Entre le cœur et la raison Théophile Conrad Pfeffel (1736-1809), poète et pédagogue

Pfeffel PoèteLe 1er mai 1809, mourait à Colmar, Théophile Conrad Pfeffel. Écrivain et pédagogue, médiateur entre la culture française et allemande. Entre les Lumières et l’Aufklärung, un Européen avant la lettre et un personnage plus complexe qu’il n’y paraît.

Qui se souvient encore de Théophile Conrad Pfeffel (1736-1809) aujourd’hui? Il fut pourtant considéré comme le plus grand écrivain alsacien du XVIII e siècle. Les mauvaises langues vous diront qu’alors la concurrence n’était pas rude. On lui donna du « La Fontaine alsacien » parce qu’il était un auteur de fables alors qu’il fut fort peu influencé par l’illustre Jean. On le chercherait vainement dans un dictionnaire de littérature française. Il est vrai qu’il fut un auteur de langue allemande quoique citoyen français. On le trouve effectivement dans les encyclopédies et dictionnaires de la littérature allemande… comme un écrivain de second rang. On daigne lui reconnaître, 0utre-Rhin, qu’il fut le premier représentant sinon l’inventeur de la fable politique en Allemagne avant la Révolution française. Quelques historiens de feu la République démocratique allemande en firent même un précurseur intellectuel de la Révolution française. C’est vrai que dans ses fables, il fit un sort à quelques despotes non éclairés et à autant de moines paillards mais c’est insuffisant pour en faire un agitateur politique. On ne le connaît pas en Vieille France et on ne le lit plus guère en Allemagne. Est-ce parce qu’il est inconnu en France, et Alsacien, qu’on se souvient encore (un peu) de lui en Allemagne? Quelques articles par ci, quelques colloques universitaires par là. A Colmar, heureusement, on le connaît encore même si on le commémore peu. Rien pour le deux centième anniversaire de sa mort! Mais il possède sa statue dans un petit square, à côté de l’ancien Palais du Conseil souverain. On trouve une plaque sur sa maison natale, Grand’rue, et une autre, sur la maison qui abrita son Ecole militaire, rue Chauffour. La rue qui relie celle qui l’a vu naître et celle où il a vécu et enseigné porte son nom, de même qu’un collège de la ville, en hommage à son engagement pédagogique. Un restaurant, situé tout à côté du musée d’Unterlinden, s’est également emparé de son patronyme. Quant au musée, il conserve quelques menus objets lui ayant appartenu dont un buste. Sa tombe est encore visible au cimetière du Ladhof et mériterait un vigoureux rafraîchissement. Quelques personnes vous rappelleront qu’il fut aveugle. On trouve parfois, en chinant, de vieux manuels scolaires de l’Alsace allemande qui renferment sa fable la plus connue la Tabakspfeife, charmante histoire d’une pipe qui passe de mains en mains et qui débutait ainsi : « Gott grüss euch Alter! Schmeckt das Pfeifchen? … » Ainsi va la gloire de Pfeffel aujourd’hui!

Les tréteaux de sa vie

« J’ai préféré passer en cachette sur les tréteaux de la vie » a-t-il écrit un jour. La formule est heureuse et pas tout à fait fausse. Une extrême simplicité, une très grande linéarité caractérisent, en effet, le scénario de sa vie. Ce qui frappe d’abord c’est l’unité de lieu et d’action qui fut la sienne : Colmar! Il y est né, le 28 juin 1736 ; il y meurt, le 1er mai 1809. Une fois ses études universitaires à Halle interrompues à cause de son infirmité oculaire, en 1753, il s’installe à Colmar définitivement. Ses voyages ont été rares, ses déplacements furent des déplacements de proximité. Il a fait de Colmar le théâtre de sa vie.

Pfeffel y passe son enfance, dans les jupes d’une mère autoritaire, Anne Catherine Weber, veuve depuis 1738 de Jean Conrad Pfeffel (1682-1738), originaire du margraviat de Bade et jurisconsulte du roi de France. Il jouit de l’affection d’un frère Chrétien Frédéric (1726-1807), de dix ans son aîné, qui fera, à la suite de son père, une brillante carrière de diplomate et d’historien. A quatorze ans, le voilà accueilli, pour un an, par le pasteur Nicolas Christian Sander (1722-1794) à Köndringen, non loin d’Emmendingen, un ami de la famille qui « lui enseigna l’art de penser, et l’art de vivre encore plus difficile ».

