libri tres) qui connut quelques rééditions méritées jusqu’en 1693. S’y révèle un historien maître de son art, recourant à la géographie et à la philologie dans la critique des textes, soucieux comme tout bon scientifique, de la recherche de la seule vérité.
La Bibliothèque du savant
Sur la gravure de Dürer représentant Érasme, réalisée en 1526, on peut lire, en belles lettres grecques : « Ses écrits le montreront mieux ». Le propos pourrait être repris ou détourné pour Beatus Rhenanus : « Ses livres le montreront mieux ! ». C’est bien à travers l’exceptionnelle richesse des livres qu’il a amassés tout au long de son existence que nous arrivons, par touches successives, à mieux le connaître, à définir davantage encore un caractère et une personnalité qui se construisent, patiemment, année après année. Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es…
Beatus Rhenanus fut un homme du livre à qui il voua une passion unique. Pas d’autre maîtresse que les livres, pas d’autre tentation que leur présence, leur accumulation, leur enrichissement. Une vie totalement dédiée au livre, de la conception à la réalisation. Non pas pour le plaisir seul de collectionner, mais pour la nécessité de travailler, de progresser intellectuellement et spirituellement. Soit une quête permanente qui dura des décennies, commencée au temps prometteur de l’École latine qui ne s’acheva qu’à l’issue de son parcours terrestre. Et encore, en léguant son extraordinaire Bibliothèque à la ville de Sélestat, quelques mois avant sa mort, en 1547, Beatus s’assurait et assurait à ses livres, une forme d’éternité.
Le miracle perdure, presque un demi-millénaire plus tard. Qu’est ce qui nous réunit aujourd’hui à Sélestat, qu’est ce qui fait courir les foules à la Bibliothèque Humaniste, qu’est-ce qui suscite la reconnaissance d’une institution aussi prestigieuse que l’Unesco, « qui en a vu d’autres » sinon l’extraordinaire diversité d’une bibliothèque ayant appartenu à un fils de boucher sélestadien ? Un gamin issu d’une petite ville de province, province qui n’avait même pas d’université ; ville tellement modeste dans sa propre région que rien ne distinguait vraiment des autres avec ses clochers, ses fortifications et ses corporations agricoles et artisanales, selon un modèle qui existait par dizaines en Alsace. Et pourtant…
Il avait commencé à se constituer une bibliothèque dès son plus jeune âge. Ne possédait-il pas déjà 57 volumes avant d’entrer à l’université en 1503. Son papa boucher, qui avait fait fortune, ne le décourageait pas dans cette frénésie d’acquisition, bien au contraire. Quels sont ses premiers ouvrages ? Des livres de grammaire et de rhétorique. Déjà quelques ouvrages d’humanistes italiens. Il y a des vocations précoces…
À Paris, durant ses quatre ans d’études, il en acquiert 188 autres dont 20 traités d’Aristote qu’il étudiait chez Lefèvre d’Étaples, des éditions d’auteurs latins classiques et des éditions princeps des Pères de l’Église dont, plus tard, à Bâle, notamment, il sera un remarquable spécialiste. Le voilà, à 22 ans, à la tête d’une bibliothèque déjà confortable de 253 ouvrages. Il est temps de rentrer au pays avec une première récolte de livres qui ne cessera, tout au long de ses séjours strasbourgeois et bâlois, et à Sélestat encore, jusqu’à la veille de sa mort, de s’enrichir.
Sur les 423 volumes de Beatus Rhenanus conservés au sein de notre Bibliothèque Humaniste, il n’y a que 201 livres isolés. Les 222 restants sont des recueils qui couvrent 1086 impressions et 41 pièces manuscrites, intercalées au milieu des imprimés. Tous ces documents nous permettent de cerner les coups de cœur et les goûts de Beatus, curieux et insatiable. On ne s’étonnera pas de trouver une majorité d’ouvrages en latin. Discret mais présent, l’hébreu, grâce à quelques ouvrages de Johannes Reuchlin. Presque pas de livres en français ou en italien, par contre plusieurs dizaines d’ouvrages en allemand, ce qui n’étonnera pas quand on sait sa contribution à l’histoire de son pays.
Durant ses années d’activité professionnelle, à Strasbourg et à Bâle, il se dote d’une solide bibliothèque d’auteurs anciens, grecs et latins, païens et chrétiens. Rien ne lui manque évidemment, concernant les productions d’Érasme, et la littérature de controverse ne dépare pas au milieu de celles-ci. Partisan de Luther à ses débuts, il suivit, comme on le sait, Érasme dans sa rupture avec le Réformateur.
