Esquisse d’une Histoire Culturelle de l’Alsace entre 1918-1939
Une double rupture ?
La période qui suivit la fin de la Grande Guerre, fut en Alsace une nouvelle rupture. Voire une double rupture. On revint Français après avoir été durant presque un demi-siècle, sujets allemands. La France qu’on redécouvrait n’était plus tout à fait la même que celle qu’on avait laissée en 1870. L’Alsace aussi avait changé. On ne peut pas dire qu’elle fut tout à fait malheureuse durant l’intermède germanique. Elle était devenue une région riche aussi bien économiquement que culturellement. Il est vrai qu’elle avait joué un rôle d’ambassadeur, elle fut une vitrine germanique face à la France disposant de quelques moyens que les autres régions allemandes n’obtinrent pas. La voilà désormais française. Allait elle jouer un rôle identique, en tout point symétrique, pour la France cette fois-ci ?
Elle redevint donc française avec frénésie et connut l’ivresse du retour avant de connaitre la douleur du désenchantement. L’effusion tricolore ne dura pas. Les fiancés d’autrefois avaient vieilli. Ils avaient fait leur vie chacun de son côté et la vie les avait changés. L’une était devenue impériale, l’autre républicaine. La fusion ne pouvait être évidente. Elle ne le fut pas. S’installa très vite un malaise, surtout quand on voulut introduire les lois républicaines avec célérité, c’est ce qu’on appela le malaise alsacien, sorte de dépit amoureux et d’éloignement progressif du à une incompréhension mutuelle et à des différences spirituelles, religieuses et culturelles qui forgent les identités. L’identité régionale, forte de ses particularismes, avait du mal à se fondre dans une identité nationale dont la caractéristique principale était justement de les nier.
La guerre n’était pas non plus tout à fait étrangère à ces incompréhensions mutuelles. 380 000 Alsaciens avaient été mobilisés dans l’armée impériale, 50 000 furent tués laissant 20 000 veuves et orphelins. Ils furent de l’avis de l’autorité allemande qui pourtant s’en méfia, de valeureux et loyaux soldats. Ils avaient été environ 20 000 qui servirent la France tout aussi courageusement. Fils d’optant ou engagés volontaires alsaciens de nationalité allemande. La victoire française de 1918 entraina, en outre, l’expulsion brutale de 220 000 Altdeutsche. Tous n’étaient pas de butés pangermanistes. L’Alsace y perdit quelques forces vives et la plupart de ses universitaires.
Strasbourg a momentanément perdu son rôle de capitale politique. Le gouvernement de la République a décidé de départementaliser la gestion des affaires. C’est un haut commissaire qui est chargé de régler les affaires communes aux trois départements recouvrés. Un organe représentatif est mis en place, le conseil supérieur d’Alsace et de Lorraine qui deviendra, en 1920, le conseil consultatif d’Alsace et de Lorraine, avant de disparaître en 1924.
Une prospérité fragile mais réelle jusqu’en 1930
Economiquement, la région, particulièrement prospère sous le Kaiserreich, continue sur sa lancée. Malgré le changement de régime, il y a une sorte de continuité dans l’essor que la crise de 1929 va interrompre brutalement. La paix de Versailles a déplacé la frontière des Vosges sur le Rhin. Strasbourg et l’Alsace bénéficient d’un régime douanier favorable. Le port de Strasbourg se développe, celui de Kehl lui est annexé jusqu’en 1928. En 1924, est créé le port autonome de Strasbourg. De nouveaux bassins sont creusés. Strasbourg figure parmi les places essentielles dans l’importation et l’exportation du charbon, notamment les minéraux de la Ruhr et de la Sarre. Le traité franco-allemand de 1928 fait de Strasbourg le passage obligatoire pour le charbon. Des sociétés de navigation, d’armement et de courtage s’implantent. Strasbourg est devenu le grand entrepôt de l’est de la France qui conduit à la création d’une bourse de commerce riche 500 membres en 1932. La ville compte également une industrie de production efficiente, dans le domaine de l’alimentaire notamment (minoterie, conserverie, chocolaterie, huilerie) et une industrie mécanique et électrique qui connait un grand essor jusqu’à la crise des années 30. (Usine automobile Mathis, entre autres.
