Quand les souvenirs sont, en général, flous pour les années cinquante, ils surabondent pour la décennie qui suit, celle des années soixante. A croire que les sixties sont à jamais parées de toutes les vertus nostalgiques. Ferait-on un sondage sur la plus belle des décennies du XXe siècle, c’est elle qui l’emporterait. Pour ceux qui l’ont vécue, elle porte l’auréole, pour les autres, qui sont venus après, elle fait envie.
Il suffit, dans un inventaire à la Prévert, d’appuyer sur un bouton, pour voir remonter une multitude d’images et de sons qui vous submergent. Inutile de chercher à les classer, elles sont trop nombreuses. Dans une joyeuse pagaille, ce sont des musiques d’abord, celle des Beatles et des Stones, bien sûr. A leur contact, tout ce que l’on a entendu jusque-là devient ringard. La culture désormais est anglaise, y compris et d’abord par la mode. Voilà que nos voisins donnent au monde la minijupe par l’intermédiaire de Mary Quant (1965). Ce n’est pas qu’un symbole, c’est une révolution marquée par l’émancipation des femmes et l’affirmation de l’égalité des sexes. On marche sur la tête et même sur la lune (1969). On s’entiche, en 1960, d’un jeune président américain, Kennedy, avant de l’assassiner (1963). Puis on en fait un mythe comme en on en fit un d’un révolutionnaire barbu, portant beau et le béret, Ernesto «Che» Guevarra,
A regarder de près, cette décennie ne fut pas moins violente que les précédentes. On y assassinait autant qu’avant (deux Kennedy, Malcom X, Martin Luther King) on faisait la guerre au Vietnam et pendant six jours au Moyen-Orient. On rêva d’un printemps à Prague (1968) qui ne vint jamais. Quant à la Grèce, elle devint celle de la dictature des colonels et un lieu privilégié et ô combien sécurisé du tourisme européen.
Même si c’était à coté, c’était loin. Loin de nos coeurs consommateurs. On s’était enfin débarrassé de la vilaine guerre d’Algérie, James Bond veillait sur nous et les méchants Russes n’avaient qu’à bien se tenir. La télévision, désormais un bien commun tout comme la voiture et le frigo, nous anesthésiait avec force chapeau melon et bottes de cuir, agents très spéciaux et sorcière bien aimée, Thierry la Fronde et Flipper le dauphin. Au cinéma, outre le chocolat glacé, on sa gavait de la Mélodie du bonheur, de la Grande Vadrouille et du Corniaud. Laurence d’Arabie et le Docteur Jivago suffisaient à nos rêves d’épopée et de grands espaces ; Cassius Clay, Jacques Anquetil, Bob Beamon, Jean-Claude Killy à nos émois sportifs.
Et puis subitement tout s’accéléra, un joli moi de mai 1968 s’embrasa, un an plus tard de Gaulle s’en alla. La société de consommation et celle du spectacle en prirent pour leur grade, mais on fit comme si de rien était. On avait Johnny, Sylvie, Sheila et Mireille Mathieu. Rien ne pouvait donc nous arriver. On aurait pourtant dû se méfier. De bien étranges créatures avaient pris possession des lucarnes de la télé. Il s’appelaient les Shadoks et ils pompaient, pompaient toujours…
Mémoire colmarienne
Même si elle est infidèle, qu’a retenu notre mémoire de ces années-là ? Une Zup, à l’ouest, une zone industrielle, au nord, et le début de la restauration du quartier des tanneurs au centre de la ville. Pour la première fois depuis longtemps, on trouvait du travail sur place ainsi qu’un logement. Après tant d’années de privations, comment oublier cela ? Creusons encore un peu. A la fin de la décennie : apparaît un parc des expositions flambant neuf et une Foire aux vins qui y déménagea. De mémoire, mais de mémoire uniquement, cela n’apparut pas d’abord comme une bonne idée. On ne retrouva jamais l’ambiance d’avant. Mais enfin on était devenu moderne. Si on n’avait pas les Beatles, on avait une foule de jeunes groupes musicaux qui s’essayaient au rock et au yé-yé. On avait fini par avoir notre propre stade nautique ce qui nous évita de prendre les vélos pour rejoindre la piscine Carola à Ribeauvillé qui nous avait nargué trop longtemps. Joseph Rey devait toujours être maire de Colmar. Il l’était depuis tellement longtemps, il pouvait bien l’être encore un peu.
Rien d’autre ? Si, Colmar ne consacra jamais autant d’églises que dans cette décennie. A chaque quartier, son nouveau clocher : Saint-Antoine, Saint-Léon, Saint-François d’Assise, Saint-Jean, Saint-Luc. Et on allait oublier la première, la plus attendue, celle que le curé au foulard rouge, Oberlechner, avait depuis la veille de la guerre lancée et qui était enfin achevée : Sainte-Marie dont le fier clocher faisait désormais contrepoids à Saint-Martin et à Saint-Joseph. A chaque quartier, ses nouvelles écoles aussi, grandes ou petites, cité technique et groupes scolaires, écoles Barrès, Annexe, Waltz, Saint-Ex, collèges Molière et Berlioz. Voila pour l’essentiel. Ajoutons-y une visite présidentielle au moins. Dix ans après de Gaulle, Pompidou, pour clore une nouvelle décennie.
Voilà déjà un bel exercice de mémoire. Reste à mettre des dates sur les événements et à compléter nos souvenirs. On ne peut tout retenir et notre mémoire est sélective. On se doute que ces années glorieuses étaient encore plus riches d’histoires, d’anecdotes et de réalisations que celles évoquées ci-dessus. C’est ce à quoi la chronique des années 60 va s’atteler
1960
La foire du printemps… C’était mieux autrefois !
Elle est revenue comme chaque année, la foire du printemps. C’est une vieille dame qui fascine toujours autant. Elle ajoute aux lumières de la ville quand tombe le soir ses lumières à elles. Elle continue de faire rêver les enfants. Elle n’a plus rien à voir, dit-on, avec les foires d’antan. Sur les manèges, les avions et les voitures ont remplacé les chevaux de bois. On y trouve même des fusées et de spoutniks en référence à la conquête de l’espace qui fait l’actualité. Plus d’orgues de barbarie mais des juke-box et des tourne-disques. Plus de ritournelles mais du Rock n’ Roll. Quelques ados portent le jean bleu et des blousons de cuir noir. Ils se sont fait la tête d’Elvis Presley et s’agglutinent autour des autos tamponneuses, les autos-box comme on dit ici. C’est incontestablement l’attraction qui a le plus de succès. Les garçons s’en donnent à coeur-joie et se télescopent vigoureusement pour épater les filles qui entourent la piste. Tout l’art consiste à trouver l’angle d’attaque idéal pour faire valdinguer le « car » d’en face. Rien de plus stupide et de déshonorant qu’un choc frontal. Les vrais pros du tampon savent les éviter.
La foire, aux yeux des enfants, a toujours quelque chose de magique. Aux yeux des anciens, pourtant, ce n’est plus la même chose. La foire de leur enfance était différente. Ils se souviennent, ils en discutent avec les familles de forains qui viennent à Colmar depuis des générations. Parmi eux, il y a les Wehrlé, les Volmer, les Rock, les Scherbaum. Enfants, ils avaient accompagné leurs parents et parfois même leurs grands parents à la foire de Colmar. Bien sûr, elle était plus rudimentaire qu’aujourd’hui. Moins de lumière, moins de musique, moins de bruit aussi. A les entendre, on s’amusait plus. Où sont passés les mâts de cocagne, les femmes monstres, les hercules de foire, les bonimenteurs ? On grimpait aux premiers, craignait les secondes, admirait les troisièmes et était bluffé par les derniers. Surtout nous autres Alsaciens qui parlions chichement le français et en tout cas beaucoup moins vite que les camelots…de l’intérieur. Waijch noch zallemols… Les enfants n’étaient pas seuls sur les manèges, les adultes y étaient aussi. Ils n’hésitaient pas à s’asseoir sur les chevaux de bois et « tournez manège ». C’était cela la grande différence.
Mais être forain ce n’est pas qu’un métier, c’est une vocation, c’est même une éthique. C’est eux qui le disent. C’est le plaisir de voir le regard émerveillé de gamins qui au stand de tir ont décroché la fleur parce qu’ils ont atteint la cible. Ou plutôt qui l’ont ratée mais le responsable du stand s’est empressé de l’arracher pour la leur remettre en leur expliquant que la cible est atteinte mais que la fleur est restée accrochée. Beau mensonge qui justifie un métier car comme dit le président des forains: « Il faut faire plaisir car si nous ne songions qu’à faire de l’argent, je crois que nous ne serions plus vraiment des forains ».
Un criminel dangereux mais fragile
Le fait divers n’est pas une spécialité locale. Colmar affiche le charme discret de la bourgeoisie qui sait que pour vivre heureux, il vaut mieux vivre caché. Le fait-divers est en général une pièce rapportée dont Colmar, à son corps défendant, offre le cadre mais se garde d’en fournir les acteurs. C’est donc à son insu qu’elle fait parler d’elle. Parce qu’elle est une capitale administrative, un chef lieu de département même et qu’elle possède une prison dont elle se serait bien passée. Mais enfin voilà, la prison est à côté du tribunal, ce qui est bien commode pour les comparutions mais parfois tentant pour les évasions.
C’est ce qui est arrivé ce 1er juillet. Roger Liénard, « un dangereux criminel » selon la presse, a profité, après entretien avec son avocat dans le parloir de la prison, de se faire la belle en passant par les barreaux de la fenêtre ouverte dont on nous précise pourtant qu’ils ont 3 cm de diamètre et qu’ils sont espacés de 16 cm ! On l’avait laissé seul pendant quelques minutes. L’occasion avait fait le larron. Admirative, la presse avait salué l’exploit.
Le lendemain le ton n’est plus tout à fait le même ni d’ailleurs le portrait du dangereux criminel. il a perdu de sa superbe. Il n’est plus qu’un être fragile, intelligent mais sentimental, dévoyé mais humain. Le sujet idéal pour arracher la compassion du lecteur, les larmes de Margot et la curiosité des journalistes. Une fois évadé, le pauvre a erré comme une âme en peine à proximité. Avec son pull rouge et son pantalon de prisonnier rayé, il est facilement repérable. On le signale dans la soirée du côté de l’église Saint-Martin où il se cache tant bien que mal avant d’être récupéré par le gardien-chef de la prison.
Il passe aux Assises à la date prévue où il est jugé pour avoir tué d’un coup de couteau un co-détenu à la centrale d’Ensisheim en octobre 1959. Sa vie est un mauvais roman. Lienard est né à Paris en 1928, fils d’un père tuberculeux qui meurt quand il a six ans. Il passe son enfance dans des internats, s’engage pour l’IndochineI où il est condamné à dix ans de travaux forcés pour avoir assassiné un « indigène» après l’avoir volé. Libéré, il tente de travailler comme représentant de commerce mais se fait congédier à chaque fois que ses employeurs découvrent son passé. Il bascule, commet suffisamment de cambriolages pour écoper d’une nouvelle peine de 12 ans de travaux forcés et se retrouve ainsi à Ensisheim.
Son physique le dessert, il a une gueule d’ange et le voilà harcelé par quelques codétenus qui le poursuivent de leur assiduité amoureuse. Il poignarde le plus entreprenant, réputé pour sa bestialité. Il s’agit bien d’un meurtre mais à défaut d’être atténuantes les circonstances sont particulières. Lienard finalement est condamné à un an de prison. En un jour, le loup est devenu agneau, un sujet de fait divers. Il aura tenu pendant deux jours le lecteur en haleine qui, selon la loi du genre, est vite passé à autre chose
Et en plus, elles lisent
Jeunes filles du début des années 60, d’avant Salut les Copains, vous étiez déjà l’objet de bien des attentions. On se préoccupait de votre être, de vos états d’âmes, de votre avenir. On s’inquiétait même pour vous, vous trouvant fragile. On vous inventait des tuteurs, des occupations. Saines bien évidemment mais vous a-t-on jamais demandé votre avis ? Au gré des conférences, de gens tous bien intentionnés à votre égard, on pouvait se faire une idée des dangers auxquels vous étiez censés échapper et des garde-fous que pour vous on inventa. Et une fois devenue femme cela continua.
On vous reconnait certes le droit d’aimer, un garçon exclusivement, mais voilà vous n’avez pas la maturité suffisante pour contrôler votre sentimentalité.Vous auriez une tendance à rêver au prince charmant et à vous laisser égarer par l’ambiance fausse et trouble du bal et du cinéma où « tout se ligue pour faire chavirer un coeur fragile ». La camaraderie d’un garçon peut vous être profitable mais à condition de s’avoir s’arrêter à temps. Mais les parents sont là pour vous faire confiance et « vous informer exactement sur votre constitution et le fonctionnement de vos organes ». Il sont là pour vous aider à trouver des activités qui « équilibreront votre sentimentalité » comme par exemple rendre service à une voisine malade, secourir des personnes âgées, vous engager dans un mouvement de jeunes, encadré comme il se doit par des adultes qui savent. Il faudra y mettre du vôtre aussi en « respectant les garçons ». Comment cela ? « En surveillant votre habillement, votre comportement afin d’éviter de provoquer vos camarades. Car l’attitude des filles, de tout temps, règle- c’est bien connu – la conduite des garçons »
Jeunes filles aujourd’hui et femme au foyer demain probablement, quoiqu’il y en a qui se mettent à travailler, méfiez vous aussi de vos lectures. La presse féminine est actuellement en plein boom et si des magazines comme Modes et travaux, Marie Claire et l’Echo de la mode renferment parfois des articles intéressants méfiez vous… des effets de mode justement et surtout, comme de la peste, de la presse de coeur, Nous deux notamment qui tire à 1, 5 millions d’exemplaires, Intimité et Confidences. Elle se distingue en général par la médiocrité de son inspiration, toute axée sur le mythe de l’amour. « Votre sensibilité et votre imagination étant ainsi sollicitées vous vous créerez une ambiance intérieure de luxe, de facilité, de paresse intellectuelle, de prédispositions à toutes sortes de déséquilibres ». Pas sûr que le travail extérieur soit le remède. Ne constate-t-on pas parmi celles qui ont un métier «qu’elles perdent leur douceur qui faisait le charme de leurs ainées, quelles deviennent exigeantes pour leurs conjoints, qu’elles sont déracinées, désorientées, surtout quand elles ont des enfants» Femmes du début des années soixante, vous êtes mal barrées
Elles et Eux !