Retiré à Sélestat, dans la maison familiale, À L’Éléphant, rue du Sel, il n’en devint pas inactif pour autant. Sa vie y fut studieuse, vouée à l’écriture, à l’histoire et à l’édition. Il développe encore la partie antique de sa collection en acquérant des ouvrages, décorés de ses armes, de Tite-Live, d’Ambroise et de Jean Chrisostome. C’est durant sa période sélestadienne, où Beatus endosse les habits de l’historien, que s’accroissent tout naturellement les sources liées au Moyen Âge germanique.
Découvrir sa bibliothèque, c’est prendre la pleine mesure de sa relation aux livres, exclusive et passionnelle. Il a pour habitude de les doter d’ex-libris datés, ces petites marques de propriété qui sont autant de messages d’amour. Au départ, c’est Beatus qui marque son territoire et fait savoir qu’il est le propriétaire du livre en question en mentionnant la date d’acquisition. Puis, à partir de la période bâloise, qui débute en 1513, c’est au livre de s’exprimer et de donner son opinion sur son statut propre et sa relation avec son propriétaire : Sum Beati Rhenani Nec muto dominum (J’appartiens à Beatus Rhenanus, et je ne change pas de maître.) Admirable formule qui dit la nature intime d’une relation unique. C’est là un langage amoureux, de passion même, de dépendance et de possession ou de dépossession, d’amour fou, donc exclusif.
La religion de Beatus
Les choses sont claires , en apparence. Né catholique, il est mort catholique.
Fidèle à la foi et à l’église de son enfance. Comme Érasme, son mentor et ami, dont il partagea le destin et suivit, comme nous l’avons vu, le même chemin,dans ses relations avec le protestantisme. Bucer lui fit découvrir Luther en 1518 et, pendant quelques années, il fut un compagnon de route, de tous ceux qui voulurent réformer l’église, sincèrement, pacifiquement et sans esprit de rupture. Sa correspondance avec Ulrich Zwingli, érudite et amicale, montre deux jeunes gens désireux sincèrement d’apporter leur écot à la réforme de l’Eglise. Il n’était rien d’autre que l’héritier des humanistes qui l’avaient précédé, les Geiler, Brant et Wimfeling et de ses maitres de l’Ecole latine et de l’université de Paris. Tous, souvenons-nous en, autant spécialistes de belles lettres et d’éloquence, que préoccupés de réformer l’Église, le comportement de ses clercs et de leurs ouailles par une meilleure formation et une observance plus rigoureuse. Des pré-réformateurs en quelque sorte.
La radicalité progressive de Luther, de Zwingli et même de Bucer, qui quitta les ordres et se maria, les violences inhérentes aux troubles des années 20 à Zwickau et Wittenberg notamment, la fureur de la révolte paysanne et l’horreur qui en suivit, en 1525 , l’ âpreté de la polémique doctrinale entre Luther et Érasme refroidit son attirance première et le maintint définitivement dans le camp catholique comme Érasme. L’un et l’autre restaient attachés à l’ordre établi. Un ordre qui avait valu à Beatus Rhenanus des lettres de noblesse, accordées par Charles Quint le 18 août 1523. Et quand la Réforme fut introduite à Bâle, les deux compères se réfugièrent dans des villes catholiques « sûres «, Fribourg pour le premier et Sélestat, qui avait brutalement rejeté toute tentative de Réforme, pour le second. On eût dit, qu’ils se retirèrent chacun sur leur Aventin.
Cette véhémence ne leur correspondait nullement. Surtout ne lui convenait pas. On sait qu’ Erasme, pouvait être piquant et impitoyable, la plume à la main, mais Beatus, on ne lui connaissait guère de propos violents. Des agacements, oui, des déceptions, certainement, mais il était davantage un homme de compromis et de consensus, ce qui paradoxalement le rapproche de Bucer, son concitoyen. Cette réputation, il l’avait toujours eu. A Sélestat, au plus fort des contestations sociales, quand les doctrines de Luther se répandirent, sous le manteau à Sélestat, à partir de 1522, quand les pamphlets se multiplièrent et le magistrat perdit le contrôle de l’ordre public, c’est à Beatus Rhenanus qu’on demanda d’intervenir, au nom des « sages» de la petite République. Il lança un Appel aux habitants de Sélestat, prêcha la concorde, conjura ses concitoyens à l’obéissance et à l’amour selon les prescriptions de l’Écriture, leur demandant enfin de laisser le soin aux théologiens compétents de fixer et d’interpréter les doctrines de l’Eglise.
