Il a beau avoir obtenu un succès d’édition large et peut-être inattendu pour son auteur, la Nef des Fous de Sébastien Brant, publiée en 1494, exprime une inquiétude, sinon une angoisse forte devant l’effondrement de la foi et la folie qui s’était emparée d’une société déboussolée. Des larmes d’amertume remplissent les yeux de l’humaniste strasbourgeois « à voir la foi chrétienne décliner dans la honte ». « Nous ressentons hélas aujourd’hui nettement, écrit-il dans son quatre-vingt-dix-neuvième tableau intitulé « Du déclin de la Foi », l’instable situation et la dégradation de jour en jour plus grande de la foi des chrétiens ». Rome et son église ne cessent d’aller vers leur déclin « tout comme fait la lune vers son dernier quartier ». La situation est grave et grand est le danger. Il semble déjà qu’il soit tard, trop tard même.
« Si le Christ lui-même ne monte à la vigie… »
Toutes les tentatives de réformer l’Église auraient donc été vaines ? En cette fin du XVe siècle, le bateau penche de plus en plus, il risque de disparaître dans les flots. Les hommes d’Église comme les gens de bonne volonté ont apparemment échoué. Seul le Christ encore peut les sauver : « Si Jésus-Christ lui-même ne monte à la vigie nous nous enfoncerons bientôt dans les ténèbres ». Le temps presse et, aux autorités qui ont en main les leviers de commande, Brant enjoint : « Faites ce qui convient — et chacun à sa place — afin que les ravages ne soient plus grands encore et que soleil et lune ne perdent leur éclat, que la tête et les membres ne périssent ensemble ! »
Ce constat d’échec, ce pessimisme sans illusion fait écho à l’exhortation tardive datée de 1508, tout aussi désespérée, de l’aîné des Frühhumanisten alsaciens, Geiler de Kaysersberg, le tonitruant prédicateur de la cathédrale de Strasbourg qui pendant plus de trente ans vitupéra contre les « abus » de ses contemporains : « Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de se tenir en son coin et se fourrer la tête dans un trou, en s’attachant à suivre les commandements de Dieu et à pratiquer le bien pour gagner le salut éternel. »
Ministre de la parole ou écrivain, chacun à sa manière avait essayé de retarder l’inéluctable. Sans doute avaient-ils longtemps cru que la victoire était possible. Ils n’avaient pas ménagé leur peine et ils n’avaient pas été les seuls engagés dans le combat. À Strasbourg, Wimpfeling, le Sélestadien, et ses amis humanistes, souvent chanoines, acquis plus ou moins profondément aux doctrines humanistes, avaient partagé le même souci de réformer ce qui devait l’être : le cœur de chacun et l’institution qui les réunissait tous, à savoir l’Église, en dehors de laquelle il n’y avait pas de salut.
Des réformes à la pelle
Pourtant l’Église, à travers le Moyen Âge, n’avait pas été épargnée par les crises. Elle s’en était toujours sortie à son avantage, même dans les pires moments de sa déjà longue histoire. Les réformes avaient succédé aux réformes. La réforme clunisienne qui avait montré la voie au XIe siècle, celle qui fit éclore les ordres mendiants au début du XIIIe siècle, autour des franciscains et des dominicains, était arrivée à son heure pour tenter de restaurer l’image d’une église enrichie, éloignée de l’esprit de pauvreté de l’Église primitive et en butte aux hérésies qu’il convenait d’extirper. Les malheurs du temps au XIVe siècle (guerres, famines et épidémies dont l’horrible peste de 1349) avaient non seulement contribué à l’insécurité physique mais aussi à l’angoisse existentielle.
Ces peurs ne furent pas sans effet sur la piété populaire. Superstition et magie se nourrissaient de l’angoisse du péché et du salut. La Vierge surtout, ou Anne sa mère, invoquée plus souvent que Jésus, étaient l’objet de dévotions assidues de même que les saints auxiliaires au nombre de quatorze, appelés à guérir maladies et épidémies. Même les animaux avaient leurs saints. Le culte des reliques fut pratiqué avec une ferveur nouvelle, les chemins des pèlerinages furent rarement aussi encombrés. Les indulgences se vendaient bien. Moyennant finances, on pouvait assurer peu ou prou son salut. Ce dernier passait désormais par des voies individuelles qui faisaient volontiers l’économie des clercs.
Le pape, quant à lui, se comportait comme n’importe quel suzerain temporel, se battant contre ses pairs. Il lui arrivait même d’être multiple, en tout cas trois comme la Trinité, au début du XIVe siècle. Il fallut les déposer d’un coup au concile de Constance (1414-1418) pour revenir à la normale, soit un pape à la fois. Des nouveaux papes aux caractéristiques contrastées : immobile comme Eugène IV, mondain comme Nicolas V, concupiscent et belliqueux comme Alexandre VI. Le concile de Bâle, de 1431 à 1449, avait eu des velléités de réforme, on en resta aux intentions. Tout comme à Constance deux décennies plus tôt, quand on choisit de sanctionner plutôt que réformer. On brûla Jean Hus en 1415 et on déclara hérétique les thèses du théologien anglais John Wyclif, mort depuis 1384. Le premier revendiquait, entre autres, une Église dont la tête ne pouvait être que le Christ, le second était convaincu que seules les Saintes Ecritures étaient importantes. Tous deux avaient prôné l’abandon de la confession individuelle et s’étaient élevés contre la sécularisation progressive de l’Église.