Puisque la télé existait à peine, puisqu’on n’allait pas au cinéma tous les jours, restait la radio et la presse pour s’informer et se divertir en même temps. Manquait à la radio, ce que plus tard le petit écran apporta : l’image. La presse écrite, elle, l’utilisait de plus en plus. L’hebdomadaire Paris-Match était dans ce domaine la référence absolue avec l’incontournable rubrique qu’on n’appelait pas encore poeple, délicieusement intitulée : Elles et eux !
Elles et eux, c’était quelque chose ! C’était l’évasion assurée dans le gotha et les étoiles, dans les royaumes, les principautés et à Hollywood. Cela marchait tellement fort que la presse locale s’y mit à son tour. Subrepticement, puis de plus en plus régulièrement, le lecteur colmarien, qui était souvent une lectrice, vit apparaitre sur la première page au milieu d’une actualité terrifiante, des images lénifiantes d’une actualité heureuse : celle des princesses qui tombaient amoureuses, des actrices aux amours contrariées qui survivaient pour retomber amoureuses aussitôt. Seuls mourraient de vieux acteurs décatis qui n’avaient pas su rester sages. Après Errol Flynn et Tyrone Power l’année d’avant, voilà que Clark Gable s’en était allé, lui aussi, à seulement 59 ans.
Heureusement que les princesses étaient là pour nous faire rêver. Margaret d’Angleterre, qui avait aimé sans espoir le beau colonel Townsend avait fini par convoler avec un photographe inconnu, séduisant et roturier Tony Amstrong Jones. Le 1er novembre, L’Alsace au milieu d’une actualité chargée d’affaires algériennes annonce à ses lecteurs ravis : Farah Diba un Fils ! Tout l’Iran en liesse fête la naissance du prince héritier qui assure la continuité de la dynastie Palevi. Les Colmariens ne pouvaient être que réjouis, D’autant plus « que le chah est le premier qui a annoncé l’heureuse nouvelle à l’impératrice dont l’état de santé est aussi satisfaisant que possible ». Un homme qui annonce à sa femme qu’elle a accouché c’est d’un délicat qui ne peut que faire pâmer le lecteur d’aise. Pas étonnant de lire toujours sur la première page que le pape et la reine Elisabeth on envoyé un message à la courageuse maman. Et même la princesse Soraya ex-épouse du chah, fit de même. Quel savoir-vivre !
Le lecteur, en cette fin d’année ne sait plus où donner de la tête entre la princesse Astrid de Norvège qui allait épouser un roturier, la charmante femme du nouveau président des Etats-unis, Jackie, qui accouche d’un fils quelques semaines après la victoire de son mari John Kennedy, le mariage de roi Baudouin avec la convenable Dona Fabiola de Mora y Aragon dont l’horrible frère Don Jaime vient d’être interdit de noces à cause de sa vie dissolue. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le 31 décembre, le couple belge n’était pas obligé d’interrompre sa lune de miel à peine entamée, parce que la Belgique est déchirée par des grèves d’une rare violence et que Wallons et Flamands s’affrontent. Les goujats !
1961
L’an 1 du carnaval
Comparé à Strasbourg et surtout à Mulhouse, le carnaval de Colmar fait pâle figure. Pas de cavalcade, quelques concerts et bals au Central et dans les restaurants locaux. Longtemps des velléités, mais guère de réalisation. L’immédiate après-guerre avait été morose, on avait d’autres chats à fouetter. Au début des années 50, l’immense deuil qui frappa la ville au moment de la mort de son libérateur Jean de Lattre de Tassigny, intervenue en début d’année, avait dissuadé une première équipe à se lancer dans la folle distraction. Les années avaient passé. Les Colmariens s’étaient fait une raison : Carnaval se fêtait ailleurs.
Pourtant quelques irréductibles avait continué à y croire. Autour d’Eugène Zimmermann, conseiller municipal socialiste, président de l’association de pêche de la Fraternelle, s’était constitué un petit groupe, un comité de carnaval. Colmar aurait elle aussi sa cavalcade un jour. Et le jour était arrivé : le 12 février 1961. Oh, se n’était pas le défilé du siècle, quinze chars à peine mais c’était déjà cela. La foule nombreuse, notamment boulevard du Champ de Mars et en vieille ville, avait fait provision de serpentins et de confettis. il y avait bien 10 000 personnes dans la rue. Le coeur y était à défaut de l’ambiance. Comme c’était une première, il y avait un peu de mou dans le déroulement du défilé. Trop d’intervalle entre les chars, trop de chars défilant sans l’accompagnement de la musique, une musique parfois inaudible et pourtant de mémoire de Colmarien « cela faisait longtemps qu’on n’ avait pas vu ça ! » Malgré des moyens limités, on s’était donné de la peine pour confectionner des chars parlants. Celui consacré à « Police-lune », en hommage à la conquête de l’espace, avait recueilli l’adhésion du plus grand nombre. On le devait à La Colmarienne. Une Santa Vespa avec « Nasser et Castro qui nous mènent en bateau » collait fortement à l’actualité. Le groupe « Empire » de l’Harmonie Union et le tableau « Belle Espagne » des chauffeurs mécaniciens de Colmar avaient séduit.
Mais si le carnaval fut un succès, c’est grâce aux bals de la veille, surtout celui des Catherinettes organisé par le judo-club avec le grand orchestre de Roland Claerr. Selon la presse y régnait « une ambiance indescriptible mêlant et unissant une assistance incommensurable que les grandes salles avaient peine à contenir ». Les Colmariens décidément avaient envie de faire la fête. L’ ambiance était aussi chaude au Central, où le bal masqué avait attiré plus de 1000 personnes, au café du Champ de mars et au Baeckahisla, rue de la Porte Neuve. « Tout travestissement contraire aux bonnes moeurs et à l’ordre public étant interdit » les Colmariennes se précipitèrent sur les toilettes Belle Epoque et les costumes chinois et japonais. « Le collant à la mode l’année dernière fut remplacé par des crinolines qui en voilant davantage ne rendent le charme que plus mystérieux ». Colmar même durant le carnaval restait Colmar et continuait à bien se tenir.
Le triomphe de Gagarine
Il y en a que pour lui ce 13 avril 1961.Il fait la première page des tous les journaux et notamment de l’Alsace. Une pleine page qui lui est exclusivement dédiée. Lui ? Youri Gagarine, commandant de l’armée soviétique de 27 ans qui, la veille, vient de réaliser un exploit à nul autre pareil : être le premier homme de l’espace.
On n’en est pas revenu. On aurait pu s’en douter un peu depuis qu’on envoyait là-haut quelques chiennes russes, un chimpanzé américain, un rat français mais enfin y envoyer un homme, qui de plus en revient, c’était tout de même autre chose, autrement impressionnant.
C’est peu dire qu’on se précipite sur le journal, on se l’arrache, on s’en nourrit, on se gave d’une épopée qui fait rêver. Le cosmodrome de Baïkonour n’a plus de secret, ni la cabine Vostok – on sait tous qu’elle pèse 4725 kilos-, ni l’heure de départ de 8h07, ni ses premières impressions au moment de décoller : « j’étais enfoncé dans le siège, j’avais du mal à bouger les bras et les jambes». Le reste allait presque de soi. On suit l’exploit comme si on y avait directement participé. On meuble les silences de l’agence Tass, notre seule source, et on se fait notre cinéma.
Mais avec ce qu’on veut bien nous donner on a de quoi s’extasier : une fusée de six réacteurs avec une puissance de 20 millions de chevaux, 108 minutes de vol à 300 km d’altitude, à la vitesse de 30 000 km à l’heure. On se met à sa place, on voit la terre, nimbé d’un halo bleuté : ronde, bien sûr, on le sait, mais c’est autre chose que de la voir avec des yeux de vivant. Et on revient avec lui dans l’atmosphère, la coque du vaisseau est une boule de feu dont la température est de 3000°. Les décélérations paralysent, la pesanteur se réinstalle. On est inquiet quand même et puis on se pose dans un kolkhoze comme il se doit, « Voie Léniniste », commune de Smelovska, district de Ternovsk, près de la Volga entre Stalingrad et Saratov.
Voilà, l’épopée est écrite. Qu’importe que le héros soit russe, certains auraient préféré qu’il soit américain, mais il a une bonne tête ce Gagarine-là et de surcroit il porte un nom facile à prononcer et à retenir. Blond comme les blés et le regard bleu. On lui donnerait le bon dieu sans confession s’il n’était athée. On l’adopterait presque. Il fait si jeune. Cela nous change de l’image figée des badernes croulant sous les décorations qui hantent la tribune du Kremlin chaque année au défilé du 17 novembre.
On se dit, et la presse ne s’en prive pas, qu’on est à l’aube d’une ère nouvelle, qu’un jour proche on marchera sur la lune, qu’on ira – qui sait ? – sur Mars où « un milieu voisin du nôtre attend les explorateurs de l’avenir ». Mais pour l’heure, on s’en moque, on est tous des Gagarine et on a l’avenir devant nous.
Le 27 mars 1968, Youri Gagarine, notre héros, est mort dans un banal accident d’avion. Il avait 34 ans, la jeunesse de l’éternel héros. Il ne sera jamais une baderne étoilée qui hante la tribune du Kremlin. Tant mieux !
Johnny à la Foire aux vins !
On en parle depuis quelque temps. D’un certain Johnny qui déchaine les passions partout où il se produit. « Un chanteur pour les jeunes » d’après le programme de la Foire aux vins 1961 qui l’a casé entre quelques valeurs sûres pour lesquelles on fait l’article : Roland Petit et Zizi Jeanmaire, Juliette Gréco, Georges Guétary, Annie Cordy qui sont les vraies vedettes de la foire colmarienne. De ce Johnny, on ne sait pas grand’ chose au moment où imprime le programme. Sinon qu’il plait aux jeunes, et qu’il envisage d’adapter le rock américain au goût français. Vaste programme pour lequel il est loin d’être taillé. Ce n’est pas avec un disque paru en 1960 et quelques concerts à l’Alhambra qu’il va y arriver. Il n’a pas encore été consacré par l’Olympia, mais il paraît que c’est pour cet automne. Les adultes ne l’aiment pas mais les teenagers l’adorent d’autant plus que sa tournée d’été 1961 a fait du bruit autant que sa musique. A Tarbes, les fans ont lancé des boulons sur les organisateurs. A La Rochelle, le premier étage du théâtre n’a pas survécu, ni les cygnes du square Gambetta à Bordeaux. A Belfort, c’est au gaz lacrymogène que la foule dut être repoussée.
A Colmar, ce 15 août, il est attendu autant par ses fans que par les policiers, gendarmes et pompiers réunis qui discrètement veillent au grain. On ne sait jamais. Mais on est confiant. Colmar a la réputation d’être sage tout comme sa jeunesse. Il ne s’est jamais rien passé de bien grave à la Foire aux vins. A 20h30, le « grand blond » est sur scène : veste brune et paillettes d’or. Enamourées, quelques jeunes colmariennes le trouvent beau et le font savoir. Les chansons défilent, le rythme s’accélère, la musique monte en puissance et Johnny entre en transe : il se renverse, s’agenouille, se tortille, les yeux révulsés. Il martyrise sa guitare la tenant, tantôt comme un aspirateur, tantôt comme un mitraillette ; le micro devient une queue de billard et le chant un véritable rugissement. Sifflets, cris et huées l’accompagnent tout comme le groupe des Golden Strings. On tape du pied, on tape dans les mains, on hurle « Johnny, Johnny » ! il repart de plus belle, et après avoir chanté Killy Watch, le succès de ses débuts, disparait.
Le public est K.O, ivre de bruit et de fureur, il ne comprend pas. Il trouve que c’est trop court, réclame Johnny en criant à tue-tête, se fait menaçant, gronde et se rapproche de la scène. Et puis, subitement, les lances à incendie des pompiers se mettent en marche et arrosent violemment, en les repoussant, les fans excédés. Johnny n’est pas revenu et ses fans n’ont jamais vu autant d’eau. Le concert est terminé, la piste de danse est noyée sous trois centimètres d’eau. Colmar la sage a rencontré le typhon Johnny et elle en redemande. Les autres concerts de la Foire aux vins sont subitement devenus ringards. Pour un soir, Colmar s’est encanaillé. Même à Strasbourg et à Mulhouse, ils n’ont pas connu ça. Il peut revenir quand il veut, foi de rocker colmarien.
J’arrête de fumer !
Quel automne ! La France est dans la rue et fait grève. Même à Colmar, on voit défiler des grévistes en masse. Chacun a eu sa coupure d’électricité ou ses restrictions de gaz. L’antienne est connue : tout augmente ! En réalité, cela fait quelque temps que la hausse est enclenchée. En 1960, l’année du nouveau franc, c’est l’habillement, l’automobile, l’eau potable, nombre de prix alimentaires qui avaient été touchés. L’année 1961 n’est pas meilleure. Voilà que les prix des transports s’envolent à leur tour, celui du train notamment, et les habits toujours, sauf l’imperméable pour homme- allez savoir pourquoi ? Au milieu de tout cela on glisse subrepticement, en plein mois d’octobre, une hausse du prix du tabac.