Plus généralement, l’Alsace s’inscrit dans cette prospérité relative qui voit, pour une décennie, la production du pétrole, de la potasse, de la betterave sucrière du houblon et du textile s’accroitre encore. Effet durable de la Grande Guerre et de l’épidémie de la grippe espagnole qui suivit, la population stagne. En 1936 l’Alsace comptait 1 218 000 habitants, elle en comptait autant en 1911. Quant à Strasbourg, qui avait plus que doublé sa population, passée de 86 000 habitants à 178 000 en 1910, elle avait 181 000 habitants en 1931. A peine plus, elle était même redescendue à 166 000 habitants en 1926.
La langue comme enjeu
Le retour à la France posa de façon essentielle la question de la langue qui redevint un enjeu politique, éducatif et culturel. Nationale, une et indivisible, la République ne saurait concevoir une autre langue que la langue française, ciment de l’identité nationale. Le recteur Charléty, de 1919 à 1927, va conduire une politique d’assimilation par la langue sans nuance, méprisant totalement l’héritage germanique et essayant de lui substituer la fameuse trilogie : savoir le français, parler le français, penser en français. Par les instructions du 19 octobre 1920, l’allemand n’est autorisé qu’à partir de la troisième année, en école primaire, à raison de trois heures hebdomadaires, auxquelles s’ajoute l’enseignement de la religion, en allemand ou dans le dialecte local, soit quatre heures, alors que « pendant vingt et une heures, on donnera l’enseignement de la langue française et l’enseignement aura lieu exclusivement en français ». Le personnel enseignant est déstabilisé. 30% du personnel autochtone ne possède pas le français. Pour ces enseignants, l’Umschulung, dans d’autres régions françaises, est traumatisant, humiliant et culpabilisant. Globalement, on assiste à une régression générale du niveau linguistique. Les jeunes élèves, les apprentis notamment maitrisent mal et le Français et l’Allemand. Sorti de l’école, on revient au dialecte que continuent de parler les parents dont l’éducation, en outre, s’était faite en allemand.
La politique scolaire va provoquer des réactions vives où l’on mêle volontiers langue, enseignement religieux et statut confessionnel soit quelques ingrédients du mouvement autonomiste qui va éclore. L’église catholique, l’évêque Charles Ruch, la presse et le parti catholique de l’UPR revendiquent haut et fort l’instauration du bilinguisme, nécessité intellectuelle, sociale et économique selon eux. Il faudra attendre 1927 pour que le sénateur Helmer réussisse à convaincre le président Poincaré d’assouplir l’enseignement des langues en avançant l’enseignement de la langue allemande de 4 mois au 2e semestre de l’année scolaire, de l’inscrire comme épreuve obligatoire pour le CEP pour les dialectophones et de consentir à son enseignement à raison de sept heures hebdomadaires dont quatre d’enseignement religieux. Le recteur alsacien Pfister verra finalement dans l’enseignement de la langue allemande un intérêt religieux, économique, culturel, soit un enrichissement de l’esprit. Mais on a trop tardé, les résultats sont pour le moins mitigé. En 1931, le pourcentage des personnes parlant ou comprenant le français est de 52%. On maitrise mal la langue française et la qualité de la langue allemande s’est appauvrie, notamment dans les journaux, dont les Alsaciens restent de friands lecteurs.
Le fossé se creuse entre les élites qui possèdent la langue et même le monopole du patriotisme et la majorité. Pour les premiers, une université strasbourgeoise, richement dotée, désormais bastion de la culture française comme elle fut jadis celui de la culture germanique, dont les enseignants ou peu ou prou la même mission que leurs devanciers, franciser les esprits là ou eux avaient tenté de les germaniser. L’université est peu ouverte à la culture et à l’identité régionale. Ses effectifs sont cependant en augmentation par rapport à la période allemande passant de 2500 étudiants en 1921 à 3249 en 1934.