Cette dernière utilisait volontiers l’excommunication et le bûcher pour toute réponse. En 1498 encore, quand à Florence le très exalté prédicateur Savonarole brûla dans les flammes après avoir appelé la population et le clergé à se repentir, stigmatisé l’Église pour son faste et sa frénésie à s’enrichir, et dénoncé l’incapacité du clergé d’annoncer sans la fausser la parole de Dieu.
Un fort appétit du divin
L’Alsace s’était pleinement inscrite dans ce mouvement chaotique où l’espérance et le découragement se succédaient à intervalles réguliers. Elle ne fut épargnée ni par les malheurs du temps, ni par les crises de croissance et les catastrophes naturelles. Elle connut, elle aussi, la peste et son hideux cortège de morts et de désespérés. Elle vécut les dégâts annexes de la guerre de Cent Ans et fut traversée par des hordes de soldats mercenaires, Grandes Compagnies, écorcheurs au nombre de 40 000 qui envahissent l’Alsace en 1444-1445. Les Bourguignons ne l’épargnèrent pas davantage. Sa proximité géographique avec le duché de Bourgogne l’exposa directement. Charles le Téméraire n’était-il pas entré en possession des territoires des Habsbourg en Haute Alsace en 1469 ?
Sur le plan religieux, elle avait participé au prodigieux essor des ordres mendiants dans la première moitié du XIIIe siècle. Dominicains et franciscains s’étaient installés dans la plupart des cités. Les premiers avaient fortement contribué au développement de la mystique rhénane à la suite de Maître Eckart et de Jean Tauler, traduisant ainsi un fort appétit du divin et une dévotion exigeante, intérieure et personnelle, qui ne pouvait qu’éloigner ses plus fervents adeptes de la pratique usuelle, collective et mécanique. La singulière aventure de Rulman Merswin à Strasbourg, à la fin du XIVe, et les interrogations autour de l’auteur des écrits attribués au mystérieux Ami de Dieu de l’Oberland, montrent que l’avenir du christianisme passait également par l’engagement de laïcs qui n’étaient pas tous savants. Avec le risque d’égarement, voire d’hérésie si l’on n’y prenait garde.
Les « mendiants » eux-mêmes cessèrent d’être exemplaires. Il fallut les réformer et les ramener à une plus stricte observance. Le mouvement, pour les dominicains de toute la province de Teutonie, partit de Colmar lorsqu’en 1389 le dominicain Conrad de Prusse transforma le couvent local en tête de pont d’une réforme destinée à s’étendre dans une grande partie de l’Allemagne. Le couvent des dominicaines de Schoensteinbach, non loin de Guebwiller, qu’il avait également relevé, fit de même pour les couvents des prêcheresses. Tous, y compris en Alsace, ne le suivirent pas. Coexistaient désormais les observants et ceux qui n’éprouvaient aucun désir d’observer strictement.
Un retour aux sources ?
Ouverte depuis toujours au foisonnement spirituel qui est une des caractéristiques de l’espace rhénan, L’Alsace emprunta une autre voie, venue du nord, celle de la devotio moderna, initiée par les frères et sœurs de la Vie commune, qui rassembla à Deventer, autour de Gérard Groote, des chanoines et chanoinesses de la congrégation de Windesheim dans la deuxième moitié du XIVe siècle. L’ouvrage de référence produit en son sein est la fameuse Imitation de Jésus-Christ, probablement rédigée par Thomas a Kempis vers 1427. Méfiants à l’égard de l’Église en tant qu’institution, volontiers assimilée à « une bergerie gardée par des loups », les dévots étaient à la recherche d’une vie spirituelle libre, personnelle, dépouillée et vraie, axée sur l’exigence intérieure. Le mouvement fit son nid au couvent de Truttenhausen en 1454 et accompagna fortement l’aventure de l’École latine de Sélestat, « réformée » par le Westphalien Louis Dringenberg à partir de 1441, et qui sera pendant plus de 75 ans un éminent foyer de rayonnement de la pensée humaniste.