Il donna l’impression d’en rester là. Fort occupé pour tout ce qui lui restait à vivre, soit une bonne vingtaine d’année, par l’histoire, les pères de l’église et l’édition des oeuvres d’Érasme notamment, Il mourut en 1547, catholique, et fut enterré à l’église Saint-Georges de Sélestat où tout avait commencé.
Pour autant, quand il meurt à Strasbourg à la suite d’une cure, intervenue trop tardivement, en Forêt Noire, on trouve à son chevet, trois pasteurs protestants dont Martin Bucer. Etonnant non ! Leur correspondance s’était progressivement relâchée. Plus formelle qu’amicale et surtout plus épisodique. C’était lui, qui, voyant ses forces l’abandonner, choisit de mourir chez des amis. Cette amitié donc continuait à vivre ! Difficile, d’en dire davantage. Le trouble existe, La preuve manque. Beatus aurait il était nicodémite ? (du nom de Nicodème, pharisien, disciple secret du christ ). C’est en tout cas la thèse avancée dès le XVIe siècle par le premier biographe de Beatus, le strasbourgeois et pédagogue Jean Sturm (1507-1589) : Dans les questions touchant à la religion, il avait pour habitude de ne point exprimer son opinion ; pourtant, il est certain qu’il était partisan d’une théologie plus pure. Erasme à ce que l’on rapporte, aimait à dire que les Luthériens jouaient mal une bonne comédie. Beatus fut de cet avis au début, mais avec l’âge, il ne fut pas loin de partager leur sentiment ?
Alors le connaissons nous vraiment ?
Nous qui le percevons désormais un peu mieux grâce à ses œuvres et à son engagement, nous aimerions encore en savoir davantage. Esquisser son portrait, cerner sa personnalité. Traquer, en fait, l’homme derrière le savant. Un colloque récent, qui essayait de le définir dans son engagement pour réformer l’Église, révélait une personnalité complexe, plus contrastée que l’image traditionnelle et insatisfaisante d’un lettré lisse, érudit et prudent, pâle copie de son maître Érasme « sans lequel il n’existerait pas ». La publication scientifique de sa correspondance, qui n’en est qu’à son balbutiement, la multiplication de colloques ou de journées d’études laissent entrevoir quelques surprises. Beatus n’est peut-être pas tout à fait celui que l’on croit. Il gagne, selon la formule en usage, à être connu.
À quoi ressemblait-il physiquement ? L’iconographie le concernant ne nous renseigne guère. On trouve le plus ancien portrait de lui dans un ouvrage de Nicolas Reusner sur quelques écrivains illustres, paru à Strasbourg en 1581. Il s’agit d’une gravure sur bois portant l’inscription Beatus Rhenanus Historicus. L’historien Beatus Rhenanus avait apparemment frappé les esprits. Il a la tête de tous les savants de l’époque, portant un chapeau plat et un manteau qui le couvre. Rien de bien original. Est-ce vraiment-lui ? Les portraits officiels se ressemblent tant .
Le témoignage de ses contemporains, notamment d’Érasme, nous éclaire. Dans ses différentes lettres, il loue son instruction, son acribie, synonyme de rigueur, sa loyauté, la justesse de son jugement. James Hirstein, le meilleur connaisseur actuel de Beatus Rhenanus, estime que c’est l’enthousiasme qui le caractérise le mieux. Il a ainsi analysé cet enthousiasme, suscité par la beauté selon Platon, à l’aune de ses réactions dans les domaines les plus divers de la religion, de la pédagogie de la philosophie et même de l’humour. Ce n’est pas le rire gras ni les plaisanteries de corps de garde qu’il cultive mais le « rire érudit, fin, fondé sur les connaissances et susceptible de véhiculer la critique. ». Son rire est plaisant et non pas moqueur. C’est un rire digne qui convient tout à fait à quelqu’un de naturellement réservé capable ponctuellement de quelques enthousiasmes qui le font sortir de sa coquille.
Beatus, on le sait, ne fut ni prêtre, ni moine. Pourtant, on jurerait qu’il a prononcé des vœux de stabilité. Fidèle à des lieux, fidèles aux gens. La constance le caractérise. Il peut être surpris voire déçu, il ne rompt pas pour autant. Quand ses amis proches, Bucer, Pellikan, Voltz et surtout Sapidus, passèrent dans l’autre camp, il fut contrarié, peut-être même ébranlé; il s’éloigna d’eux pour bien marquer sa différence et son incompréhension mais il ne leur retira jamais totalement son amitié. Il faut dire qu’eux non plus. Question d’éducation et de morale.