Le poids de l’autonomisme
En quelque mots, évoquons ce mouvement à la fois essentiel et singulier, qui aujourd’hui encore pose problème et nourrit le débat. Revenons à un peu de chronologie. Lors des élections législatives de 1924, le cartel de gauche l’emporte au niveau national. L’Alsace vote majoritairement pour le bloc national. A Paris, Edouard Herriot, radical socialiste, devient président du conseil. Dans une déclaration, restée fameuse, datée du 17 juin 1924, il annonce sa volonté d’achever rapidement l’assimilation de l’Alsace en y introduisant les lois de la République. La déclaration met le feu aux poudres. L’Alsace cléricale, mais relayée par la majorité de la population qu’elle encadre, se sent menacée. L’assimilation, pour elle, c’est la fin du concordat napoléonien que la IIIe République avait aboli en 1905, c’est la fin aussi de la loi Falloux, datée de 1850, si favorable à l’enseignement privé et notamment catholique. Les églises et leurs ouailles s’enflamment. L’église protestante épouse la cause catholique. L’Alsace est désormais dans la rue, elle résiste. Tout est bon pour éviter les lois laïques : pétitions, grèves, défilés et même un referendum scolaire. Le gouvernement Herriot finira par renoncer à son projet mais la suspicion sinon la méfiance s’installe.
En mai 1925, est créé le journal Die Zukunft, qui défend le particularisme régional. Un an plus tard, le Heimatbund, ligue de la patrie publie un manifeste demandant l’autonomie dans le cadre de la France et le bilinguisme franco-allemand. Les partis politiques, qui risquent d’être débordés, s’ouvrent, les uns après les autres, aux idées de l’autonomisme. De quoi s’agit il sinon d’une notion complexe et nuancée qui distingue, avec un peu de recul, de séparatistes minoritaires encouragés par les intrigues allemandes jusqu’en 1939, futurs collaborateurs quand le régime nazi s’installera en Alsace en juin 1940, des autonomistes libéraux et pas seulement cléricaux qui veulent l’égalité des deux langues et le maintien du statut religieux et scolaire, des régionalistes majoritaires, partisans à la fois de la décentralisation administrative et du maintien des traditions alsaciennes si différentes de la culture laïque française.
On se méfie les uns des autres. On se fait des procès d’intention avant de se livrer à un procès tout court, celui de Colmar en mai 1928. A la fin de l’année 1927, quinze responsables autonomistes sont arrêtés, jetés en prison, accusés de complot contre la sûreté de l’Etat, de menaces séditieuses, d’incitation des populations à la révolte armée. Le procès de cour d’assise fera pschitt, n’aboutissant par manque de preuves manifestes, qu’à des sanctions légères qui n’atténueront guère le divorce entre la région et Paris. Il y a des mauvais procès comme il y a des mauvaises idées ou des mauvaises histoires. Des procès qui ne devraient jamais se dérouler. Des procès ratés ou iniques qu’on aimerait oublier. Le procès de Colmar par exemple.. Drôle de procès qui est entré dans l’histoire sous l’appellation abusive de « procès de Colmar ». En réalité, ce fut le procès des autonomistes alsaciens, le Komplott Prozess comme titrait alors la presse régionale. Le procès du complot des autonomistes, la belle affaire.
Dans le box des accusés, une quinzaine d’autonomistes alsaciens, des sincères comme des tordus, des régionalistes comme des séparatistes. Ils sont en réalité trente-deux mais certains sont en fuite. On les accuse de comploter contre l’État, d’intelligence avec l’ennemi, d’avoir des liens avec certains milieux allemands « nostalgiques », de toucher de l’argent d’officines germaniques revanchardes : des accusations graves qui justifient la parution devant la cour d’assises à Colmar, ou qui le justifieraient si on avait des preuves tangibles.