Alors là on a envie de réagir. On a envie de leur dire que c’est honteux, que cela ne se fait pas, que c’est un coup bas porté au moral des ménages. Que nous reste-t-il puisque tout fout le camp, sinon le rare plaisir d’en griller une, une Gauloise, dans son vieux paquet bleu avec pour effigie un casque de gaulois ou une Gitane sortie d’un paquet, tout aussi bleu, où lascive une gitane entame son flamenco, ou pour ceux et celles qui ont basculé au filtre, la Gitane filtre ou la Gauloise disque bleue. Ce matin, elles sont toutes là sur l’étagère du buraliste avec des étiquettes nouvelles. Le paquet de Gauloises est désormais à 1,25 NF, celui des Gitanes sans filtre est passé à 1,50 NF. Comme c’est bizarre, la Gitane filtre n’a pas changé de prix, ni les Parisiennes d’ailleurs. Cigarettes, cigarillos et tabac pour pipe ont été épargnés cette fois-ci. Mais cela ne nous rassure pas. De toute façon, on ne peut pas se payer des cigares et les cigarillos n’entrent pas dans nos habitudes de fumeur. On se rabattrait volontiers sur les étrangères mais elle sont encore plus chères. Hors de nos moyens les Chesterfield à 2,90 NF et les Laurens dans leurs boîtes de luxe à 3,50 NF.
On n’est pas les seuls à râler ce matin chez le buraliste. Les plus mécontents, ce sont les retraités. Pour eux, c’est clair, on leur enlève l’un de leurs rares plaisirs. Paradoxalement, quelques copines, mères et épouses venues chercher des cigarettes pour leurs hommes affichent un petit sourire en coin qu’accompagne parfois un commentaire du style « Ca lui apprendra, il n’a qu’à fumer moins ». Il y aussi les doctes, volontiers raisonneurs, qui vous font un cours sur les raisons de la hausse, qui savent déjà où va passer l’argent et qui en guise de conclusion vous assènent « de toute façon ça m’est égal, je ne fume pas »
Au milieu de la mêlée, le buraliste ne pipe mot. Il accompagne d’un hochement de tête, dont on ne sait s’il est approbateur ou compassionnel, les commentaires des uns et des autres. Il ne va pas non plus prêcher contre sa boutique. il ne dit rien mais il n’en pense pas moins : cela fait quinze ans qu’il tient un débit de tabac et il sait que demain ils seront de nouveau là pour chercher leurs Gauloises et leurs Gitanes.
Le procès d’Eichmann
Le procès avait passionné les lecteurs. Il avait été un des plus longs procès de l’histoire. Quand Adolphe Eichmann, responsable nazi « bureaucratique » de l’extermination des juifs est condamné à mort le 15 décembre 1961, une longue procédure s’achève : 121 audiences dont la presse internationale, nationale et locale a rendu compte avec dignité et fidélité. Le procès avait commencé le 11 avril 1961, soit un an après l’enlèvement rocambolesque par des agents israéliens du sieur Eichmann qui se cachait sous un faux nom à BuenosAires, capitale de l’Argentine. Cet épisode déjà avait défrayé la chronique et suscité un vif intérêt auprès du lecteur. Pour spectaculaire qu’il fût, le procès d’Eichmann fut tout au long de son déroulement un modèle de procédure, de correction et d’honnêteté, ce qui rendit encore plus effroyable cette extraordinaire banalité du mal dont avait brillamment rendu compte la journaliste philosophe et écrivain Hannah Arendt. Tous avait été exemplaires. On ne pouvait manquer d’être impressionné par l’humaine dignité des victimes appelées à témoigner de l’innommable. Tout comme devant la maîtrise de la conduite du procès par les magistrats israéliens, malgré l’émotion sans cesse présente. Tous ceux qui craignaient que le procès ne soit qu’une vengeance furent rassurés par la sérénité et la rigueur qui l’accompagna du premier au dernier jour.
La sentence était attendue depuis que la veille quand le procureur général Gideon Hausner avait affirmé « il n’y a qu’une peine qui puisse être prononcée contre l’homme qui a accompli une oeuvre aussi satanique de destruction. Il a vécu comme une panthère dans la jungle et s’est placé en dehors de l’humanité. Il a franchi le mur qui sépare l’homme de la bête » Eichmann, petit homme à lunettes, à la fois nerveux et rigide, poli presque obséquieux, joua son rôle de « petit « fonctionnaire » jusqu’au bout. Il s’étonna d’un jugement qui ébranlait sa foi en la justice. Il reconnut avoir été mêlé à des choses affreuses qui n’étaient pas de sa volonté. Il avait cherché à être muté, mais il ne fut pas suivi. Pour lui, les seuls responsables avaient été ses chefs : « Ma seule faute a été mon obéissance et mon serment au drapeau et au devoir ». A la différence de Franck, il n’avait jamais donné d’ordres, à la différence de Hess, il n’avait jamais exécuté ces ordres. Il se serait tiré une balle dans la tête s’il avait dû passer par là. « Dans ma jeunesse ajoute-t-il – je voulais mener une vie morale. L’Etat m’en a empêché ». Il était innocent de tout et n’entendait rendre compte qu’à soi-même.
Le 15 décembre la sentence est prononcée. Au milieu d’un silence pesant, le président Moshe Landau après une audience de dix minutes prononce la sentence : « Le tribunal condamne Adolphe Eichmann à la peine de mort au chef de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Il sera pendu jusqu’à ce que mort s’en suive ». Eichmann est blême. Il sera exécuté le 31 mai 1962.
1962
Chronique d’une semaine ordinaire.
La mémoire est incertaine, nous le savons. Prenons une semaine au hasard : la première du mois de mars 1962. Qu’avons-nous fait à ce moment-là ? Qu’avons-nous vu ? Qu’avons nous lu ? Pourquoi, pour qui nous sommes-nous indignés ou enthousiasmés ? Il faut avoir perdu un être cher, avoir accouché ou avoir été victime d’un accident pour s’en souvenir. Lecteurs quotidiens de la presse de l’époque, nous n’en avons gardé aucun souvenir et pourtant…
Nous avons été malades devant les catastrophes à répétition qui s’étalent dans notre journal : 95 morts et aucun survivant le 1er mars dans une catastrophe aérienne à New-York. 111 morts, le 5 mars, quand un DC 7 s’écrase au Cameroun pour ce qui est alors la plus grande catastrophe de l’histoire de l’aviation civile. Trois jours plus tard, le 9 mars, l’express Bari-Milan déraille faisant 13 morts et plus de 100 blessés. Le même jour, un car s’écrase contre un mur au Mexique provoquant la mort de 32 personnes alors, qu’au même moment, une tempête violente aux Etats-Unis en comptabilise 35 autres.
Nous avons été pleins d’espérance quand nous avons appris le 5 mars qu’à Evian se réuniraient les émissaires français et algériens pour négocier les accords d’un cessez-le feu tant attendu. On devrait être fixé au milieu du mois. En attendant la presse est remplie d’attentats et d’assassinats en Algérie et en métropole. On parle d’au moins 20 000 soldats français tués. Et en face combien ? Il nous tarde que cela se termine.
Nous n’ avons pas perdu le moral pour autant. Pour rien au monde, nous n’aurions raté, aux Catherinettes, le bal du carnaval, le 3 mars, organisé par le Judo-club avec l’orchestre Roland Claerr ; ni le bal des veuves avec les Loyala le lendemain. En outre, nous sommes allés au ciné et avons vu un film admirable Quand passent les cigognes et quelques autres qui l’étaient moins : une nouvelle et insipide version de Tarzan, un sirupeux Schön ist die Liebe am Koenigsee, un inégal film à sketches «Les amours célèbres.» de Michel Boisrond. Femmes, vous vous êtes réjouies des nouvelles tendances de la mode : « Féminine, sage, colorée, chichiteuse » et avez bien noté qu’en matière de coiffure c’est « la ligne de coeur » qui l’emporte ce printemps : « les cheveux sont soulevés dans un mouvement jeune et flatteur».
Nous n’avons pas négligé l’info locale, avons appris le report de la cavalcade à cause de la gadoue, avons vibré au récit du jeune André Schwarz de retour de Laponie, primé par le conseil général, avons assisté impuissant aux démolitions de quelques vieilles bâtisses à l’angle de la rue de l’eau et de la rue Kléber, avons découvert le projet de la nouvelle mairie d’Houssen et nous sommes réjouis que les Schniffs de Mittelwihr, devenus entre-temps Ze five dreamers avaient été repérés par Johnny Stark et se préparaient à monter à Paris.
C’était une semaine ordinaire, pleine de vie, de tracas, de sang, de rires et de larmes. Une parmi tant d’autres. Qu’en reste-t-il ?
Villes jumelles
La ville est pavoisée, ce samedi 16 juin, aux couleurs de l’Europe, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Belgique et de la France. Ce n’est pourtant pas un président que l’on accueille mais un mariage auquel sont conviés les Colmariens. Un mariage entre quatre villes européennes : Lucca, Schongau, Sint-Niklaas et Colmar. Du jamais vu ! C’est que le souvenir de la guerre n’est pas loin. Dix sept ans, ce n’est rien dans l’histoire des peuples. Les quatre villes, dans le conflit qui embrasa l’Europe, n’étaient pas du même bord. Elles se sont pourtant reconstruites sur les ruines d’un continent. Elles ont fini par se trouver unies dans un même désir d’effacer le passé et de repartir sur des bases nouvelles. En se souvenant de leur origine commune et de ce qui les rapprocha. Il fallut du courage pour tendre la main aux ennemis d’hier. Les débuts furent timides. Joseph Rey, le maire de Colmar qui avait passé trois ans dans les geôles nazies, pouvait en témoigner. Ils n’étaient pas nombreux derrière lui quand, après la guerre, il entama une difficile réconciliation avec nos voisins allemands. Il avait tenu bon et avec lui quelques autres artisans de paix auxquels il rendrait hommage aujourd’hui : l’Italien de Gasperi, l’Allemand Adenauer, le belge Paul-Henri Spaak et son ami Robert Schumann.
Le maire avait souhaité donner de l’éclat à cette rencontre et avait préparé les Colmariens en conséquence. Dans les derniers mois, chaque ville s’était présentée tour à tour. Elles sont toutes là aujourd’hui pour une célébration aussi riche que colorée dont Colmar a le secret. Manque le bourgmestre de Sint-Niklaas, décédé subitement quelques jours auparavant. Son absence ajoute à l’émotion ressentie au moment de la lecture de la charte de jumelage et de la prestation de serment au Koïfhus. Tous s’engagent à conjuguer « leurs efforts pour aider cette nécessaire entreprise de paix et de prospérité : l’unité européenne ». Les discours officiels sont dignes. Ni emphase ni lyrisme mais des mots simples et forts à la fois qui disent le traumatisme initial et le patient travail qu’il fallut pour rebâtir sur les décombres. La cérémonie n’est qu’une étape. Elle a pour but « d’affirmer une réelle parenté morale aux fortes résonances sur le plan du concret » selon la belle formule de Joseph Rey. Point de subordination entre les villes mais une égalité parfaite, ce que relève le maire de Schongau, Otto Ranz, en affichant sa préférence pour le mot français de jumelage plutôt que pour son équivalent allemand de Verschwisterung car « des jumeaux sont toujours placés sur un pied d’égalité alors qu’on a tendance à établir des hiérarchies entre frères et soeurs ». Le journal l’Alsace apporte sa propre définition du mot jumelage. Il opte pour une signification issue du vocabulaire technique. Jumelles : pièces semblables qui supportent le même effort. A la réflexion, c’était bien l’esprit du beau et inédit rapprochement en cette veille d’été.
Quand Issenheim réclame le retable à Colmar
En été, l’actualité aussi se met en vacances. Parfois, cependant, surgit l’inattendu sous la forme d’une information qui vous tire d’une torpeur toute estivale. Ce n’est pas la canicule qui échauffe les esprits aujourd’hui, mais une information venue du conseil municipal d’Issenheim, aux portes de Guebwiller, qui a émis le souhait de voir Colmar lui restituer le retable de Mathias Grünewald, également entré dans l’histoire sous le nom de retable d’Issenheim. Les élus aimeraient justement profiter de cette notoriété pour davantage attirer l’attention sur leur commune. Après tout, n’est elle pas le site historique où l’immense chef-d’oeuvre a été conçu et réalisé ? L’information n’est pas anodine. Le journal l’Alsace pose benoitement la question « on ne sait pas quelle suite sera donnée à ce souhait d’inspiration artistique et… touristique ? » mais il suppute que les Colmariens risquent de réagir.
La réponse ne s’est pas fait attendre. L’information fait l’effet d’une bombe. Colmar se mobilise, tonne et gronde. En l’absence du conservateur Pierre Schmitt, c’est l’archiviste municipal Lucien Sittler, grand spécialiste de l’histoire d’Alsace, qui monte au créneau et déclenche la première salve. Il dit l’histoire, la sécularisation des biens du clergé au moment de la Révolution, le transfert des trésors monastiques, livres comme peintures, dans le chef lieu du département, la présence du retable à Colmar dès 1792, l’efficace travail d’inventaire des Colmariens Marquaire et Karpf qui ont permis d’identifier et de sauver mains trésors haut-rhinois dont le retable, la conservation – il conviendrait plutôt de parler de stockage- de ces oeuvres dans la bibliothèque du collège national, pendant des décennies, avant qu’ils ne rejoignent le couvent des dominicaines d’Unterlinden, transformé en musée en 1853, grâce à la Société Schongauer. Bref, un vrai cours d’histoire et de droit : « C’est l’Etat qui a réquisitionné le retable et qui l’a attribué à Colmar. Juridiquement, il est bien chez lui à Colmar ».