A 15 ans, la chose n’est pas inhabituelle pour l’époque, Pfeffel s’inscrit à l’université de Halle pour y suivre des cours de droit. Son frère le destinait à la carrière diplomatique. Il suit ceux de Christian Wolff (1679-1754), dont les idées philosophiques fondent, entre autres, l’Auflklärung allemande. Il se frotte aussi aux écrits du théologien Johann Joachim Spalding (1714-1804) dont il traduit en français un essai consacré à la destination de l’homme (Gedanken über die Bestimmung des Menschen). Atteint d’une ophtalmie rapide, Pfeffel est obligé d’interrompre ses études. Il revient en Alsace, après un court séjour à Dresde et à Leipzig, où il rencontre le fabuliste Christian Gellert (1715-1814).

En 1748, Théophile Conrad devient aveugle à la suite d’une opération ratée. Ce qui ne l’empêche pas de se marier avec Marguerite Cleophée Divoux (1738-1809), fille d’un négociant strasbourgeois, originaire de Colmar. Elle lui donnera treize enfants dont sept survécurent Le couple est installé à Colmar. Pfeffel, dès 1760, y fonde une Société de lecture réservée à des érudits protestants et démarre sa carrière littéraire consacrée à la poésie et à la pédagogie. En 1770, il rencontre brièvement Goethe, fraîchement inscrit à l’université de Strasbourg. Le jeune allemand l’insupporte. Cette même année, il perd son fils aîné Chrétien-Frédéric, « Christel »âgé de 10 ans, qui serait à l’origine de sa vocation pédagogique. Le fait est qu’il ouvre son école militaire en 1773, sur laquelle nous reviendrons, et qu’il dirigera jusqu’à sa fermeture en 1792. C’est elle qui lui assure son gagne-pain.

En 1782, l’école devient Académie militaire sans changer d’objet. Pfeffel a élargi son réseau de relations. En 1776, il devient membre de la Société helvétique grâce à Isaak Iselin (1728-1782), grande figure de la Société philanthropique de Bâle. Il se lie d’une amitié durable, que seule la mort interrompra, avec le fabricant bâlois Jakob Sarasin (1742-1802) et avec Johann Georg Schlosser (1739-1799), beau frère de Goethe, qui réside à Emmendingen où il occupe une fonction d’administrateur au service du margrave de Bade. Tous deux auront une grande influence intellectuelle sur Pfeffel.

Il est resté poète. Ses essais poétiques (Poetische Versuche) sont publiés en 1789 chez Haas à Bâle. Il est resté curieux et ouvert au débat d’idées. Il se sent à l’étroit dans la Société de lecture exclusivement protestante et crée, en 1785, la Tabagie littéraire, lieu de rencontre convivial des élites intellectuelles et des élites politiques et industrielles par delà les clivages confessionnaux. Belle illustration des Lumières à Colmar !

En 1788, à l’initiative de son amie, la femme écrivain Sophie von la Roche, il entreprend un de ses rares voyages à l’étranger qui le mène à Karlsruhe, Mannheim, Francfort et Offenbach. Il devient, cette année là, membre de l’Académie royale de Prusse des beaux arts et des sciences mécaniques de Berlin.

La Révolution le voit ardent et actif. Il la célèbre avec enthousiasme. L’exécution du roi l’ébranle et la Terreur le fait définitivement basculer dans le camp des déçus et des opposants. Pfeffel vit très mal cette période. Son école est fermée en 1792, la politique des assignats le ruine. Il survit. Difficilement. Il écrit, écrit jusqu’à épuisement, livre une foule d’articles à des almanachs et à des revues,dont « Flora », destinée à l’éducation des jeunes filles, qu’édite Johann Friedrich Cotta à Tübingen. Il demeure pédagogue et participe, en 1796, à l’organisation de l’Ecole centrale du Haut-Rhin (1796-1803), première école secondaire à vocation technique et scientifique du département. Mais la littérature hier comme aujourd’hui ne le fait pas vivre.