Le procès est de fait mal engagé, on suppute, on accuse, on a du mal à sortir les preuves. On accuse sans discrimination des régionalistes sincères, qui n’avaient jamais songé à voir l’Alsace coupée de la France, et d’authentiques mais minoritaires séparatistes, qui ne rêvaient que de cela et que l’on retrouvera plus tard, fieffés nazis et collaborateurs patentés. La confusion fut totale, surtout quand un zélé commissaire de police se fit fort d’arrêter bientôt ces redoutables conspirateurs et collaborateurs qu’étaient Albrecht Dürer et Erwin von Steinbach, évidemment tous deux hommes du Moyen Âge qu’il prenait pour des contemporains ! La faiblesse de l’accusation fut telle que le jugement fut cassé et que les accusés de Colmar furent renvoyés devant la cour de Besançon, qui les acquitta un an plus tard. Les partis politiques continuent cependant à se diviser. Et les autonomistes l’emporteront aux législatives d’avril 1928 grâce à leur alliance, entre autres, avec le parti communiste à l’intérieur du Volksfront. C’est ainsi que Strasbourg, la socialiste, longtemps administrée par Jacques Peirotes, s’offre un maire communiste, Charles Hueber, élu grâce aux voix des autonomistes et des communistes.
Clivages littéraires
Cette atmosphère tendue, qui oscillait entre adhésion et rejet, entre continuité et rupture, ne pouvait laisser le monde culturel indifférent. En quoi fut-il affecté par cette tension entre, d’un côté, la tentation de l’assimilation, et de l’autre, la résistance à celle-ci par la défense des valeurs régionales et des traditions alsaciennes. La langue fut une fois encore un lieu de cristallisation qui affecta en priorité et de façon naturelle la littérature plus qu’elle ne concerna les autres modes d’expression culturelle, beaux-arts et musiques par exemple. La Revue d’Alsace, dans l’article consacré au 10e anniversaire de la Société savante d’Alsace-Lorraine avait, en 1937, parfaitement cerné le problème en écrivant : « Parmi les problèmes multiples et variés que le retour de nos personnes devait poser, l’un des plus délicats, sans doute, fut celui des chercheurs et des écrivains alsaciens-lorrains qui, de cœur français, mais de culture allemande, se voyaient brusquement arrêtés dans leur activité littéraire et scientifique », ce qu’avait confirmé, dans d’autre lieux, Albert Schweitzer, qui écrivit en novembre 1934, « Si l’on voulait comprendre dans certaine sphères qu’en puisant à pleine main dans les sources vivifiantes de la culture française, nous avons le droit et le devoir de ne pas laisser tarir pour notre pays celle dont notre langue maternelle nous assure l’accès. Mais nous sommes loin de cette compréhension.» Le constat datait de 1934, rien n’était donc réglé. Malentendus et incompréhensions perduraient.
La littéraire d’expression allemande, représentée par le poète Louis Edouard Schaeffer, Camille Schneider, Henri Solveen, le dramaturge Claus Reinbolt, le romancier prolifique Paul Bertololy n’a plus accès à la scène allemande. La littérature d’expression française, à cause de l’autonomisme, connaît des problèmes de diffusion. Se rattachent à cette famille, Marcel Edmond Naegelen (Le Revenant), René Spaeth , chantre de l’Alsace transfigurée, Claude Odilé, auteur des Quatre minuscules en 1927 qui illustre le drame de la conscience alsacienne, Jacques Dieterlen (Le Roman de la cathédrale), Maurice Betz, par ailleurs traducteur de Rilke, auteur de Le Rouge et le Noir, qui évoque la résistance à la germanisation. Comme à l’époque du Reichsland, la littérature dialectale connait une extraordinaire floraison : le théâtre de Gustav Stoskopf, de Ferdinand Bastian, les contes de Noel de Georges Baumann, l’oeuvre poétique des frères Mathis qui se poursuit, celle des poètes sundgauviens Nathan Katz et Charles Zumstein qui nait et s’impose progressivement dans le paysage littéraire régional. A la frange, avec un pied en dedans et un autre en dehors, il y a enfin tous ces écrivains alsaciens qui refusent de se confiner à l’espace régional, dont le destin est ailleurs, transfrontalier, européen, universel : le dadaïste Hans Arp également peintre et sculpteur, les surréalistes Yvan Goll et Maxime Alexandre, l’européen René Schickele qui vit depuis 1918 à Badenweiler avant de s’exiler, une fois les nazis au pouvoir, dans le sud de la France et qui vient de publier sa trilogie romanesque Das Erbe am Rhein, infatigable héraut de la mission alsacienne de médiation entre la France et l’Allemagne, qui dans l’Allemagne de Weimar fut élu à l’Académie allemande en compagnie de Thomas et Heinrich Mann et de Hermann Hesse. N’oublions pas enfin de citer ces esprits universels, Alsaciens de langue allemande que sont le philosophe Ernest Barthel, le théologien Charles Pfleger et bien entendu l’universel, paradoxal et inclassable Albert Schweitzer.