L’éminent archiviste avait joué son rôle : des faits, rien que des faits. Le maire de Colmar allait jouer le sien, tout politique et volontiers polémique. Joseph Rey manifestement avait du mal à se retenir. Mais de quoi se mêlait la commune d’Issenheim ? Se rend-elle compte qu’elle réclame quelque chose qui ne lui a jamais appartenu : bien du couvent avant la Révolution, bien national après ! Issenheim ne s’en est jamais préoccupée depuis 170 ans. Où était-elle tout ce temps ? Alors que Colmar a non seulement sauvé le retable, mais l’a entretenu, conservé et mis en valeur. Quelle autre ville que Colmar aurait pu lui offrir l’écrin d’Unterlinden ? La garde, assène le maire, lui revient de droit. Sa colère a éclaté. A-t-on entendu l’orage gronder à l’entrée du Florival ? Mais en été, les orages se dissipent vite et la guerre cessa faute de combattants.
Et Colmar pleure sa reine
On a beau être une ville républicaine et ancienne ville décapolitaine à forte tradition démocratique, on a beau recevoir les présidents de la République avec faste et reconnaissance, on n’en reste pas moins attaché à l’image monarchique. Au fond du coeur de chaque Colmarien doit subsister celle d’un roi ou d’une reine. Quand meurt la reine Wilhelmine des Pays-Bas, le 28 novembre 1962, à 82 ans, voilà que Colmar verse une larme, et peut-être même davantage. On ne voit pas a priori pourquoi Wilhelmina Helena Paulina Maria d’Orange Nassau, qui fut reine des Pays-Bas durant 50 ans, de 1898 à 1948, pouvait autant émouvoir les Colmariens et la presse locale. Elle avait abdiqué depuis 1948 et n’avait jamais défrayé la chronique. Son long règne qui traversa deux guerres mondiales,avait marqué les esprits au point qu’il fut comparé à celui de la reine Victoria d’Angleterre. Même force de caractère, même dignité, même exemplarité. La comparaison n’était pas incongrue. Son attitude durant les deux guerres mondiales avait été appréciée. Elle avait incarné le courage et la résistance et ne s’était pas laissée aller à quelques compromis qui ailleurs devinrent des compromissions.Avec sa fille Juliana, qui lui succéda, elle faisait preuve d’une sobriété toute hollandaise à l’écart des ragots et des scandales.
Mais qu’est-ce qui fait que Wilhelmine, et même Juliana, avaient touché le coeur des Colmariens ? C’est qu’avant la guerre déjà et tout de suite après, en 1951 encore, Wilhelmine venait régulièrement passer quelques jours de vacances aux Trois-Epis dans une annexe du Grand-Hôtel, la villa Bloch, et que le dimanche, elle descendait à Colmar assister au culte de l’église protestante Saint-Matthieu. Femme de conviction, elle affichait aussi une foi solide dont elle fit un principe de gouvernement. Ainsi, depuis 1931 où, accompagnée de sa fille Juliana, qui avait alors douze ans, elle avait reçu un beau bouquet des éclaireuses unionistes colmariennes jusqu’en 1951 où elle assista à un dernier culte en présence d’Albert Schweitzer, elle séduisit la communauté locale par son amabilité, sa fidélité et sa simplicité. Quand après-guerre la Hollande fut affectée par des inondations catastrophiques, la communauté protestante locale sut se mobiliser et envoya ses dons à la reine. Celle-ci, émue, la remercia en lui offrant une bible rare du XVIIIe siècle. Elle s’était souvenue de Colmar comme Colmar se souvint d’elle quand elle décéda. Les images des cultes partagés le dimanche à Colmar resurgissent alors.Tous furent unanimes pour la considérer à la fois comme une personne d’exception qui tout en ayant une haute idée de sa mission de reine avait su se montrer humble et discrète. Son royal regard s’était posé avec bienveillance sur Colmar et Colmar s’en trouva adoubée et à jamais reconnaissante. Cela valait bien quelques larmes et même davantage. Cela valait bien quelques articles de presse dans l’édition locale. On ne pleurait pas tous les jours sa reine.
Rapatriés d’Algérie
Ils sont sonnés comme un boxeur après un combat de trop. Ils sont perdus sur le quai de la gare de Colmar ce matin de juillet où le soleil déjà chauffe la ville. Ils sont « paumés » comme tous les réfugiés ne se lâchant pas de peur de se perdre, ils ont pour tout bagage une valise ou deux, rien ou presque rien. Démunis, ils sont inquiets. Il sont quelques dizaines, ce sont les premiers rapatriés d’Algérie arrivés à Colmar.
Il sont pourtant en France, et ne sont pas chez eux. Ils ont laissé en quelques jours leur histoire, leur univers, leurs racines, et ont quitté leur Algérie natale comme des voleurs, avec leurs maigres effets pour la plupart leurs maigres ressources. Car ils ne sont pas riches ceux qui sont plantés là sur le quai de la gare de Colmar. Ni ceux qui arrivent chaque jour maintenant. Ils sont plus de 200 en dix jours qui passent par le centre d’accueil monté à la hâte dans les locaux de l’ancienne gare des marchandises. Énervés, fatigués, femmes et enfants, en grande majorité attendent. Attendent d’être pris en charge, de trouver de quoi se loger, de quoi manger. Attendent leurs maris qui ne sont pas partis tout de suite mais qui ne devaient plus tarder. Les services de la préfecture relayés par la ville font ce qu’ils peuvent. Ils mobilisent l’internat de l’Ecole normale, une ancienne crèche et le collège Saint-André pour leur offrir un premier toit. Le centre d’accueil de la rue des cloches, la soupe populaire, va leur offrir leur premier repas.
Comme toujours, il est fait appel au bon coeur des Colmariens, à leur générosité pour apporter ce qu’il faut pour un hébergement durable. Où ? on ne le sait pas encore. Quand ? non plus d’ailleurs. Mais le plus rapidement possible. Peut être quand les maris enfin arrivés auront trouvé du travail. Il n’en manque pas ici et leur qualification d’ouvriers spécialisés devrait les y aider. En attendant la communauté juive a hébergé trente coreligionnaires et assuré leur subsistance. Ils sont reconnaissants mais ils sont loin. Leur regard comme leur coeur est resté à Oran d’où vient la majorité, à Bône, Philippeville d’où viennent les autres. Ils sentent pour la plupart que jamais plus ils n’y retourneront. Il y a quelque chose de brisé. Ils ne sont pas d’ici, ils sont déracinés. Culturellement et affectivement. Même le soleil n’arrive pas à les faire sourire, eux d’habitude si chaleureux. Mais ce soleil alsacien à beau taper fort, c’est un soleil d’hiver pour eux : celui d’un coeur meurtri.
Demain cela ira mieux, mais demain seront-ils encore là ? S’ils avaient eu le choix, ils seraient allés dans le sud. Mais ils sont 1, 5 millions à avoir eu la même pensée. Ils n’ont pas eu ce choix. Familles d’ouvriers et de petits fonctionnaires, ils ont suivi la route que d’autres ont tracé pour eux. De Marseille hier à Colmar aujourd’hui. Mais qui sait, demain peut-être ? « Donnez-nous un travail, aidez-nous à trouver nous un logement et je m’adapterai à l’Alsace » vient de dire l’un d’entre eux.
1963
La fin du monde paysan
Ils se sentent mal-aimés et étrangers dans leur ville. Ils ont longtemps été la plus puissante corporation locale, les agriculteurs ! Leur siège avait pignon sur rue. Dans la rue Vauban, le poêle des agriculteurs, belle bâtisse du XVIIe siècle, en imposait. La Zunftstube der Ackerleute avec son beau portail renaissance ne passait pas inaperçue. Encore moins la devise qui vous accueillait : Eh veracht als gemacht : la critique est aisée, l’art est difficile. Pendant des siècles, ils avaient imposé le respect sinon l’envie. Il est vrai qu’ils étaient incontournables. Pas de ville sans ravitaillement, pas de ravitaillement sans agriculteurs.
Ils avaient été des centaines de familles, ils ne sont plus que 21 survivants aujourd’hui. Ils paraissent ridicules avec leurs 23 chevaux au total et leur 150 vaches laitières dont au demeurant le tiers broute à la seule ferme de l’hospice départemental. On trouve encore des paysans en pleine ville mais de moins en moins : place des Six Montagnes noires, la rue des Laboureurs qui ne sera bientôt plus qu’un nom, rue de l’Ange, rue de la Cigogne, dans la Krutenau et au Ladhof. Ils font tâche et ils dérangent. Ils ralentissent la circulation dès qu’ils sortent pour se rendre aux champs. Leur voiture hippomobile n’a plus rien à faire dans une ville moderne qui n’a pas hésité à se débarrasser de son tramway. Alors des voitures tirées par des chevaux pensez-donc ! On les vitupère quand on les dépasse, on leur fait bien comprendre qu’ils n’ont plus rien à faire ici. Que Colmar désormais est une vraie ville et non plus un village avec un tramway.
On n’a aucun égard pour eux, même la maréchaussée les verbalise dès qu’elle peut. Pour non respect de stop par exemple. Ils ont beau se défendre et protester de leur bonne foi, mais on ne les entend pas. Essayez d’expliquer à un conducteur automobile combien il est difficile de s’arrêter et de s’assurer que la voie est libre si vous êtes assis à dix pas de votre cheval et que vous n’avez pas de vue sur le trafic de la rue que vous abordez. Il vous regarde d’un drôle d’air et vous toise comme si vous veniez d’une autre planète. Justement c’est l’impression qu’ils ont. Ils viennent d’ailleurs et de très loin. Mais tout le monde s’en moque.
L’industrialisation, au nord, et la construction d’une ville, à l’ouest,leur est fatale. Ils ont l’impression d’être des indiens d’Amérique au moment de la conquête de l’ouest. Vingt aujourd’hui, combien demain ? « Dans quinze ans, Colmar ne possèdera plus de paysans » prédit l’un d’entre eux, un jeune de surcroit qui a envie de se battre. Mais se battre contre quoi, contre la ville qui avance, tentaculaire ? Quinze ans, c’est demain. Peut-on imaginer Colmar sans agriculteurs ? Eux qui ont toujours été là, depuis le début, quand Colmar au XIIIe siècle a été élevée au rang de ville. On sait qu’elle fut longtemps un bourg. Il semblerait bien qu’elle soit désormais vraiment une ville. Qui sera le dernier des mohicans ?
Une messe de requiem pour le bon pape Jean
Cela avait commencé dans la presse internationale, comme dans la presse locale, par des nouvelles alarmantes sur la santé du pape Jean XIII. Elle s’était rapidement détériorée. Le pape est à l’agonie, le pape est mort ( 3 juin 1963). Croyants et incroyants sont devenus les témoins sinon les voyeurs de la fin de l’évêque de Rome. Toutes les autres informations sont reléguées en pages intérieures des journaux et subitement perdent toute importance. Sa mort est un « événement » mondial, abondamment diffusé, et l’émotion suscitée dépasse largement la seule communauté catholique. Le monde, en pleine guerre froide, et angoissé par la surenchère de la course à l’armement atomique, a le sentiment d’avoir perdu un de ses rares repères spirituels et moraux.
Colmar n’échappe pas davantage à l’émoi. La mort du « bon pape Jean » est largement commentée. Et quand Colmar aime, elle sait l’exprimer. Le mercredi 12 juin, une messe pontificale de Requiem se déroule en plein air devant l’ancien corps de garde où l’on a dressé l’autel. Face à ce dernier, un catafalque, couvert d’oeillets rouges, surmonté d’une mitre dorée et entourée de cierges. Il est 20h30, il fait jour encore, une foule compacte et recueillie se déploie de la rue de l’Eglise jusqu’à la cour Waldner Stephan. Elle n’est pas constituée que de la seule communauté catholique. Protestants et juifs sont également présents. Et si la messe de requiem est bien romaine, l’homélie de l’évêque coadjuteur Léon Arthur Elchinger est incontestablement oecuménique. Il sait par quelques formules percutantes dire l’importance de l’extraordinaire et pourtant bref pontificat de Jean XXIII : « pape de concile, apôtre du dialogue, pape de la jeunesse de l’église, de la paix et du désarmement, de la réconciliation, pape des humbles, le plus humain des papes, pape de tous les hommes. » La synthèse est brillante et fort habilement cite quelques grands témoins contemporains non catholiques, comme le pasteur Westphal, président de la Fédération protestante de France, « qui a souligné que pour la première fois, sans doute, les protestants pleurent un pape et partagent le deuil de l’église romaine » ou Marc Boegner qui a évoqué « la bonté, l’humilité, la générosité d’un pape particulièrement soucieux de ne pas blesser ses frères séparés » ce que le grand rabbin de France étaye en soulignant « la vive admiration et la reconnaissance que le pape Jean a suscitées dans toutes les communautés juives par la bonté rayonnante de sa personne qui lui avait inspiré de si importantes initiatives contre l’antisémitisme et l’éducation du mépris». Il appartient enfin à l’évêque de Strasbourg de revenir sur le rôle capital du pape qui à travers le concile de Vatican II remit l’église en route pour une rénovation générale tant liturgique que théologique en l’ouvrant sur le monde et en le réconciliant avec le siècle. Quand s’achève l’office, la foule se retire en silence. Elle sent orpheline d’une personnalité rare dont l’humilité avait rassemblé par delà les différences.