Le préfet Noël le recrute comme secrétaire interprète à la préfecture en 1801. iI peut chichement assurer sa vie. Il a 65 ans et croule sous le travail. Chez Cotta, à Tübingen, paraît en 1802 la quatrième édition de son œuvre poétique, édition définitive qui se poursuivra jusqu’en 1810. Le Consulat et l’Empire savent l’utiliser. Ne devient-il pas, dès 1801, vice-président de la Société d’émulation du Haut-Rhin qui vise à faire « communiquer les savants, les littérateurs, les artistes pour l’intérêt de la société en général » ? Vaste programme, dans lequel il se lance avec son enthousiasme coutumier. Le Concordat étant intervenu, il faut réorganiser l’église luthérienne à la quelle il appartient malgré ses nombreuses critiques à son égard. Le voilà successivement président du Consistoire protestant de Colmar, en 1803, et membre du Directoire chargé de l’administration de l’église de la Confession d’Augsbourg en 1806.

Napoléon lui accorde cette année là une pension annuelle de 1200 francs. La reconnaissance est tardive mais bienvenue. Pfeffel continue de travailler. Insomniaque depuis sa jeunesse, il souffre de plus en plus de rhumatismes. Ses amis disparaissent les uns après les autres. Son frère Chrétien Frédéric, qui veilla toujours sur lui, meurt en 1807. Pfeffel alors sait qu’il va bientôt le rejoindre et le rejoint deux ans après, le 1er mai 1809. Quelques mois plus tard, Marguerite Cléophée, son épouse dévouée qui l’assista avec sa fille Frédérique, sa préférée, meurt à son tour.

Un an avant sa mort, Pfeffel était devenu membre honoraire de l’Académie royale des Sciences de Munich. En 1810, Cotta publiait à Tübingen ses essais en prose (Prosaische Versuche) en 10 volumes. Le 5 juin 1859, la statue de Pfeffel, réalisée par le sculpteur André Friedrich, était érigée devant le musée d’Unterlinden.

La gaieté pour compagne

Les statues font rarement les portraits. Les attitudes y sont la plupart du temps convenues et figées. Il en va de même des gravures que nous avons de Pfeffel. Il prend la pose comme pour un portrait officiel.  Il faut chercher ailleurs pour pouvoir dresser son portrait. Il faut se défier des images dernières du brave poète entouré des siens, choyé parce qu’infirme, vénéré parce que vieux, sage pour les mêmes raisons, attendant sereinement la mort parce que chrétien.

Tous ses visiteurs avaient de lui une image préconçue. Celle d’avant la rencontre. On le savait aveugle, on se préparait ainsi à rencontrer un infirme en se promettant de le ménager et de lui tenir des propos de circonstances. Les universitaires allemands  Wilhelm von Humboldt et Friedrich Nicolaï qui l’ont rencontré, comme des centaines d’autres, ont rapidement révisé leur jugement. L’un le voyait doux, lent et enclin à une certaine sensiblerie et fut frappé par sa brusquerie, sa rapidité, son autorité. L’autre le pressentait fragile et inquiet, fermé dans son monde d’aveugle, il le découvre fort, curieux et ouvert. Et étonnement comédien, « bluffeur », dirions nous aujourd’hui. Ne le prend-il pas par le bras pour lui montrer les Vosges au loin et une multitude de détails comme s’il les voyait vraiment?

A l’entendre, il reçut  la gaieté au berceau qui « souvent allégea son fardeau ». C’est vrai pour l’essentiel, ce qui ne l’empêcha pas de tomber dans des abattements réguliers où il n’aspirait qu’à rejoindre la cohorte impressionnante de tous ceux qui l’avaient quitté dès son plus jeune âge. Cet optimiste était parfois mélancolique. Ce doux et humble de cœur savait entrer dans de belles colères quand on touchait aux articles de sa foi et de ses convictions les plus intimes. Les représentants du Sturm und Drang, Goethe le premier, essuyèrent souvent ses emportements la plupart du temps épistolaires. La sympathie était sa lubie préférée, sa marotte avait-il écrit un jour. D’où des coups de cœur et des enthousiasmes qui se terminèrent parfois  par d’amères désillusions : ainsi sa relation à la Révolution française qu’il salua avec ferveur et rejeta par la suite avec acrimonie. En parfait représentant des Lumières, il proclama sa foi en la raison et prit souvent allègrement son contre pied en se laissant aller à l’épanchement  du cœur qu’il avait gros  et généreux. Sa sympathie prolongée et mollement critique pour Cagliostro n’est pas le moindre de ses paradoxes.

