Passé trente ans ne plante plus d’arbre à miroirs,
Passé à quarante, taille court l’arbre à gloire
Passé cinquante, arrose l’arbre à silence,
Pour qu’un matin, descendant au verger,
Pleuvent sur toi les fleurs de la tranquillité.
Jean-Paul de Dadelsen , le verger de Tombouctou
Après 40 ans comment caractériser Espoir ? Que sont quarante ans aux yeux du temps long de l’histoire de la ville dont la création remonte au tout début du XIIIe siècle ? Un court instant dans une histoire qui additionne plus de mille ans quand on sait que Columbarium émargea au temps des carolingiens ? Une séquence importante de notre histoire contemporaine. L’âge adulte à l’aune humaine. Un sacré bout de temps quand les fondateurs ici présent se retournent sur leur passé en se disant qu’ils n’ont pas vu le temps passer ! Tout est affaire de point de vue. Et si le temps ne fait rien à l’affaire, quarante ans pour une association c’est plus qu’un âge mûr, cela pourrait être celui de la consécration car à cet âge-là on n’a plus rien à prouver. C’est fait depuis longtemps.
Seulement voilà, avec Espoir rien n’est simple. L’association est une incongruité pour ne pas dire une imposture. En fait, elle ne devrait plus exister depuis longtemps. Quand elle est créée en 1973, c’est pour un CDD, un contrat à durée déterminée, le temps de mettre un peu d’ordre, du social et du lien dans une société d’abondance et de consommation qui avait oublié en route quelques marginaux. Rien de bien grave en somme, un petit oubli à réparer. En deux temps et trois mouvements. Et rose, elle (devait) vivre ce que vivent les roses, l’espace d’un matin…
40 après, la rose est fanée depuis longtemps. Ne reste que l’herbe, la mauvaise herbe diront certains, mais elle est bien là celle-là. Adventice ou malherbe, elle porte le nom d’un poète fameux, cité à l’instant et selon un autre, qu’à Espoir nous célébrons souvent – c’est à dire Victor Hugo : « Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! […] Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs».
Nous voilà au coeur du sujet. Si nous sommes encore là c’est qu’il y a eu comme un raté. La voie royale qui nous était promise, les trente glorieuses que nous pensions au minimum doubler voire tripler, se révélèrent être un chemin de traverse plein de ronces et d’épines. Dans cette belle ville qu’est Colmar, si proprette et si douillette, dégoulinante de géraniums et lourde de colombages, astiquée et ripolinée, si bourgeoise en apparence et tellement habile et diplomate, qui depuis toujours et aujourd’hui encore affiche sa bonne conscience comme les maréchaux de l’ex Union soviétique leurs décorations, il y avait de la misère, des meurtrissures et des souffrances, des paumés et des oubliés, des filles de joie triste et d’autres battues, des immigrés à la pelle, primo-arrivants ou clandestins. Voltaire avait vu dans cette ville singulière une ville mi-allemande, mi-française et tout à fait iroquoise. On lui en voulut. Il avait raison. Il a encore et toujours raison, trois siècles plus tard. Colmar est aussi une ville d’indiens, a Indianer Stadt.
L’histoire d’Espoir n’est rien d’autre que l’histoire d’un échec.
Celle d’une société, la nôtre, celle d’une ville, la nôtre encore, certes comme toutes les autres, ni meilleure, ni pire qui en croissant mais croît elle encore ? a généré une foule d’exclus, de redoublants, de retardataires, qui ont loupé le train parti à très grande vitesse, ont perdu leur boussole et ne retrouvent plus le chemin de la gare depuis longtemps. Et n’en déplaise aux fabricants de cartes postales pour touristes, aux chantres de la ville à dimension humaine, aux auto-proclamés héritiers de l’humanisme rhénan, Colmar, à coté de ses incontestables réussites, de ses monuments classés, de son musée prestigieux, de son secteur sauvegardé, de son pole multiculture et de son stadium, de son excellence fiscale et de ses « budgets extraordinaires », de son Noël qui tombe dès le 25 novembre, Colmar, oui Colmar connait aussi des échecs scolaires, des violences urbaines, des voitures brûlées, son quart monde alsacien qui n’a pas d’équivalent dans la région, sa politique de la ville, sa zone urbaine sensible, son CUCS (contrat urbain de cohésion sociale) sa prostitution de misère depuis qu’en l’an 2000 l’expression Nach Colmar gehen, Aller à Colmar comme on allait autrefois rue Blondel quand on était en goguette à Paris, est redevenue d’actualité.