Sylvie et Claude, le concert des copains
Il pleut sur Colmar et ils ont les pieds dans la boue. Mais ils s’en moquent. Ils ont seize ans et parfois un peu plus. Il sont 12 000 , ce 8 août 1963, et ne tiennent plus en place. Ils attendent leurs idoles : Sylvie Vartan et Claude François. La première surtout dont on parle de plus en plus. Elle serait même, dit la rumeur, la fiancée de Johnny. Elle vient de démentir en rappelant tout simplement que c’est un bon copain. Copains, ils le sont tous ce soir, à la Foire aux vins de Colmar. Comme ceux de Paris, qui se sont retrouvés, il y a quelques semaines, en juin, pour un mémorable concert, place de la Nation à Paris ,eu organisé par la radio qu’ils écoutent tous : Europe n°1 et la fameuse émission « SLC, Salut les Copains ».
Blonde comme le blé, belle et frêle dans sa robe citron, Sylvie Vartan vient d’arriver sur scène. Ils se déchainent. Se souviennent d’un extrait d’une chanson de Johnny : « Y a pas à dire mon vieux cette fille-là wouah, elle est terrible ! ». Elle n’a pas encore une grande expérience de scène mais on s’en moque. Elle twiste comme les garçons. Elle a attaqué son récital avec « Dansons». Quand elle entame « Locomotion » et « Chance », ils sont en délire. La pluie n’a pas cessé mais ils twistent dans la boue. Les Gam’s, en robe bleue rouge à pois rouge accompagnent Sylvie et se déhanchent avec elle. Voilà qu’elle entonne « Il revient », le public est en transe. Ils ne voient qu’elle, n’entendent qu’elle. Elle assure comme une grande. Elle est à peine leur ainée. Elle a 19 ans aujourd’hui. Elle fait toujours « jeune fille de seize ans ».
Claude François est moins connu. Il semble avoir déjà du métier. Il charme son public plus qu’il ne l’excite. Il sautille beaucoup et a le rythme dans la peau. Ce n’est pas un géant. Vu de loin, il paraît bien léger, mais quel tonus. Et puis c’est un grand déjà, il a 21 ans. Il se donne à fond. Enchaine quelques beaux succès : « Belle, belle belle » et «Marche tout droit ». Quand il s’arrête, il est épuisé. Mais le public n’est pas rassasié. La soirée se termine comme elle a commencé. Sous une pluie battante. Mais eux ils s’en moquent. Ils en ont eu pour leur argent même s’ils auraient aimé encore prolonger quelque peu. Ils reviendront. Ils ont étonné les deux chanteurs. On leur a dit que le public colmarien était froid et s’enthousiasmait difficilement. Ils sont convaincus du contraire. Et ils ont raison. Quelques jours plus tôt déjà, Dalida en avait fait expérience : une atmosphère d’émeute avait noté la presse. C’est que la jeunesse colmarienne est comme toutes les jeunesses du monde : elle est en phase avec qui les comprend. Elle vibre avec ceux qui partagent ses idées et parlent leur langage. Onomatopées sans signification ? Cris incohérents ? Ce sont là propos de vieux grincheux ? Les copains de Colmar n’en ont cure. Ils sont en vestes de velours noirs, elles sont en robes froufroutantes bleues à reflets d’or. Ils n’ont que seize ans et ils « retiennent la nuit ».
L’assassinat de Kennedy
Qui mieux que la presse écrite sait restituer une émotion ? La télévision est loin d’être en 1963 dans tous les foyers, et la radio, qu’on écoute distraitement, n’a pas d’images. Le brutal assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963, constitua pendant quelques jours le menu essentiel de la presse écrite. C’est à la taille d’un titre qu’on mesure l’ampleur d’un événement. Le « Kennedy assassiné » qui barre la première page du journal L’Alsace, ce 23 novembre, est impressionnant. Il dit toute la surprise et l’horreur de l’événement. Combien de Colmariens découvrent alors, au moment où ils retirent leur journal de la boite aux lettres, rituel quotidien qui précède le petit déjeuner, l’incroyable nouvelle ? De retour dans la cuisine, blafards, comme s’ils avaient appris à l’instant même un deuil familial, ils annoncent d’une voix éteinte : « Ils ont descendu Kennedy ! »
C’est le genre de nouvelle totalement inconcevable. Voilà une personne que chacun considérait comme un membre de sa famille. Jeune, beau et souriant, riche et puissant, marié à une femme séduisante, d’origine française de surcroit, qui avait même troublé le général de Gaulle lors d’une visite officielle à Paris. On ne connaissait rien à la politique américaine, on s’en moquait en réalité, mais on connaissait tout du couple glamour, de la naissance de Caroline et de John-John, qui jouait sous le bureau de papa. On était tous plus ou moins amoureux de Jackie, née Bouvier. Ce qui nous changeait de tante Yvonne, de Nina Petrovna Kukharchuk, compagne de Khrouchtchev, de la femme à Adenauer qu’on ne connaissait pas, ni celles des premiers ministres anglais qu’on imaginait compassées et desséchées sans avoir pris la peine de vérifier. On disait les Kennedy, un point c’est tout, et cela englobait autant Monsieur que Madame, le sérieux et le futile, la crise de Cuba et les beaux tailleurs de Jacqueline.
Et voilà que c’était déjà terminé. A l’américaine. Descendu par balles à Dallas-Texas. Un vrai western. Et une photo qui fait le tour du monde : un homme qui s’écroule, une femme en tailleur rose qui désespérée se penche sur lui. Et le lendemain, on a la photo de l’assassin, Lee Harvey Oswald, ancien des marines, forcément communiste, et le surlendemain, nouvelle photo, qui fait elle aussi le tour du monde : l’assassin assassiné par un maffioso à chapeau- on se croirait au cinéma- du nom de Jack Ruby, individu qualifié de louche et tenancier de bar, indicateur à ses heures. On se croit toujours au cinéma et pourtant on est dans la vraie vie. Kennedy est bien mort. Il sera enterré au cimetière d’Arlington. Krouchtchev est atterré, ainsi que le montre une photo soviétique prise à l’ambassade des USA à Moscou. Le général De Gaulle annonce qu’il assistera personnellement aux obsèques. A Colmar aussi on porte le deuil. Le drapeau tricolore est en berne sur le balcon de l’Hôtel de Ville. Le maire vient d’envoyer un télégramme à l’Ambassade des Etats-Unis à Paris. En ville, on ne parle plus que de cela !
A quoi rêve la jeunesse colmarienne ?
On a pris pour habitude de penser à leur place. On oublie souvent de leur donner la parole. On ne sait pas vraiment ceux qu’ils pensent de Colmar et de l’avenir. On ne leur a jamais demandé. Alors que pour une fois on organise une table ronde sur l’opinion des jeunes, ils ne vont pas se priver. Ils ne sont qu’un échantillon autour de deux journalistes de L’Alsace Raymond Claudepierre et Paul Eschbach. Ils ne sont pas nécessairement représentatifs de tous les jeunes, mais ces quatre filles et ces trois garçons, qui vont sur leurs dix-huit ans, sont des Colmariens bon teint, ont la tête sur les épaules et des idées déjà bien arrêtées.
Ils aiment leur ville et souhaiteraient qu’elle ne change pas trop. Qu’elle reste à taille humaine. Tiens, ils utilisent les même mots que les politiques qui se penchent sur l’avenir de Colmar. Ils voudraient que dans leur cité l’individu ne se sente pas écrasé. Ils estiment l’industrialisation de la ville nécessaire pour « améliorer le niveau de vie » mais dans leur majorité croisent les doigts pour qu’elle n’altère pas son cachet. Ils ne veulent surtout pas d’une cité impersonnelle ou d’une cité-dortoir. Pourtant un peu d’animation ne lui ferait pas de mal. Ils trouvent que Colmar parfois est resté un village. A Dorf !
Un village parce qu’il y manque une chose essentielle : une piscine. Depuis le temps qu’on la leur promet. C’est là leur revendication première. A croire que c’est la piscine qui fait la ville, comme autrefois les fortifications. Et ils l’attendent avec impatience. C’est surtout ce qu’ils ont retenu du projet de la ZUP qui vient à peine de commencer. Garçons et filles rêvent aussi d’un lieu mixte où ils pourraient se rencontrer pour « discuter de tous le sujets»,mais en toute liberté et sans encadrement. Et ils aimeraient bien se retrouver dans un club de danse moderne, un dancing pour les jeunes qui fait aussi cruellement défaut à Colmar. Ils sont assez content du cinéma local qu’ils fréquentent souvent, parce qu’il est moins cher qu’ailleurs, mais aimeraient bien que les films récents passent plus tôt, en même temps qu’à Strasbourg par exemple. West Side Story, sorti en 1961, vient à peine d’arriver en ville, c’est dire ! Quant à leurs études, ils savent déjà que ce n’est pas à Colmar qu’ils les poursuivront. Trop petite, pas assez d’offres. Bref ils aiment leur ville et ne se font guère d’illusion. Ils ne voudraient pas qu’elle change car c’est la ville de leur enfance. Mais leur futur sera ailleurs. Le constat est impitoyable : Colmar est une ville agréable à l’avenir limité. Dont « l’esprit parfois est étriqué et fermé ». Eux sont jeunes et déjà terriblement lucides.
1964
Demain, qu’elle sera belle notre ville !
L’avenir, nous l’avons vu, les jeunes s’y projettent mais ne le voient pas à Colmar. En ce début d’année, d’autres s’emparent du sujet. C’est la période des voeux qui veut cela. On ne voit que les belles choses. On évite le reste. On donne du rêve, les voyantes comme les hommes politiques. Les premières, dont la presse se moque allègrement en les résumant toutes sous les traits de madame Astropopoulos, voient sans voir, escamotent les vraies questions et vous assènent avec quelques certitudes qu’il y aura bien des élections en mars, une fête nationale en juillet et si tout va bien Noel en décembre. Les seconds, qui ont la main dans le cambouis et des élections en mars, vous ressortent les projets déjà entamés dont ils sont sûrs qu’ils seront peu ou prou réalisés. Parfois, eux aussi se mettent à rêver. C’est sûr, 1964 verra se réaliser la piscine que tout le monde attend avec trois bassins dont un olympique, un nouvel hôtel à la place du Café du champ de mars « qui permettra d’accueillir les grands congrès », età coté de l’ancien hôpital, un édifice polyvalent pour les manifestations économiques, sportives et culturelles, sorte de palais de congrès qui ne dit pas son nom.
Et puis voilà que l’on se projette encore plus loin. Vers l’an 2000 tout simplement. Horizon mythique et lointain, à quelques décennies encore, où les Colmariens, on en est persuadé en haut lieu, ne reconnaitront plus leur ville. Sur la base du développement actuel, politiques et techniciens, ont extrapolé. Il y aura deux villes, la plus petite étant la cité historique actuelle, immense musée où l’on ne pénètre plus en voiture. Devant elle, à l’ouest, une ville moderne avec ses voies rectilignes, ses axes commerçants, qui traversent d’immenses barres et tours de 20 à 25 étages qui culminent à 70 mètres de haut. Une autoroute nord-sud passera entre Colmar et Horbourg. Aux quatre coins de la ville, de nouveaux stades et deux piscines olympiques, l’une à l’ouest, l’autre au sud. Colmarsera une ville universitaire, une annexe de la Faculté de Lettres de Strasbourg. L’hôpital Pasteur, trop petit se sera dédoublé à proximité. Dans le quartier sud, une nouvelle école professionnelle supérieure aura vu le jour. Au nord, l’aéroport sera de pleine activité aussi bien touristique qu’économique au milieu d’une zone industrielle structurée et dynamique. Des motels, aux quatre entrées, hébergeront représentants et touristes. Le quartier résidentiel aura migré à l’ouest sur le Letzenberg d’où on aura une magnifique vue sur les deux Colmar. La ville aura alors 80 000 habitants et « sera jeune par sa population et par son esprit. Elle sera dotée d’une infrastructure moderne et efficace et atteindra une manière d’équilibre où s’allient humanisme et technicité ». On rêve mais le citoyen lambda, qui a les pieds sur terre, continue de poser avec obstination la même question : on la construira quand la nouvelle piscine de Colmar ?
Tout d’une grande
On l’a beaucoup rêvée la ville en 1964. Et pourtant, elle vit. Y aurait-il quelque chose de changé à Colmar ? Il y a des signes avant-coureur qui ne trompent pas. Les décideurs ont l’oeil rivé sur l’évolution démographique. Mais va-t-on les atteindre ces 57 000 habitants avec lesquels on flirte depuis quelques semaines ? On s’empresse de les annoncer en tout cas le 31 mars. On avait 56 445 habitants au 1er janvier. Il n’y aucune raison qu’on n’ait pas atteint les 600 qui manquaient en 3 mois. Pas d’opration arithmétique, mais une simple extrapolation à partir d’un rythme continu de croissance observé depuis … quelque temps ! Cela tombe bien : il y a dix ans, Colmar comptait 10 000 habitants de moins. Voilà un chiffre rond, une aubaine, un bon moyen de communiquer pour la ville, soucieuse de montrer qu’elle bouge et se modernise. 10 000 habitants, c’est l’équivalent d’une ville comme Saint-Louis ou Guebwiller !
Voici que l’administration fiscale s’y met elle aussi. Elle est loin, elle, des préoccupations électorales. L’institution n’a pas la réputation d’être fantaisiste. Tout ce qu’elle entreprend, elle le fait avec sérieux. Si du jour au lendemain, elle annonce la création pour les contributions directes d’un troisième secteur urbain -le secteur ouest- c’est que la réalité ne fait que sanctionner une évolution dûment observée : plus de population, plus d’industrie, davantage d’impositions, plus de patentes.