« Hofrat Pfeffer »

C’est en tant que poète que nous le connaissons d’abord. Ses essais poétiques – Poetische Versuche- ainsi appelait-il son œuvre versifiée comptent environ 1100 pièces. Elles couvent un champ large allant des épigrammes aux fables en passant par les romances, ballades,  et autres récits en vers. Ce sont les fables surtout qui ont assis sa réputation. Fables politiques, rédigées en langue allemande, lues et diffusées en Allemagne alors que leur auteur vivait et habitait la France. Il y fait preuve d’une verve satirique incisive au point qu’il hérita du surnom de Hofrat Pfeffer (Conseiller Poivre). Mais les flèches qu’il utilisait égratignaient plus qu’elles ne blessaient. A l’exception notoire cependant  de ses réactions vives lors de la Révolution où un violent rejet succéda à un enthousiasme lyrique.

Le « La Fontaine alsacien » n’avait pourtant rien à voir avec le modèle qu’on lui prête à tort. Il ne s’en inspira nullement. Il préféra puiser dans d’autres sources françaises, notamment du côté de chez Florian, le petit neveu de Voltaire et chez d’autres encore comme La Motte, Aubert, Vitalis, Imbert et Dorat. Il ne se contenta pas de les traduire et d’en faire des copies serviles. Au contraire, il en fit d’authentiques et le plus souvent talentueuses recréations. Les fables ont incontestablement fait sa  gloire littéraire, du moins du temps de son vivant, et probablement plus avant la Révolution, qu’après.

Son œuvre en prose tout aussi abondante est aujourd’hui totalement oubliée. Il collabora, entre autres,  à la revue féminine Flora, éditée par Johann Friedrich Cottal à Tübingen qui publiera aussi l’œuvre poétique et en prose de Pfeffel. De 1793 à 1801, il en fut un pourvoyeur quasi exclusif. L’éducation des jeunes filles le passionnait comme toutes les questions pédagogiques. Il s’employa à éduquer leur cœur et leur raison à travers des récits d’aventure à forte teneur moralisatrice qui les fit peut-être rêver à défaut de les convaincre. Ces écrits, comme nous le savons, étaient aussi alimentaires : la Révolution l’avait mis sur la paille.

« Deviens un ami des enfants »

C’est peu dire que la pédagogie fut la grande affaire de sa vie. Son fils  « Christel », décédé à l’âge de 10 ans en 1770, serait à l’origine de sa vocation. C’est Pfeffel lui-même qui, dans « l’Epître à la postérité », en 1800, rapporte cette charmante histoire probablement enjolivée par les soins du poète. Il lui serait apparu en songe en lui demandant de cesser de pleurnicher sur son sort et de devenir «  l’ami des enfants ».

En réalité, sa vocation est plus ancienne. Aussi ancienne que son goût pour la poésie. Le pasteur Sander, lors du séjour de Pfeffel à Köndringen, à l’âge de 14 ans, avait  dû semer la bonne graine. La fréquentation du philosophe Christian Wolff à Halle l’avait conforté dans cette voie. Dès 1764, son ouvrage l‘Allgemeinen Bibliothek des Schönen und Guten  (Bibliothèque du beau et du bon) a l’éducation pour objet ; de même, la même année, le « Magazin historique pour l’esprit et le cœur », publié à Strasbourg, qui est un manuel  pédagogique et un livre de lecture dont les textes puisent dans l’héritage littéraire français. Huit ans plus tard, dans ses Dramatische Kinderspiele (Jeux dramatiques pour enfants), il  plonge  dans le répertoire du théâtre pour enseigner les enfants.