Inutile de noircir le tableau, ni de charger la barque pour faire du misérabilisme mais rappeler une évidence que nous avions déjà souligné il y a dix ans : « Espoir ne jure pas dans un tel paysage. Son existence n’y est point incongrue. Sa présence répond à un besoin réel et vient épauler quand elle ne se substitue pas à elle, l’action des pouvoirs publics. La marginalité et les marginaux restent sa priorité- écrivions nous alors. Sur ce créneau, elle ne rencontre guère de concurrence. Espoir est donc à sa place !» Le constat reste vrai mais qu’observons-nous aujourd’hui sinon que la marginalité est de moins en moins périphérique. La fragilité et la précarité ne se situent plus exclusivement à la marge. Elles touchent aujourd’hui ceux qui hier encore se sentaient à l’abri, qui parfois même se croyaient définitivement nantis. Il y a du pain sur la planche et notre CDD plus que jamais est devenu un CDI. Nous sommes probablement les seuls en France à ne pas nous réjouir de cette transformation. Seul l’inverse eût pu nous satisfaire.
Alors finalement qu’est Espoir aux yeux de l’histoire locale ? Pas seulement une incongruité, pas davantage un anachronisme. Une belle aventure certes qui dure maintenant depuis plusieurs décennies. Mais encore ?
Espoir est d’abord une référence éthique – n’ayons pas peur des mots – dont l’esprit est la charte que l’association s’est donnée en 1979. Il faut la relire sans cesse, la méditer, la ruminer, l’écouter encore une fois, l’apprendre par coeur s’il le faut, s’en imprégner à tout moment : « Reconnaitre en tout homme quels que soient sa race, son histoire, ses handicaps, un être capable d’aimer et digne d’être aimé est la conquête la plus difficile et cependant la plus indispensable de notre société…Faire surgir l’amour à la place du jugement, de la haine et de la répression, comme le remède universel à toutes les souffrances humaines, est l’unique chemin qui conduit à la restauration de notre vie…». 34 ans après, il n’y a rien à rajouter, rien à jeter. Tout est consommable, tout est bon !
Espoir, c’est ensuite une aventure collective au service de l’homme.
Comme tout destin collectif, elle fut inspirée par une personne volontaire réactive et visionnaire, en l’occurrence Bernard Rodenstein. L’abbé Pierre , fondateur d’Emmaüs avait servi de modèle, certes, mais Espoir fut façonné par Bernard. Il a marqué l’association définitivement de son empreinte et ce sceau-là n’est pas prêt de disparaitre. Tant mieux, nous connaissons sa personnalité forte, persuasive et séduisante pour les uns, plus encombrante et irritante pour les autres. Le moins que l’on puisse dire, ou écrire, c’est qu’il n’a laissé personne indifférent et même s’il est prématuré de faire le bilan de son action, loin d’être achevée, l’historien peut d’ores et déjà témoigner, qu’il figure parmi les acteurs majeurs de l’histoire contemporaine de notre ville.
On ne saurait expliquer ni concevoir Espoir sans Bernard mais qui serait aujourd’hui Bernard s’il n’y avait pas eu Espoir. L’osmose est parfaite, l’homme et l’association se sont nourris mutuellement. Car l’association c’est aussi une aventure collective qui n’a jamais été au service d’une homme mais de l’homme : de l’homme souffrant, de l’homme de douleur tellement ancré dans l’imaginaire médiéval du Rhin supérieur et toujours aussi actuel.
Espoir, ce n’est ni une église, ni une secte. Son credo, si j’ose dire, se réduit à une portion congrue mais essentielle : la foi en l’homme. A ceux qui nous rejoignent nous ne demandons qu’une chose : ne pas désespérer de l’humanité. Voilà pourquoi on y trouve des croyants et des mécréants, des gens de gauche et de droite, du centre aussi et même des Bas-Rhinois : c’est-dire l’esprit d’ouverture d’une association à nulle autre pareille !
Espoir à travers sa singularité associative à vocation entrepreneuriale, c’est l’histoire de techniciens aguerris et d’une multitude de bénévoles qui ont essayé d’être des hommes et des femmes comme le grand Goethe les avaient définis et rêvés et dont en Alsace, Albert Schweitzer fut l’incarnation
« A toi même, sois fidèle et fidèle à autrui
Et que la peine que tu donnes soit de l’amour
Et que la vie que tu mènes soit action.»