Existe-t-il institution plus sérieuse que l’administration fiscale ? Celle de l’église peut-être ? L’église catholique recense régulièrement ses ouailles. Elle connaît ses brebis et comme le bon pasteur veille sur son troupeau. L’annuaire ecclésiastique de l’ordo strasburgensis est une mine d’or qui enregistre, lui aussi, l’accroissement du nombre des fidèles au point que deux nouvelles paroisses voient le jour au printemps 1964 : celle de Saint-Vincent-de-Paul à l’ouest et de Saint-Léon au nord. Il faut un peu alléger Saint-Joseph avec ses 15 000 paroissiens et Saint Martin qui en compte presque autant. La situation a bien changé en un peu plus d’un demi siècle. Jusqu’en 1900, Colmar ne comptait qu’une paroisse catholique : Saint-Martin. Puis il y eut Saint Joseph, de l’autre côté du chemin de fer. Nous en sommes à six aujourd’hui et l’on parle déjà d’en créer deux autres ! Quand le bâtiment va, les églises suivent en général. En juin, on vient de consacrer l’église des capucins au sud de la ville. Voilà qu’est posée la première pierre de Saint-Léon dans le quartier du ladhof. C’est l’architecte Joseph Muller, qui a déjà construit 32 églises dans sa vie, qui est chargé du projet. On connait même le nom du nouveau curé qui oeuvre depuis quelque temps dans le quartier et les locaux provisoires de l’ancienne savonnerie Wagner : il s’agit d’Antoine Grussenmeyer « qui a d’emblée conquis par sa simplicité et sa bonté sans détour le coeur de tous les futurs paroissiens.»
Colmar, belle inconnue!
C’est l’été et l’actualité est en sommeil. Rien à se mettre sous les dents si ce n’est le Tour de France, remporté pour la cinquième fois par Jacques Anquetil. Une habitude ! Journalistes et lecteurs sont à la recherche de sujets neufs. Tiens, si on demandait aux étrangers de passage ce qu’ils pensent de Colmar. Le sujet n’est pas tout à fait original mais cela fait toujours plaisir d’entendre dire du bien de la ville et de ses habitants. Voilà quelques touristes qui s’approchent. Ils sont ravis de se promener dans une belle ville sous le soleil mais trouvent « notre mentalité un peu froide ». Renseignements pris, ils viennent de Meurthe et Moselle. Des Lorrains évidemment ! Difficile d’attendre autre chose d’eux. Les prochains sont tout à fait sympathiques. Ce sont des Hollandais qui se sont arrêtés en Alsace à la suite d’un incident mécanique au volant de leur 2 CV. Étrangers avec une voiture française mythique, ils ne peuvent être que parfaits et ils le sont quand ils vantent la beauté des paysages, la richesse du patrimoine alsacien et la chaleur de l’accueil qu’on y trouve. On en rougit de plaisir et on en oublie la Meurthe et Moselle. Les suivants ne sont pas mal non plus. Ils ne connaissaient pas l’Alsace, ils sont venus par hasard, ils pensaient y rester quelques jours et ils sont restés toutes les vacances. On les embrasserait presque mais ils viennent d’instiller le doute. Comment, ils ne connaissaient pas l’Alsace ? Ils nous disent tous cela au camping de l’Ill, notre prochaine étape. La plupart des touristes français en tout cas. Non, ils étaient dans les Vosges à Gérardmer, ils ont ouvert leur guide Michelin et se sont aperçus que l’Alsace était à côté, qu’il y avait de belles choses à voir et ils sont venus. On n’en revient pas, on était convaincu que Colmar était la plus belle ville de France. On pensait que son son retable était un chef-d’oeuvre connu dans le monde entier. Voilà qu’on apprend qu’on vient chez nous fortuitement et que, pour les touristes français, Grunewald est un illustre inconnu. Cela vous en bouche un coin, surtout quand on ajoute que la France est un beau pays, tellement varié où il y a un tas de villes, belles et riches comme Colmar qu’on a vraiment plaisir à découvrir. On se fait tout petit, on la ramène un peu moins, on vient de découvrir subitement que l’Alsace n’est pas le centre du monde. Même les Allemands qui connaissent bien l’Alsace pourtant et pour qui Grunewald est familier (« unser Mathias !» ) n’arrivent pas à nous consoler. Eux, ils sont de passage pour une nuit et vont vers la côte d’azur, leur lieu de destination. De passage ! On n’ en sortira donc jamais. L’Alsace terre de passage, autrefois en temps des guerres, aujourd’hui, en tant de paix, pour les touristes. Comment disait-il déjà Germain Muller ? Un corridor ! il y a des jours même ensoleillés où il ne faudrait pas se lever.
Quand Kennedy remplace Daladier
On s’ennuie parfois dans les conseils municipaux. Rien de tel alors que de réveiller une assemblée assoupie en provoquant une polémique aussi spectaculaire qu’inutile On ne trouva rien de mieux en décembre 1964 que de proposer de débaptiser la rue Daladier en rue Kennedy. La chose était d’autant plus singulière que le premier était toujours vivant et que le second, jeune encore, avait été assassiné un an auparavant.
Que Kennedy méritât un nom de rue ne posait apparemment pas de problème et compte tenu de l’émotion suscitée par son assassinat, faisait même l’unanimité. L’image d’un président glamour fauché en pleine jeunesse s’était imposée. Malheur aux mécréants qui estimaient qu’on n’avait pas encore le recul nécessaire pour juger son bilan politique. Le blasphémateur était immédiatement remis à sa place. On ne touche pas à une icône qui avait été promptement canonisée sans passer par l’étape de la béatification.
Tandis que ce pauvre Daladier, qui avait signé les accords de Munich, on avait pu le juger, lui, à l’aune de l’histoire. Pour les uns, il était le signataire d’un honteux traité de capitulation, pour les autres, il avait été le responsable de l’impréparation militaire de la France au moment de la débâcle. Pour d’autres encore, communistes notamment, il était celui qui avait dit pis et pendre du pacte germano-soviétique d’août 1939. En outre, élève d’Herriot et plus tard complice de Léon Blum dans le gouvernement du Front populaire, on ne peut pas dire qu’il jouissait d’une grande popularité dans une région et une ville plutôt conservatrice.
Comme on avait la mémoire courte, on avait oublié que Colmar avait, comme l’Europe entière, salué les accords de Munich avec un tel enthousiasme qu’un mois après leur signature le conseil municipal de l’époque, en octobre 1938, avait donné des noms de rues aux principaux signataires c’est à dire, Roosewelt- qui en réalité ne l’avait pas signé à la différence de Mussolini- l’anglais Chamberlain et Edouard Daladier, alors président du Conseil et ce pauvre président tchécoslovaque Edouard Benes, qui n’en pouvait mais.
Les arguments échangés en séance de conseil furent fort contradictoires. Les plus sages avancèrent qu’ils ne faut jamais donner de nom de rue à un homme d’état vivant « avant que l’histoire ne fasse son oeuvre ». Les réalistes se prononcèrent pour un compromis honorable : maintenir Daladier et donner le nom de Kennedy à une artère du nouveau quartier Ouest. Les impatients estimèrent que Daladier avait été assez honoré pendant plus de deux décennies et qu’il était temps de le remplacer. Le plus philosophe d’entre eux souligna qu’à coté d’une rue de la Concorde, de la paix et d’Aristide Briant, le nom de Kennedy, artisan de la paix dans le monde, ne déparerait pas. Aucune majorité ne se dégagea, on reporta la discussion à plus tard. Trois ans après, en janvier 1967, Daladier, qui vivait toujours dans son Vaucluse natal, perdit définitivement sa rue au profit de Kennedy.
Que sont nos magasins devenus ?
Elle à beau être immuable, l’image de Colmar change. Souvenez-vous des commerces d’autrefois. Vous aviez vos habitudes et faisiez vos achats avenue de la République, rue des Têtes, rue des Clefs ou la rue des Boulangers. Vous connaissiez tout le monde. C’était hier à peine, dans les années soixante.
L’avenue de la République alors est pleine de vie. Au nord, le magasin électrique Raeth, en face, de l’autre côté de la rue Radio Bach. Puis, après Raeth, Au Palais de l’enfant où vous trouvez tout ce qui les concerne, les layettes comprises. A coté, en descendant vers la gare, face à la place Rapp, le magasin de jouet Dettling où l’on déniche « les plus beaux jouets des quatre coins du monde » selon la fort convaincante réclame de l’époque. Vous avez un problème de chaussure, Carlton service qui fait du ressemelage express, vous arrangera cela. Vous voilà déjà rendu à la parfumerie Flecher qui précède Photo Block. Vous traversez la rue Preiss et la rue Bruat , vous êtes passé devant la Poste qui est toujours là et vous vous retrouvez dans la portion de l’avenue de la République qui accueille le grand garage Zeh, Meyer constructions électriques qui vend des machines à laver des réfrigérateurs que les Colmariens et tous les Alsaciens continuent à appeler des frigidaires et des cuisinières, en veux-tu, en voilà. Tout au sud enfin, entre la rue Lasch et la place de la Gare un vivarium où vous rencontrez des poissons et des oiseaux de toutes sortes et même des singes.
Cet inventaire à la Prévert, c’est la liste des magasins de l’avenue de la République en décembre 1964 telle que Eugène Noack la dessina pour une publicité commerciale dans le journal L’Alsace. Un petit dessin comme il en fit des centaines mais fort utile si l’on veut se souvenir des noms des commerces qui alors avaient, avenue de la République, pignon sur rue.
Ce qui vaut pour l’avenue de la République vaut pour les autres rues commerçantes de la ville. La rue des Boulangers par exemple, avec Heinimann Haffner, la boulangerie Furstoss, les chaussures Frantzen, Bloch- Gensburger, toujours présent, les vêtements Adam, le Bon Marchand, la chapellerie Bleyle, l’horlogerie Peterschmitt, les chaussures Riethmuller, la maison Knecht spécialistes des gaines et de soutiens gorges, l’épicerie Alou bien sûr , la Compagnie alsacienne du froid, la bien nommée, qui vous vend des « frigidaires » et l’Electricité générale Henri Ploessl. La rue des Têtes aussi avec Optique Stoerr, Musique Schneider (Ramsbott-Sittler), Elle et lui où vous faisiez moisson d’écharpes de carrés et de cravates, Au Boudoir, Télé Robot qui s’installe, Vichy Tricot, les bas Phildar, la boutique Philippe, toujours présente.
Ces noms nous sont familiers. C’était hier. Avant les zones industrielles et les zones piétonnes. Cela ressemble à une litanie. Celle des magasins qui faisaient alors partie de notre paysage quotidien, rassurants comme s’ils étaient là pour toujours. Qu’en reste-t-il ?
1965
Bond mania à Colmar
Il a l’élégance britannique et porte le smoking avec aisance. D’après sa biographie officielle, il mesure 1 m83 et pèse 76 kilos, soit des mensurations idéales pour un homme incontestablement séduisant. Il roule en Aston Martin et boit volontiers une vodka -martini « au shaker, pas à la cuillère ». Quand vous lui demandez son nom, il vous répond invariablement : « Bond, James Bond ». Son métier n’est pas commun, il est espion. Il travaille pour les services secrets de sa majesté la reine d’Angleterre. On connait même son matricule « double zéro sept ». Le premier zéro signifiant qu’il a l’autorisation de tuer, le second qu’il l’a déjà fait. Ca vous classe un homme ! En fait, il est commander dans la marine britannique, c’est-à-dire capitaine de frégate, mais nous les Français nous nous évertuons à en faire un « commandeur». En réalité, il fait partie des troupes de la Royal Navy Reserve et ceux qui suivent sa carrière savent qu’il est décoré de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges.
Ce gentleman qui vit dangereusement est entré depuis peu dans nos coeurs colmariens. On le connait depuis 1962 quand il eut fort à faire en Jamaïque avec un certain docteur No. L’année suivante, il nous envoya quelques baisers fougueux de Russie en évitant de se faire trucider, au dernier moment dans un hôtel de Venise, par un agent du smersh qui avait pris les traits de Lotte Lenya, autrefois actrice et chanteuse talentueuse, épouse de Kurt Weill. Là, il vient à peine de vaincre Goldfinger qui avait eu le culot de dévaliser Fort Knox où se trouve une des plus importantes réserves d’or de la planète. Difficile de ne pas succomber à son charme. Il frôle la mort et multiplie les conquêtes féminines. D’ailleurs à ce sujet, il ne semble pas faire l’unanimité. Trop volage, trop machiste mais ses marivaudages amoureux cacheraient-ils une souffrance plus profonde ? On se perd en conjectures, on s’interroge mais on ne l’aime pas moins.
Il ne s’est pas contenté de nous troubler sur les écrans sous les traits de Sean Connery, non, il est carrément venu envahir nos magasins en nous invitant à suivre sa mode. Des chemises, des boutons de manchettes, des plaids, des sacs de voyage et des costumes sans oublier le trench coat sont annoncés. D’ailleurs, il devraient déjà être là. Les boutiques s’impatientent. Mulhouse a déjà été livré et Paris, d’où vient la marchandise, est en rupture de stock. A défaut de marchandise, on connait déjà les prix de vente des accessoires Bond. Le smoking blanc Palm Beach est à 260 francs, le complet gris ou bleu Guilford à 250, la veste TV éponge à 100, le pantalon beige Beretta à 75, le manteau beige Aston Martin à 260 francs. Sûr que notre vie va changer, sûr que le regard posé désormais sur l’homme colmarien ne sera plus le même. Reste à trouver une Rollex submariner, la seule que porte Bond. Cela doit être possible en y mettant les moyens Quant à son pistolet, non pas le Berretta 6,35 mm, mais le Walther PKK, peut-être faudra-t-il y renoncer ?