A la recherche d’un espace culturel autonome
Reflet de cette diversité, les organismes artistiques et littéraires qui se mettent en place dont L’ARC, créée en 1924, qui revendique un rôle de médiateur pour le mouvement culturel alsacien entre la France et L’Allemagne. La crise autonomiste y raviva les antagonismes, certains ne surent résister à la tentation politique. Henri Solveen se retrouva sur le banc des accusés au procès autonomiste de Colmar, Louis Edouard Schaeffer passa du nationalisme initial de son recueil Bloj, wiss, rot à la revue Der Eiserne Mann à l’orientation résolument autonomiste. En réaction à cette politisation radicale, se constitue, en 1929, la Société des Ecrivains d’Alsace à l’initiative de Gustave Stoskopf, Marcel Edouard Naegelen et Camille Schneider. Son but est de créer en Alsace un espace culturel autonome par rapport à l’espace politique pour retrouver une critique dont les critères ne soient pas politiques afin d’éviter qu’une plume en langue allemande ou une autre en langue française, par le simple fait de s’exprimer, provoque des « feux de harcèlement de tous côtés » (Camille Schneider). La Société des Ecrivains alsaciens, qui encourage la culture du terroir sans enfermement, publie en 1931 une revue : Les Cahiers Alsaciens. Schickele, Schweitzer, Arp et Flake y participent. Preuve qu’elle répond à une nécessité, elle a réussi à réunir des écrivains de tous horizons. En 1933, parait dans la même perspective une anthologie sous la direction de Buchert, Nebelkuh. Mais l’ambiguïté demeure. Si l’initiative de la constitution de la Société des Ecrivains d’Alsace doit être comprise comme étant une tentative d’occuper le terrain dans une perspective nationale, d’autres ne voient pas les choses ainsi. Le culte du terroir est fortement teinté d’autonomisme pour eux. Les Strassburger Monatshefte, de Friedrich Spieser à la fin des années 1930, lèveront tout ambiguïté. Le terroir à cultiver est devenu exclusivement germanique, sinon national-socialiste. Pour l’heure, l’invitation à cultiver son terroir est relayée par les nombreuses sociétés d’histoire locale qui voient le jour ( Niederbronn, Sundgau, section historique et littéraire du club vosgien, Bouxwiller, Saverne, Trois Vallées) et qui se retrouvent à partir de 1935 dans une nouvelle Fédération des sociétés d’histoire d’Alsace.
Un repli territorial ?
Le repli sur le terroir régional est une cause partagée par la recherche également. La revue d’Alsace s’ouvre de plus en plus aux universitaires. En 1920, Joseph Lefftz et Alfred Pfleger éditent la revue mensuelle Elsassland, ouverte au Folklore, à la littérature, à l’histoire et aux arts. Elle comptera 20 tomes en 1939. En 1926, l’abbé Joseph Brauner fonde la Gesellschaft für elsass. Kirchengeschichte où collaborent Médard Barth et Lucien Pfleger. L’année suivante, l’Elsass lothringische Wissenschaftliche Gesellschaft est portée sur les fonts baptismaux. L’histoire régionale est l’objet de toutes les attentions. L’archiviste colmarien
Auguste Scherlen fait progresser l’histoire de sa ville, Robert Forrer dresse le bilan des fouilles préhistoriques, gallo-romaines et mérovingiennes à Strasbourg en 1927, son collègue Hatt s’empare de Strasbourg au XVe siècle. L’histoire religieuse voit J. Levy travailler sur les pèlerinages, Médard Barth sur la liturgie et le culte des saints, Lucien Pfleger sur les paroisses. Le pasteur Adam publie l’Histoire de l’église protestante de Strasbourg en 1922 et celle des autres territoires alsaciens en 1928. L’histoire de l’art trouve en Hans Haug sur les faïences, porcelaines et ferronneries et en A.Riff sur les étains d’excellents spécialistes.