Le retour aux sources – reditus ad fontes — grecques et latines, aux Belles lettres et à l’éloquence antique s’accompagnait, en même temps, d’un sincère désir de revenir aux sources de l’Église primitive que l’on supposait pure, non encore souillée par le poison de la sécularisation, de l’avidité et du péché. Les maîtres de l’école latine de Sélestat, les successeurs de Dringenberg, les Craton Hoffmann, Jérôme Guebwiller, Oswald Baer étaient autant préoccupés de développer la connaissance de l’antiquité classique que de raffermir la croyance et les mœurs chrétiennes. Le dernier d’entre eux, Hans Sapidus, l’était tout autant. Mais pour lui le temps était venu : il embrassa la Réforme luthérienne et dut quitter Sélestat en 1525.
Consciencieux et même parfois vertueux
En Alsace, comme ailleurs, c’étaient pourtant bien les clercs qui avaient essayé de réformer l’Église de l’intérieur, rencontrant parfois l’oreille plus velléitaire que volontaire d’évêques consciencieux, et même parfois vertueux, comme Robert de Bavière (1440-1478), Albert de Bavière (1478-1506) et surtout Guillaume de Honstein (1506-1541) qui avaient succédé, sur le trône épiscopal strasbourgeois, aux calamiteux Frédéric de Blankenheim et Guillaume de Dietz. Parmi ces clercs lucides, actifs et parfois prophétiques, le précurseur avait été Jean Kreutzer, originaire de Guebwiller (1424/1428-1466), ascète habité, orateur rare, ancien curé de Saint-Laurent de la cathédrale de Strasbourg, laquelle finit par le bannir tant il avait malmené les religieux et les curés de la ville, et le Doktor im Münster, Jean Geiler de Kaysersberg (1445-1510), autre Haut-rhinois engagé qui ne cessa, du haut de la belle chaire que Strasbourg lui offrit, de fustiger sans ménagements les travers des clercs, conventuels et laïcs, ses contemporains.
Mais sous les mots les plus véhéments se cachait en réalité un conservateur, disciple du théologien et prédicateur français Jean Gerson, proposant plus de restaurations que d’innovations, et ne contestant pas fondamentalement l’organisation ecclésiale, convaincu que la réforme de l’Église passait par l’exemplarité des évêques invités à recourir aux écoles, aux synodes et aux visites pastorales pour restaurer le clergé dans sa ferveur et pureté d’autrefois. Un clergé exemplaire et bien formé constituait, dans l’esprit de Geiler, l’ingrédient nécessaire à la réussite de la réforme dans l’Église. Ce dont était aussi convaincu l’humaniste et pédagogue Wimpfeling, qui mettait davantage l’accent sur le rôle privilégié que devait jouer l’instruction.
« Convertissez-vous ! »
Était-ce assez ? Ils avaient été, pour la plupart, témoins de la haine dont le clergé faisait désormais l’objet. Le Pfaffenhass auxquels ils avaient indirectement contribué par leurs écrits et sermons, était une attitude largement répandue au sein d’une population convaincue que « les curés sont débauchés et cupides, les nonnes vicieuses et méchantes ». Le divorce entre les clercs et la majorité des fidèles était devenu effectif. Leurs routes divergeaient désormais. Les uns vaquaient à leurs occupations et prébendes, les autres couraient les saints et Notre-Dame pour des dévotions sincères, illustrées par l’impressionnant succès de la confrérie du Rosaire à la fin du XVe siècle. Probablement n’avaient-ils plus grand-chose à se dire.
Précurseurs parfois prophètes, prédicateurs souvent, mais aussi écrivains, les « réformateurs » échouèrent finalement. La véhémence de leurs diatribes ne mit pas fondamentalement en cause les piliers de l’institution. Leur réforme avait du mal à produire des effets spectaculaires, car elle était basée sur le redressement moral, par définition fragile et imparfait. Impossible de faire de chaque clerc, et davantage encore de chaque fidèle, un saint. L’héroïsme est une vertu rare et rarement partagée. Le « Convertissez-vous ! » obsédant du prédicateur se perdit sous la voûte de la cathédrale. Chacun en avait sa propre interprétation. Le prophète qui en appelait au cœur des clercs et de ses ouailles était-il plus vertueux que l’administrateur de l’évêché, qui parlait aux bourses et consciencieusement s’employait à faire rentrer de l’argent ? Il fallait bien que la boutique continuât de tourner…
Restait l’espérance dernière, qui résonnait comme un constat d’échec : que Jésus-Christ lui-même monte à la vigie… Ils attendaient miraculeusement le Sauveur, et c’est un moine augustin qui vint à leur rencontre.
Sources :
Sébastien Brant, La nef des fous, traduit de l’allemand par Madeleine Horst, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2005.
Jean Chélimi, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 1991.
Lexikon der Reformationszeit, Freiburg, Herder, 2002.
Georges Perrin, Histoire du Moyen Âge, Paris, Perrin, 2014.
Klaus Pfitzer, Reformation, Humanismus, Renaissance, Stuttgart, 2015.
Francis Rapp, Reformes et Réformation à Strasbourg. Eglise et société dans le diocèse de Strasbourg (1450-1525), Paris 1974
Gabriel Braeuner, Revue Alsacienne de littérature, n°127, 1er semestre 2017