L’embonpoint de Joseph Rey
Il a désormais soixante-cinq ans et sa silhouette s’est quelque peu alourdie. Joseph Rey, une fois encore, a gagné haut la main les élections municipales de 1965. Au premier tour de surcroit ! Elu dans un fauteuil, de maire évidemment. Un fauteuil désormais taillé pour lui que personne ne cherche à lui contester. Pas encore ! A dire vrai, la campagne municipale a été d’un mortel ennui. Il n’y a pas d’opposition à la liste du maire, ou si peu. C’est que Joseph Rey ratisse large. La liste d’entente qu’il a conduit va des gaullistes de l’U.N.R aux socialistes de la S.F.I.O. En passant par les centristes du M.R.P., sa famille. Le parti communiste constitue la seule opposition. Le jeu de rôle est parfait. À la coalition, une large victoire au premier tour ; aux communistes un quart des voix exprimées, ce qui est énorme dans une ville et région conservatrice où le PC est depuis longtemps réduit à la portion congrue. Tout le monde est content. Même si l’abstention est de 28 % et que le scrutin majoritaire, nouvellement introduit pour les villes de plus de 30 000 habitants, n’a pas emporté l’adhésion des Colmariens. Eux, ils préféraient le panachage et les croix préférentielles. La simplification l’a emporté sur la démocratisation. Les Colmariens étaient attachés à la proportionnelle et ils l’ont fait sentir.
La seule originalité réside cette année dans le décorum électoral. Les Colmariens viennent de découvrir un nouveau type d’isoloir. Des structures légères à tubulure avec des rideaux de couleur verte. Innovation inattendue, c’est la musique qui vous accueille. Le transistor, si pratique et si mobile, a pris possession des bureaux électoraux.
A la Saint-Joseph, c’est plié : Joseph Rey est redevenu maire. Le voilà reparti pour un quatrième mandat. Il semble que le plus dur soit derrière lui. Les questions du logement et l’industrialisation, qui l’ont tant hanté depuis 1947, sont en voie de réalisation. La zone industrielle s’étoffe, la Zup se construit. Plutôt vite. Il y a peu de chômeurs à Colmar qui bénéficie enfin de l’embellie économique. Maintenant qu’on a paré à l’essentiel, il serait peut-être bon de songer à assurer un avenir au passé. Et si on appliquait enfin la Loi Malraux qui a créé les secteurs sauvegardés et protège les édifices historiques ? Elle date de 1962. On commence à en parler. Joseph Rey jusqu’à présent était davantage obnubilé par les problèmes de rénovation urbaine que de restauration. Ce n’est pas un dossier prioritaire a-t-il décrété un peu vite. L’association des Amis du Vieux Colmar l’a sérieusement titillé sur le sujet. Joseph Rey comprend les messages qu’on lui fait remonter et se convertit. C’est un politique, un vrai. Il a pris de la bouteille et un peu d’embonpoint. Comme sa ville à laquelle il continue de s’identifier. La sauvegarde du noyau historique de Colmar est maintenant devenue une priorité. Mais au fait la piscine, c’est pour quand ?
La mort d’Albert Schweitzer
Quand Albert Schweitzer décède le 4 septembre 1965, l’Alsace est en deuil. La région lui est restée fidèle quand bien même son oeuvre avait été contesté depuis quelque temps. Son opposition tranchée à la course à l’armement atomique lui avait valu quelques inimitiés de la part de ceux qui avaient été autre fois ses plus fidèles soutiens. Les Américains notamment. Voilà qu’il était devenu un vil suppôt du colonialisme, un médecin calamiteux, un missionnaire raciste tout droit sorti de Tintin au Congo, un agent communiste, il est vrai que Walter Ulbricht à la tête de la DDR lui faisait les yeux doux .Même son vieil ami Theodor Heuss, premier président de la Bundesrepublik, qu’il avait marié à Saint-Nicolas de Strasbourg en 1908, avait été ébranlé. Dans une Alsace devenue massivement gaulliste, la critique du général n’était pas trop prisée non plus et Schweitzer ne s’était pas gêné de railler sa frénésie à se doter de l’armement atomique pour faire la nique aux grands, lui le kleine gerne gross.
Mais cela pèse bien peu pas rapport à l’auréole qu’il continue de porter en Alsace. Il représente si bien les Alsaciens et les rend fiers. Après tout, il est comme la plupart d’entre d’eux, les plus anciens surtout. Né dans le Reichsland, Alsacien incompris par la France au point de devenir un malentendu durable jusqu’à ce que le prix Nobel de la paix en 1952 efface tout. Entre deux cultures, entre deux pays, entre deux chaises, dans un corridor, et en même temps universel et même inclassable. E Extrawurscht comme parfois les Alsaciens aiment à se voir, généreux jusqu’à renoncer à une carrière universitaire brillante pour vivre parmi les plus pauvres d’entre les pauvres, les lépreux. Têtu aussi, et surtout libre, qui n’hésite pas à tancer les grands de ce monde. Cela nous fait du bien, nous qui avons surtout l’habitude de courber l’échine. Bref, exemplaire, où chaque Alsacien trouve son compte, protestants et catholiques, pour une fois réunis. Kaysersberg et Gunsbach ont l’honneur de la presse régionale et Colmar n’est point absente. Le Conseil municipal envoie immédiatement ses condoléances à sa fille Rhéna. Joseph Rey n’omet pas de rappeler que le grand médecin est citoyen d’honneur de la ville depuis 1949 et, une fois encore, évoque cette fameuse histoire qui veut que Schweitzer ait trouvé sa vocation africaine en croisant, gamin, le triste regard de l’Africain de Bartholdi sur le monument Bruat. Même si ce n’est pas tout à fait vrai, l’histoire est belle et puis elle est colmarienne. Les représentants des cultes locaux lui rendent également un hommage unanime. Celui du rabbin Fuks est le plus pertinent : « Ce fut à l’origine un théologien. Mais au lieu de s’abîmer dans la théologie, c’est-à-dire dans la théorie, il a choisi la pratique. Au lieu de spéculer sur l’existence de Dieu il a tout simplement vécu comme si la preuve était évidente que Dieu existe. C’est là à mon avis l’idéal de la vraie vie religieuse ». L’érudit rabbin avait vu juste.
Kopa à Colmar !
En réalité, il avait été l’idole d’un peuple, celui des amoureux du foot dans les années cinquante. Qui ne connaissait le nom de Raymond Kopa? Un journaliste anglais l’avait baptisé le Napoléon du football dès 1955 quand il l’avait vu jouer avec l’équipe de France à Madrid. La France avait gagné deux buts à un. André Batteux, son entraineur à Reims opérait la première fois comme sélectionneur.
Le voilà à Colmar, un jour d’octobre 1965. L’essentiel de sa carrière est derrière lui. Il joue encore à Reims qui n’est plus la grande équipe qu’elle fut. Il a 34 ans et l’âge de la retraite est proche. Mais le Napoléon du foot, avec Louison Bobet notre seule idole, a conservé sa notoriété. Les Colmariens sont nombreux à essayer de le rencontrer. II est entouré de quelques gloires alsaciennes Jean Wendling et François Remetter qui l’ont connu en équipe de France et à Reims pour le premier. Tous les footeux colmarien sont là aussi : René Pleimelding et Marius Bruat, les entraineurs des deux clubs de Colmar et une foule de gamins aux regards brillants qui ont entendu parler de Kopa par leurs aînés, pères ou frères.
Car Kopa, c’est une histoire devenue une légende comme on les aime. Un petit polonais qui s’appelait Kopazewski, fils de mineur et mineur lui-même , là-haut à Noeud-les-mines, entre Béthune et Lens. Qui à force de travail et de talent et devenu le plus grand footballeur français après une carrière à Angers puis à Reims, longtemps notre meilleure équipe, et puis surtout, fierté de tout un pays, au Real Madrid, la meilleure équipe du monde alors, à l’immaculé maillot blanc qui nous faisait rêver sur nos premiers postes de télévision en noir et blanc. Il y jouait à côté de Di Stephano, Puskas, Gento, qui dit mieux ? On n’avait pas oublié non plus qu’il fut le meilleur joueur de la coupe du monde de Suède en 1958 où Just Fontaine claqua 13 buts et qui révéla à un jeune prodige de 17 ans au drôle de nom Edson Arentes do Nascimento dit Pelé.
Kopa c’était tout cela. Trapu, court sur pattes et dribbleur obstiné qui parfois ralentissait le jeu et faisait un dribble de trop pour le plaisir, rien que pour le plaisir d’éliminer encore une fois son adversaire par une feinte de corps, un contre-pied voire un petit pont, soit le geste parfait pour celui qui le réussissait et l’humiliation suprême pour celui qui voyait la balle passer entre ses jambes. Ce n’est pas de tactique dont on rêvait sur les terrains d’entrainement de notre enfance qui ressemblaient à des prairies, ou sur les parkings des villes où l’on passait des journées à s’affronter, mais de dribbles à la Kopa. Et quand on les réussissait, on se prenait vraiment pour un empereur
A Colmar, dans sa valise, à Colmar, Kopa a amené des centaines de photos à dédicacer. Elles partiront toutes. Pas de grand discours mais une phrase que tout le monde a retenu : « Un terrain et un ballon c’est tout ce qu’il me faut ». En cet automne colmarien, nous voilà tous redevenus des Kopa.
Colmar une mine pour les « dragueurs » !
Voilà un titre inattendu dans le journal local. Un rien provocateur et pourtant il répond à un véritable constat. Quelques bonnes âmes locales, relayées par la presse, s’émeuvent d’une forme de laisser-aller où, tard dans la nuit, on rencontre des femmes, souvent en groupe, déambuler en ville, et se faire aborder par des messieurs, au volant de leur voiture, pour un brin de conversation et l’on imagine même plus si affinité.
Le phénomène est observable depuis quelque temps, depuis l’été au moins. On a beau être en mi-novembre, l’étrange manège perdure. Tous les soirs : « ils parcourent les rues de la ville à petite vitesse, serrant bien leur droite, les projecteurs en veilleuse. L’un conduit, l’autre, le coude passé par la portière, observe. Une silhouette féminine s’approche. La voiture ralentit encore et le passager interpelle doucement la jeune femme…». On a le sentiment de lire un roman d’espionnage de Jean Bruce ou de Gérard de Villiers. Avec un peu d’imagination, nous voilà partis à Tanger, Amsterdam ou Naples. Non, c’est bien de Colmar dont il s’agit et les rues décrites sont celles des Clefs, des Têtes ou la rue Vauban .
On essaye d’en savoir plus. L’affaire est quotidienne. Passe encore à 19h quand les magasins ferment. Mais à deux heures du matin ! Et pas place de la gare mais dans les rues commerçantes de la ville, de la vielle ville historique ! Au fait, Colmar ne serait-elle pas en train de renouer avec une vieille tradition, qui en fit autrefois, à la fin du XIXe siècle, un lieu de prostitution, une ville du stupre, Babylone alsacienne, où l’expression « Nach Colmar gehen » faisait sens pour tout le monde ? Les jeunes filles qu’on rencontre apparemment la nuit sont en général court vêtues et portent d’affolantes petites bottes blanches.
Et bien non, la réalité est bien plus prosaïque. Enquête faite, on s’aperçoit que la jeunesse colmarienne sort un peu plus qu’avant et par n’importe quel temps et même, par souci de provocation, à n’importe quelle heure ; que les jeunes garçons se baladent en ville avec leur « caisse » et se livrent à une passion de leur âge : « la drague »; que les jeunes filles court vêtues sont de jeunes Colmariennes à la mode qui portent minijupes et de superbes bottes que Courrèges vient de lancer. Elles sont en cuir et de couleur blanche, au bout droit coupé et à la fermeture éclair, de côté. On les trouve à Colmar dans les magasins de chaussures pour 40 Francs déjà, les plus chères valant 70 francs. Elles sont plus élégantes et meilleur marché que le modèle patineuse ou le modèle lapon qui vous donne chaud mais qui fait moche.
On s’est inquiété pour rien mais on a beaucoup jasé. On a cru au pire, on s’est fait son cinéma. On a oublié qu’on a eu 20 ans, que nous sommes en 1965, et qu’il faut bien que jeunesse se passe.
1966
Stadt Albert est revenu !
Cela faisait longtemps qu’on l’avait perdu de vue. Quelques mois au moins. Colmar n’était plus tout à fait Colmar sans sa présence. Il manquait à la ville, il manquait à son image. Jamais on n’ avait été autant en accord avec les vers de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » !Stadt Albert avait disparu, Stadt Albert avait quitté Colmar. Le plus illustre des clochards colmariens, le plus illustre Colmarien même, titre qu’il partageait avec le maire Joseph Rey et le chanoine Oberlechner, s’était effacé du paysage local. On ne s’en était pas aperçu tout de suite. On avait l’habitude de ne pas le voir quelques jours, surtout en hiver, mais on savait qu’il reviendrait, pointer son nez, entrer dans les magasins, se rappeler aux bons souvenirs des uns des autres, restaurateurs et commerçants pour lesquels il effectuait des petits boulots qui lui permettait d’écluser une soif légendaire et de continuer à vivre… libre ! Mais là, franchement, on s’inquiétait. Surtout au sortir d’un hiver particulièrement rude où en janvier le thermomètre affichait -23 °!