A l’université, Paul Lévy publie une très utile Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine (1929) alors qu’Alfred Schlagdenhaufen nous éclaire sur La langue des poètes strasbourgeois Albert et Adolphe Matthis. Fritz Kiener, professeur d’histoire d’Alsace, a créé une collection d’études sur l’histoire du droit et des institutions d’Alsace. Peu de temps avant sa mort, intervenue en 1924, Rodolphe Reuss a encore pu publier une Histoire de Strasbourg (1922) et surtout la Constitution civile du clergé et la crise religieuse en Alsace, 1790-1795, en deux volumes (1922). Les régionalistes ou autonomistes catholiques contribuent également à cette frénésie régionaliste par l’ouvrage collectif Das Elsass von 1870-1932, paru à Colmar en 1936-1938) en quatre volumes, à la mémoire de l’abbé Haegy.
Une forte curiosité outre-Rhin
L’Alsace décidément est l’objet de maintes attentions. L’outre-Rhin s’y montre sensible. Les émigrés de 1918 y pourvoient. En 1923 est fondé l’Elsass-Lothringen Heimatstimmen par Robert Ernst, Alsacien, fils de pasteur qui a volontairement choisi l’Allemagne en 1918, pour défendre la culture allemande en Alsace. La propagande politique est manifeste. L’intéressé, ainsi qu’Emile Scherer, prêtre de son état, ont distribué de 1925 à 1930, deux millions de marks fournis par l’Auswärtiges Amt avec le consentement du ministre Stresemann.
Ces réfugiés, dont certains ont eu des postes importants dans la vie culturelle de l’Alsace, terre d’Empire, ont créé un organisme de recherche sur l’Alsace-Lorraine, le Wissenchaftliches Institut der Elsass-Lothringer im Reich, installé à Francfort et présidé par deux universitaires alsaciens Albert Ehrard, puis Gustav Adolf Anrich. Le secrétariat étant confié à l’ancien responsable de la Bibliothèque universitaire et régionale Wolfram. Reconnaissons que cet institut a obtenu quelques remarquables résultats sur le plan de la recherche scientifique L’Atlas historique d’Alsace Lorraine de Werner Gley, en 1932, n’a jamais été dépassé et a reçu, en son temps, un accueil élogieux des historiens français. De même, Das Reichsland Elsass-Lothringen 1871-1918, en cinq volumes, parus de 1931 à 1938 reste une source précieuse pour qui veut s’intéresser à la période. Il est vrai que maints auteurs des articles furent des acteurs de cette période. L’institut a, en outre, édité les œuvres allemandes de l’humaniste Thomas Murner en neuf volumes (1924-1930) et achevé la correspondance politique de la ville de Strasbourg (1928-1933). Chaque année, il publie un annuaire l’Elsass-Lothringisches Jahrbuch (1922-1940).
Des Bibliothèques actives
La lecture publique et personnelle continue, elle aussi, sur sa lancée d’avant-guerre. On lit toujours autant en Alsace. Les lecteurs de journaux sont restés assidus et les journaux, pour l’essentiel, désireux de toucher un maximum de lecteurs, publient leurs éditions en langue allemande. Une incitation forte sinon agaçante à lire en langue française, transparait au lendemain de la guerre. Les autorités ont pris conscience du retard pris par la province retrouvée dans la maitrise de la langue nationale. Des dizaines de milliers d’ouvrages en langue française sont distribués par l’Alliance française.