L’homme selon Goethe s’il est un homme d’action est d’abord un homme de méditation « Essaie d’atteindre en toi la vraie humanité. Deviens toi-même un homme conscient, libéré intérieurement et disposé par là à agir selon ta nature »
Un laboratoire privilégié du questionnement intellectuel
Point d’action à Espoir sans réflexion préalable, sans esprit critique et remise en cause, sans confrontation, sans débat. Ce que j’ écrivais il y a dix ans, je le reprends aujourd’hui, sans y changer une ligne :
«Espoir c’est la plus formidable de nos universités populaires, le premier de nos instituts de formation qui vit passer quelques maitre prestigieux pour présenter ou débattre de sujets toujours actuels et souvent précurseurs. Il suffit de parcourir la liste des colloques, conférences et séminaires pour s’en convaincre et s’apercevoir que les thèmes d’aujourd’hui avaient été pressentis naguère. La liste des thèmes abordés est impressionnante. Elle rend justice à l’extraordinaire apport intellectuel d’Espoir à la vie de la cité. Aucun organisme associatif ou universitaire n’a réussi à faire venir à Colmar, dans toute son histoire, autant de philosophes, de religieux, d’écrivains, de journalistes, de savants, de magistrats et de politiques de tout échiquier ».
Un lieu de mémoire
Dans Colmar l’esprit d’une ville, paru il y a deux ans, j’ai essayé de montrer que l’histoire de cette ville n’est pas la propriété de ces quelques rares figures ou institutions d’exception qui sont censés « faire » l’histoire et que nous n’arrêtons pas de célébrer ou de commémorer mais qu’au contraire elle a été autant écrite par une majorité d’anonymes qui ne figurent dans aucune chronique, ne disposent d’aucune plaque, n’ont jamais habité de maison qui avait pignon sur rue ni bénéficié de mausolées devant lesquels on continue de s’incliner. C’est avec gourmandise que j’ai essayé de rendre justice à ces sans-grades dont on ne parle jamais : Oui, j’ai donc joué à mon Robin des Bois et fait figurer dans le panthéon local, l’étranger qui démarre l’histoire de la ville et celui qui la clôturera, quelque bâtards issus d’un gynécée, des tacherons anonymes bâtisseurs de cathédrale, des victimes de la peste, des exilés de la lèpre, un écrivain alcoolique, des moniales oubliées, des peintres sans grade, des maraichers laborieux, des vignerons guerroyant contre l’ennemi horbourgeois, un pasteur originaire de Jebsheim, un juif supplicié sur la roue, d’autres massacrés aux portes de la ville, des femmes asservies, des prostituées sordides, un harem d’Antéchrist, un architecte truandé par les jésuites, quelques autonomistes égarés, quelques nazis patentés, quelques rockers défoncés, quelques artistes incompris. Eux aussi font partie de l’histoire de la cité.
Comme font partie de sa mémoire ceux qui, seul, Espoir continue d’honorer, mois après mois, depuis 40 ans, ces pauvres hères qui ont échoué là, qui jamais n’encombreront les notices nécrologiques officielles, les panégyriques de circonstance, les Leichenpredigte rituelles et convenues. Le bulletin d’Espoir leur rend un dernier hommage quand ils nous quittent. L’association se souvient d’eux alors que plus personne ne pense à eux. Elle fait oeuvre de mémoire, elle est un lieu de mémoire. Mémorial des oubliés, Espoir conserve la trace de ceux qui n’en laissent pas et leur rend justice d’avoir été, comme chacun d’entre nous, un être humain, c’est-à-dire unique, digne et donc irremplaçable.
Rien que pour cela l’aventure d’Espoir méritait d’être vécue !
Gabriel Braeuner 8 juin 2013
Annexes
Faire ta part…
Commence, recommence n’importe où !
Il importe désormais
Seulement que tu fasses chaque jour
Un quelconque travail, un travail
Fait seulement avec attention, avec
Honnêteté. Il importe seulement
Que tu apportes à bâtir indéfiniment la réalité
( jamais finie) ta très petite part quotidienne…
A travers la lunette ou par l’oeil encore unique
Tu vois lentement, en détail très mal
Au total assez bien. Assez pour t’orienter.
Assez pour savoir marcher, le chemin qui peu à peu
Se découvre. Assez pour que tant bien que mal
Faire ta part. D’ailleurs, en fait,
Importe-t-il, le détail du travail,
Le détail des formes du pied dans le sable
Ou bien le but où tu finis, tard, assez las,
Où tu finis peut-être, parfois, par arriver ?
Mais il n’y a pas de but non plus.
Le but recule toujours vers les sables non
Atteints.
Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), Pâques 1957