L’amitié va souvent de pair avec la convivialité. On voyage et on travaille ensemble, on se voit souvent. Érasme et Beatus se sont épaulés, de nombreuses années durant. S’ils ont partagé les mêmes causes, et surtout auprès de Froben, travaillé sur les mêmes livres, ils ont également partagé les plaisirs simples de la vie. Leur correspondance évoque maints repas pris en commun. Beatus a table ouverte au sein du cercle érasmien de Bâle qu’il anime d’ailleurs quand le Maître est absent ; Érasme a maison ouverte chez Beatus Rhenanus à Sélestat.Quand Beatus se retira à Sélestat, on sait qu’il en profita pour rejoindre et animer la société littéraire locale où la table était autant vénérée que les lettres. L’éternel rire de Beatus, dont Érasme avait si abondamment profité, avait continué à illuminer le cercle sélestadien.
Autre jugement probablement à revoir, cette réputation d’être trop dépendant d’Érasme, au point de devenir son disciple le plus fidèle, gardien du temple de la pensée érasmienne, premier biographe, serviteur fidèle, qui donne l’impression d’avoir mis systématiquement ses pas dans ceux de son maître dont il aurait été une pâle copie, érudite certes et ô combien dévouée, mais copie quand même. Un examen attentif de sa vie et de ses œuvres, montre certes leur proximité mais démontre aussi que Beatus avait une autonomie propre et un destin dont il était seul maître. Dans sa construction intellectuelle et spirituelle, il est redevable à Érasme mais aussi à Lefèvre d’Étaples, à Jean Cuno et même à Luther. Il s’est construit au contact d’une multitude, et a bâti une œuvre, notamment celle d’historien, exigeant et critique qui ne doit rien à personne, sinon à lui-même.
Alors fut-il vraiment ce golden boy, titre volontairement provocateur que j’ai choisi pour illustrer cette esquisse biographique ? Si j’en crois l’épitaphe que ses concitoyens lui érigèrent après sa mort et que la Révolution fit disparaitre, la réponse ne fait pas de doute.
A Beatus Rhenanus, fils d’Antoine, de la vieille famille des Bild : sa science éminente en tous les domaines, sa connaissance des langues grecque et latine, sa vertu, ses qualités humaines, sa modération, la pureté de ses moeurs seront célébrées aussi longtemps que durera l’univers où nous vivons. Sa passion pour l’antiquité se manifeste dans l’édition corrigée de quelques auteurs latins, sacrés et profanes, qu’il a entièrement rétablis dans leur état primitif ; il en est de même de son histoire de l’Allemagne, qu’il a mise en lumière dans ses trois livres avec une conscience extraordinaire qu’il s’agisse de l’Allemagne antique ou de la moderne(…) Il s’est éteint à Strasbourg dans sa soixante-deuxième année(…). On l’a transporté ici, où il gît afin que sa patrie ne fût pas privée des cendres du meilleur et du plus savant de ses citoyens, elle que , de son vivant, il a ornée de tant d’inscriptions remarquables. Les astres saluent ton arrivée en manifestant leur joie mais la patrie terrestre qui t’a donné le jour est plongée dans l’affliction.
Mais la réalité est plus complexe. Le portrait que nous venons d’évoquer est plus nuancé et pose en tout cas quelques questions. Il est davantage qu’un second couteau. Son intelligence n’est pas que livresque. Il donne l’impression d’une grande maîtrise de soi pour surfer sur des vagues contradictoires et s’en sortir, généralement à son avantage. Probablement sait-il dissimuler, se livrant parcimonieusement. Pourtant, de temps en temps , l’armure se rompt : pour les prêtres qui soutenaient les paysans révoltés, il suggère de les déporter sur une île déserte, quant aux anabaptistes, il félicite, en 1536, l’archevêque de Cologne d’avoir eu la main ferme en observant que « la région de la terre que nous habitons, n’a jamais rien vu de plus insensé, de plus pernicieux, de plus fatal que cette espèce d’individus (…) cette abominable secte(…)L’intérêt de l’Allemagne, que dis-je, du monde chrétien, demandait l’anéantissement de cette vipère. »
Nous avons comme le sentiment qu’il ne nous a n’a pas tout dit. On sait qu’il détruisit une partie de sa correspondance. Son portrait s’affine lentement, à la lumière des colloques, débats et publication des lettres reçues et envoyées. Gageons que nous même ou d’autres viendront un jour vous en parler avec davantage de connaissances et de certitudes qu’aujourd’hui.
Si le Golden boy avait une part, oh une toute part de bad boy, nous en serions ravis. Car ces humanistes étaient des hommes que diable et leurs insuffisances, leurs lâchetés même, nous les rendent tellement proches et accessibles. Einer von uns !
Gabriel Braeuner, texte de conférence, avril 2019