Stadt Albert serait-il mort ? Aurait-il succombé sur un de ces bancs de la gare, ou dans les serres d’un horticulteur où on le retrouvait parfois ? Pourtant pas de trace d’un quelconque fait-divers, pas de rapport de police, pas de main courante qui le mentionnât une fois. Il s’était retiré de la circulation mais pour aller où ? Pouvait-on seulement concevoir qu’il eût une autre patrie que Colmar ? Pouvait-on imaginer qu’on ne reverrait plus cette silhouette familière et courbée, portant béret et un manteau rapiécé quand il ne s’agissait pas d’une cape noire, une gibecière autour du cou marquant de son empreinte un territoire qui était celui de la vielle ville, qui menait de la gare à la rue Vauban, en passant par la clinique Sainte-Thérèse chez soeur Augusta ou à la Petite Venise où il faisait rarement trempette. Bref un personnage incontournable, consubstantiel à Colmar comme le blason de la ville, la masse d’Hercule. Une forme de blason à lui tout seul. : Stadt Albert pour Stadtwappe.
Et puis un beau jour, c’était début mars, tout Colmar s’en souvient, il était réapparu. Aussitôt la rumeur avait fait le tour de la ville. Stadt Albert est revenu ! D’Stadt Albert esch weder do ! Un à un, il fait le tour des commerçants qui l’avaient soutenu. Le printemps était revenu. Colmar respirait à nouveau. La ville avait retrouvé l’un des siens. On finit par savoir qu’il avait été interné à l’hôpital psychiatrique de Rouffach, puis placé à l’hôpital de Sainte Croix-aux-Mines. C’est-à-dire au bout de monde. Un beau jour sans crier gare, il en était reparti… sans laisser d’adresse, ce qui pour lui était une évidence. En réalité, il en avait une : Colmar ! Sans lui pas de Colmar. Mais sans Colmar pas de Stadt Albert ! L’osmose était parfaite.
Le colmarien est-il un être associatif ?
La sociabilité est-elle une qualité régionale ? Colmarienne également. C’est fou le nombre d’habitants qui sont membres d’une association dans la ville. C’est là un caractère ancien qui avait déjà frappé les Allemands quand ils ont fait de l’Alsace une terre d’Empire en 1871. Car contrairement à une idée reçue, le mouvement associatif existait déjà. Il n’était pas que culturel. Si la société Schongauer et la société d’histoire naturelle figurent parmi les plus anciennes associations existantes sur place, le sport n’en était pas absent. La société de gymnastique, la Colmarienne, date de 1863, enfant du second empire et non pas du Reich des Guillaume. Ceci dit, le mouvement s’est amplifié après 1870. Les Allemands voyaient bien des avantages à créer des associations pour germaniser les esprits, les autochtones en voyaient autant à en créer, pour leur résister. Même les églises s’y mettaient pour éviter que leurs ouailles ne rejoignent les associations d’inspiration socialiste qui commençaient à se répandre. D’où la naissance des bengala. Le pli était pris. L’Alsacien voyait, en outre, dans le monde associatif quelque chose qui lui correspondait profondément : un mélange d’ordre et de convivialité, un plaisir de partager dans un cadre défini. Il est ainsi fait, sociable et ordonné, il a toutes les qualités des l’animal associatif : un vrai Vereinsmeyer !
Joseph Rey, maire de Comar n’échappe pas au phénomène. Dès son plus jeune âge le voilà au cercle Saint-Martin. Maintenant qu’il est maire, il s’est mis à recenser ses mandats associatifs. Il arrive à une cinquantaine en 1966 ! Certes beaucoup sont liés à son mandat électif mais nombreux sont ceux qui sont le résultat d’un pur engagement personnel. Au fait dans sa bonne ville de Colmar , combien compte-t-on d’associations ? Une enquête du journal l’Alsace les estime à environ 600. C’est énorme ! Ce qui par simple extrapolation permet de noter que cela fait 600 présidents, autant de secrétaires et de trésoriers, environ 1200 vice-présidents et… 10 000 assesseurs. Compte-tenu du fait que certains fréquentent plusieurs associations, un Colmarien su six et membres d’un comité et un Colmarien sur deux est membre d’une association. Et même si on s’est un peu fourvoyé dans les chiffres, cela fait quand même beaucoup de monde. Une analyse poussée montre que les Colmariens ont une prédilection pour les sociétés de bienfaisance, les sociétés religieuses et… les associations de parents d’élèves. Les sociétés patriotiques et d’entraide aux victimes de guerre sont nombreuses, pas loin d’une cinquantaine, et bien fréquentés. Dans le domaine plus spécifiquement culturel, les chorales, les groupes folkloriques et musicaux raflent la mise alors que les associations sportives s’affirment de plus en plus : 140 associations représentant 38 disciplines. Mais celle qu’on préfère c’est la Fraternelle, la bien nommée : elle compte 2050 membres dont 1800 ont leur carte de pêcheur !
Le restaurant fantôme
On connaissait le vaisseau fantôme, et les gouvernements de même nom.
On sait que notre histoire souvent en fut plein. Les fantômes font partie de notre univers et je sais d’admirables dames blanches qui hantent nos châteaux. Mais des restaurants fantômes, ce n’est pas tout à fait une spécialité régionale. Ici, les bistrots comme les bonnes tables sont légion, rarement objets de fantasmes et s’affichent ostensiblement. Une Alsace sans auberge est inimaginable. A la différence des châteaux en ruine qui peuplent le piémont, ils montrent depuis le Moyen-Age leur bonne santé. Et s’il y en a qui disparaissent, d’autres les remplacent illico.
Pourtant, Colmar en ce milieu des années soixante a son restaurant fantôme. Il est situé dans la Krutenau et porte un nom qui ne peut passer inaperçu : Guillaume Tell ! Voilà qui nous change un peu des agneaux, boeufs, lions et aigles de toutes les couleurs, mais noirs le plus souvent, qui fournissent en général l’ordinaire des noms de restaurants. Tout le monde connait l’histoire du héros de l’indépendance suisse, qui, jadis, fut condamné, pour avoir refusé de saluer le chapeau du bailli Gessler, à tirer un carreau d’arbalète dans une pomme posée sur la tête de son fils. Il réussit son entreprise et finit par tuer, un peu plus tard, le sinistre bailli d’un autre carreau en plein cœur alors qu’il passait dans le chemin creux (Hohle Gasse)situé entre Küssnacht am Rigi et Immensee. Probablement s’agit-il d’une légende. C’est en tout cas une belle histoire répandue en Alsace depuis longtemps. Le nom de Guillaume Tell pour un restaurant fantôme n’est donc pas totalement incongru.
On aimerait raconter une belle histoire, rêver d’une auberge mystérieuse qui n’ouvrirait qu’une fois par an. La réalité est plus prosaïque. Ce type d’ouverture, c’est bien connu, sert surtout aux propriétaires afin qu’ils puissent garder leur licence. Il faut une ouverture d’un jour pour la conserver. C’est ce qui s’est passé dans la Krutenau pour la deuxième année consécutive. La première fois, c’était dans les ruines d’une maison détruite qui avait abrité le restaurant Guillaume Tell. L’expérience avait été peu concluante. Cette fois-ci, c’est à proximité qu’on avait installé le minimum nécessaire : quelques tréteaux, un comptoir en bois, deux chaises, pas une de plus, des caisses de vin, de bière, et de soda. Les habitués de la Krutenau s’étaient déplacés dès 7 h du matin, un jour du mois de juillet. On patauge dans la boue- il avait plu la veille- et l’on se tient compagnie. Ou plutôt on évoque le souvenir du restaurant disparu de la même manière qu’autrefois en sirotant son blanc, sa bière au zinc et en parlant des incontournables brèves de comptoir : le temps qu’il fait, le jardin, le tiercé, la santé et la pension. Ce n’est pas la grande foule mais ceux qui sont là accomplissent un devoir de mémoire : en quelques heures, ils font resurgir un fantôme : celui d’un bistrot colmarien disparu à tout jamais.
Alfred Kastler : un prix Nobel (presque) Colmarien !
Les prix comme les victoires ont plusieurs pères. Quand Alfred Kastler décroche le prix Nobel de physique, le 3 novembre 1966, toute l’Alsace est fière. Mais toutes les villes où il fit escale au cours de sa vie le revendiquent. Guebwiller d’abord, où il était né le 3 mai 1905, Horbourg où ses parents déménagèrent lors de première guerre mondiale quand Guebwiller devint une ligne de front, Mulhouse où il enseigna un peu et surtout Colmar où il étudia à l’Oberrealschule, futur lycée Bartholdi, où il enseigna aussi avant de connaitre la gloire universitaire qui le mena à la Sorbonne et à l’Ecole nationale supérieure. Mais il ne fait aucun doute que le génie du nouveau prix Nobel de physique ne pouvait avoir été engendré qu’à Colmar comme pour Schweitzer, une décennie plus tôt.
A peine la nouvelle connue, son ancien professeur de mathématiques et de physique, Edouard Greiner, se répand dans les rédactions colmariennes pour témoigner de sa fierté d’avoir été celui qui avait mis au jeune Alfred le pied à l’étrier : « Je l’avais en classe terminale, pour les mathématiques et la physique. Il était premier en tout, pas seulement dans les matières scientifiques mais également dans les disciplines littéraires. Après 18, Kastler était parmi les tous premiers Alsaciens à passer le bac en français quelques semaines après avoir passé l’Abitur. Si ma mémoire ne me trahit pas, il a réussi le bac avec la mention bien ». Le professeur colmarien avait le droit légitime d’être fier de son élève. Celui-ci avait présidé en 1952, une cérémonie de distribution de prix dans son cher et vieux «Bartho». Il avait alors rappelé ces deux anecdotes qui eurent Colmar pour cadre. Un moment découragé par la difficulté de passer d’un univers linguistique à l’autre, nourri, en outre, par les écrits de Rousseau dans lesquels il se réfugie en 1918, il songe à abandonner des études pour devenir menuisier. Son père est prêt à céder, une tante l’en dissuade heureusement. Il se souvient aussi de la visite d’un inspecteur général de l’Instruction publique, en 1919, venu tester les connaissances des jeunes Colmariens en leur demandant de citer un département français. Intimidés, aucun élève ne s’y risqua, hormis le jeune Alfred qui désigna la Sorbonne ! L’inspecteur ne le contredit point : « Tu as raison c’est vraiment un département bien français par son rayonnement ». La réponse n’était-elle pas prémonitoire ?
Mais en attendant, il contribue au rayonnement de la ville de Colmar à qui il continue d’être étroitement lié. Sa maman adoptive s’est retirée au diaconat de la rue des Cloches. C’est ici qu’elle apprend l’incroyable nouvelle. A quelques pas de là, son frère Frédéric, tient une mercerie, rue Reiset. Depuis que la nouvelle s’est répandue, le téléphone n’arrête pas de sonner. Il y a quelques semaines à peine, l’illustre lauréat était venu les saluer lors d’une session de l’Académie d’Alsace dont il était également membre. Allez, le nouveau prix Nobel est bien un Colmarien !
Idoles colmariennes !
A force de les accueillir chaque année à la Foire aux vins, les Colmariens avaient une connaissance des « idoles des jeunes » que les habitants d’autres villes françaises pouvaient leur envier. Depuis le début des années 1960, la Foire aux vins était devenue un passage obligé de tous ceux qui faisaient l’actualité du microsillon. La radio Europe N°1 et son émission phare Salut les copains avaient amplifié le phénomène. Difficile de passer à travers les mailles du «chouchou» de la radio périphérique. Les hit-parades se succédaient et consommaient leur lot de vedettes comme l’ogre les enfants jadis qui s’égaraient en forêt. Le jingle « SLC, Salut les Copains », le soir vers 17 h, était un cri de ralliement. Toute une génération se branchait alors et communiait aux mêmes chansons. Daniel Filipacchi qui en était le producteur avait en outre eu la bonne idée de sortir un magazine du même nom qui permettait de suivre la folle odyssée des idoles, «leurs amours et leurs emmerdes.». Mais les voir « pour de vrai » c’était autre chose ! Hormis Paris, le mythique Olympia de Bruno Coquatrix et quelques grandes villes, rares étaient celles qui pouvaient se targuer d’avoir accueilli autant des « stars « que Colmar, grâce surtout au très habile impresario Johnny Starck. On les avait tous vus ou presque. On avait même parfois envie d’en revoir, prêts à en oublier d’autres qui ne nous avaient pas fait vibrer. Les Colmariens avaient un avis autorisé sur la question et l’on n’hésita pas à les sonder pour voir où allaient leur préférence.
La réponse surprit. On s’attendait à voir Johnny et Sylvie qui avaient fait un malheur à la Foire en tête de liste, ou Clo-Clo encore. Et bien non. Sur le podium colmarien figuraient dans l’ordre Aznavour, Bécaud et Mireille Matthieu. Et dans les dix premiers, l’on trouvait Brel, Gréco, Brassens et Ferrat. Le seul yé-yé à bien figurer était Richard Anthony qui savait «twister le yaya » en écoutant siffler le train. Il occupait la quatrième place. La plupart des autres jeunes étaient relégués entre la dixième et la vingtième : Claude François à la 11e, Sheila à la la 13,e talonnée par Barbara qui ne passait pas spécialement pour «twisteuse ni madisoneuse». Elle-même était suivie par Françoise Hardy, alibi intellectuel, cheveux longs et collants noirs, désespérément mélancolique qui continuait à s’interroger alors que « tous les garçons et les filles de (s)on âge savent ce qu’aimer veut dire ». Eddy Mitchell sauvait l’honneur des rockers à la 17e place, battant à plate couture Johnny, à peine cité, qui ne figurait pas dans le Top 20. Sylvie, qu’il avait épousée à Loconville, en avril 1965, pas davantage. Les Colmariens, garçons et filles, avait tranché. Jeunes certes mais déjà sages, optant pour les valeurs sûres et classiques, guère enclins à l’aventure et aux modes sans lendemain. Une position médiane, comme en géographie et en politique. En un mot … colmarienne !