Tout cela l’encouragea à ouvrir, en 1773, une Ecole militaire, qui deviendra Académie militaire  dix ans plus tard. De quoi s’agissait-il? D’une sorte de petit lycée à l’usage de jeunes protestants susceptibles un jour de se destiner à la carrière des armes. L’école,  à dire vrai, n’avait de militaire que le nom et quelques fantaisies formelles comme les uniformes et l’organisation du cursus des élèves. On y entrait à dix ans, on y sortait à quatorze. L’établissement était selon la belle définition de son créateur « une maison convenable à tous les états dont l’enseignement était fondé sur la raison et le cœur ». Elle accueillit, pendant vingt ans, 300 élèves, dont une majorité de Suisses et d’Allemands. On s’y nourrissait des principes pédagogiques de l’allemand Basedow, qui lui même avait puisé aux sources de Rousseau et de Pestalozzi, soit l’excellence pédagogique même. On vint des quatre coins de l’Europe pour la voir fonctionner. 2200 visiteurs, issus du monde politique, nobiliaire, universitaire et littéraire –dûment enregistrés dans le Fremdenbuch de Pfeffel- firent ainsi le voyage de Colmar, conférant, du jour au lendemain, à Colmar une réputation intellectuelle qu’elle n’avait jamais eue jusque là.

Quand l’école ferma ses portes, contrainte et forcée par les événements révolutionnaires, Pfeffel, malheureux, n’en perdit pas pour autant la main. On le retrouve comme spiritus rector des demoiselles de Berckheim et de leur cousine Annette de Rathsamhausen. Il s’implique fortement dans l’expérience pédagogique de l’Ecole centrale du Haut-Rhin, créée en 1796, première école technique d’enseignement secondaire qui visait à diffuser les bienfaits d’un enseignement « analytique, expérimental et vraiment scientifique ». Preuve d’une belle ouverture d’esprit d’un homme qui faisait profession de poète.

Que dire sur la pédagogie de Pfeffel ? Elle repose sur quelques principes simples et la recherche d’un perpétuel équilibre entre le cœur et la raison. Pfeffel ne s’y montre guère dogmatique. Son enseignement est pragmatique, plein de bon sens et de savoir faire. Il repose sur l’amour des enfants. Si la religion et la morale en fournissent le support, l’éducation de l’honnête homme, plus que des élites, en est l’objectif.

Homme de réseau et médiateur

Certes, tout poète et tout pédagogue est avant tout un intermédiaire. Mais le poète souvent est solitaire et le pédagogue ne vit que par ses élèves. Pfeffel, par contre, disposa d’un réseau d’amis et de relation tout à fait impressionnant qu’il sut avec un rare talent entretenir et fructifier. Ce réseau touchait par extensions successives en France, Allemagne et Suisse, le monde littéraire, le monde politique, les sociétés philosophiques et savantes, le monde protestant et celui de l’industrie, le monde de l’éducation et celui des ministères, les notabilités bourgeoises et le monde nobiliaire, la finance et…la poésie. Pfeffel en était le pivot, recevait à Colmar et relançait  par écrit – insomniaque il a dicté des milliers de lettres- ses relations disséminées dans toute l’Europe.

Il a su utiliser avec efficacité toutes les opportunités qui s’offraient à lui. Son frère lui a ouvert le monde de la diplomatie et  lui assura une bienveillante neutralité des agents du gouvernement du royaume ; Schlosser, le beau-frère de Goethe, l’initia au monde culturel allemand, philosophique et littéraire; Iselin et Sarasin de Bâle l’ont introduit  dans la Société helvétique et les cercles philanthropiques ; les demoiselles de Berkheim et Annette de Rathsamhausen, dont il fut le mentor, ont, une fois mariées, fait bénéficier Pfeffel des réseaux de leurs époux respectifs. Ainsi, Le baron de Gérando, mari d’Annette,  qui fit une grande carrière dans l’administration impériale joua un rôle déterminant dans le retour en France, du frère de Pfeffel, Chrétien Frédéric, en le faisant rayer de la liste des émigrés. Il ne fut pas étranger, non plus, à l’octroi, par Napoléon, d’une rente annuelle de 1200 francs pour le poète, en 1806.

Si son père et son frère furent diplomates, au service du roi de France, en tant que familiers des questions politiques et juridiques allemandes, Pfeffel reprit en quelque sorte le flambeau en devenant un médiateur zélé entre la culture française et la culture allemande. Il le fut dans son travail de traducteur, de la Géographie de Busching aux Theatralische Belustigungen nach französischen Mustern (Divertissements théâtraux d’après des modèles français, 1764-1774)) où il fit connaître le répertoire du théâtre français en Allemagne. Il le fut constamment dans sa réflexion, son inspiration et ses écrits pédagogiques, dans le fonctionnement de son école, dans son œuvre en prose comme dans ses fables, dans les curiosités intellectuelles, les lectures et les exposés de la Société de lecture, dans les préoccupations idéologiques de la Tabagie littéraire, dans le terreau expérimental de l’Ecole centrale du Haut-Rhin, dans ses lectures personnelles, dans ses amitiés et sa correspondance. Pfeffel n’a cessé d’être à la fois « Tür und Brücke », porte et pont, qui permettent  de passer d’une culture à l’autre.

Les paradoxes de Pfeffel

« Ai-je rempli ma tâche et pris le bon chemin? » s’interroge Pfeffel en 1800 dans « l’Epître à la postérité ». Singulier texte que cette épître versifiée qui s’apparente à une forme de bilan testament au soir d’une vie que l’auteur estimait toucher à son terme et qui dura encore presque une décennie. On apprend à mieux le cerner encore. En quelques 280 lignes, il nous apparaît tel que son œuvre et ses engagements le révèlent : fort de quelques certitudes et remplis d’autant de doutes. Tantôt enthousiaste, tantôt abattu et définitivement perplexe sur la Révolution français  quand  il tente de  justifier, et peut-être de se convaincre lui-même, son attitude si enthousiaste au début et si critique par la suite. S’y exprime aussi sa foi religieuse, élément pérenne et constitutif de sa personnalité dont nous ne pouvons faire l’économie si nous voulons dresser un portrait fidèle du poète et pédagogue colmarien.

Sa foi résume selon la définition qu’il en donna, dans un traité rédigé en 1779, à « Dieu, la vertu et l’immortalité de l’âme ». Il avait horreur des églises officielles et se méfiait autant de Wittenberg que de Rome et de Genève. Il n’en épousa pas pour autant quelques tendances du siècle et ne devint ni déiste encore moins athée. Son christianisme allait à l’essentiel. Il avait foi dans l’authenticité et la vérité des évangiles  et trouvait  dans le Christ le modèle parfait de la morale et de la vertu qu’il ne cessait de revendiquer et d’enseigner. La religion pour lui était simple : « Pas de dogmes, pas de mystère, les vertus seules constitueront le poids que Dieu mettra dans  la balance de sa justice divine et cette pensée noble place ma religion -écrit-il- au dessus du doute et des ruminations théologiques ».

Pfeffel ne transigea jamais sur les articles de sa foi. Pour le reste, il était bien un représentant de son époque cultivant quelques beaux paradoxes. N’avait-il pas été un écrivain français de langue allemande ? Un rationaliste tenté par Cagliostro ? Le chantre de la liberté qui se fit traiter d’aristocrate des 1790 ? Le pourfendeur de privilèges qui accueillit avec révérence la pension que lui octroya Napoléon ? Un homme de caractère et de passion dont on fit un doux poète aveugle ? Le directeur d’une mâle école militaire qui avait un lectorat surtout féminin ? Un homme discret qui draina à Colmar des milliers de visiteurs? L’homme des Lumières qui rendit l’Aufklärung responsable de la dépravation morale et rejeta  Kant, le Sturm und Drang et Goethe? Un homme qui fuyait les honneurs  et un notable qui, sous l’Empire, fut à la fois vice président de la Société d’émulation du Haut-Rhin à la demande du préfet qui l’employait par ailleurs comme secrétaire interprète, président du Consistoire protestant de Colmar et membre du Directoire chargé de l’administration de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg, et enfin le très respecté et distingué membre honoraire de l’Académie royale des sciences à Munich, peu de temps avant sa disparition ? Il illustrait, en outre, un paradoxe bien alsacien : méconnu sur le plan intellectuel en France, il avait trouvé en Allemagne son lieu et son mode d’expression ; étranger à la réalité politique de l’Allemagne, il avait trouvé en France le lieu de sa réflexion et de son action publique.

GB  2009

Pour en savoir plus

Gabriel Braeuner, Pfeffel l’Européen,  Esprit français et culture allemande en Alsace au siècle des Lumières, Strasbourg, Nuée bleue, 1996.

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