Les bibliothèques publiques participent à l’effort mais comptent toujours énormément de livres en langue allemande dans leurs fonds. La Bibliothèque municipale de Strasbourg, riche de ses 177 000 ouvrages prête en 1931, 27 000 écrits français, des romans surtout, contre 33 000 ouvrages allemands. Trois ans auparavant, la bibliothèque de Mulhouse, qui possède plus de 65 000 volumes, dont 7000 Alsatiques, prête 20 300 en langue française contre 22 000 en langue allemande. Le réseau des bibliothèques des petites villes s’étend. Barr, Bischwiller, Haguenau, Illkirch, Guebwiller, Illzach, Munster, Ribeauvillé, Rouffach, Sainte-Marie aux Mines, Soultz et Thann disposent d’équipements auxquels il convient d’ajouter les nombreuses bibliothèques paroissiales, catholiques et protestantes qui ont leurs cercles de lecture. Des travaux de modernisation sont entrepris dans quelques bibliothèques locales qui se lancent aussi dans des travaux d’inventaire et de sauvegarde (catalogue de la Bibliothèque de Sélestat par l’abbé Walter). A l’autre bout de l’échelle, la Bibliothèque régionale obtient le statut de BNU en 1936. Elle est dépositaire du dépôt local, dispose de la personnalité civile et de l’autonomie financière. La BNUS est la deuxième bibliothèque de France par le nombre de volumes (1,5 millions). Son administrateur Ernest Wickersheim procède à un énorme travail de cotation. L’occasion de confronter deux traditions bibliographiques, le répertoire alphabétique d’un côté, reflet d’une pratique française, le catalogue systématique, de l’autre, expression d’une pratique germanique et anglo-saxonne.
Un théâtre dont on a rogné les ailes
La langue impose également son diktat à la production théâtrale. A Strasbourg, de 1918 à 1929, on ne joue que des pièces en langue française. Les classes moyennes, jadis avide de théâtre, rechignent à y mettre les pieds. Les maladresses officielles n’arrangent guère les choses. Une ordonnance préfectorale interdit les pièces en allemand même quand elles sont jouées par le Théâtre de Bâle, un habitué des scènes locales. En 1920, l’interdiction de la pièce de Schmidlin, Odilia, suscite de vives réactions. De l’autre côté, le recours, à Colmar, aux troupes de Fribourg et de Bâle n’est pas davantage apprécié. Il faudra attendre l’arrivée des autonomiste à la tête de quelques villes en 1929 pour revoir des salles combles à l’écoute de pièces allemandes qui deviendront de nouveau rares après 1933 et l’arrivée de Hitler au pouvoir. Contrairement à la période précédente, le théâtre alsacien ne bénéficie pas de la crise identitaire. Contesté par les partisans de l’unité nationale, il a perdu de son mordant chez les autres. La crise autonomiste le rendra encore davantage suspect et provoquera à Colmar notamment une véritable scission entre les membres. Paradoxalement, c’est une pièce dialectale, traduite en français, Bartholdi et son Vigneron, qui produite à Paris, connait un véritable triomphe. Il est vrai qu’elle est politiquement correcte, très francophile à l’image du Bartholdi historique qui le fut pleinement. En réalité, le bilan du théâtre alsacien demeure contrasté. Il fut particulièrement productif à Mulhouse où le TAM connait un authentique succès, jouant durant cette période plus de 70 pièces nouvelles.
Musique sans frontières
Mais la Langue musicale comme autrefois se joue des frontières. C’est qu elle n’est pas une langue comme les autres. Strasbourg est resté la capitale musicale de la région. Les talents y sont toujours aussi nombreux. Certains ont été formés dans et par le Reichsland. On pense à Fritz Munch, frère de Charles qui sera le grand patron de la vie musicale strasbourgeoise durant l’entre-deux-guerres. Un spécialiste de Bach d’abord, qui promeut aussi des compositeurs contemporains comme Arthur Honegger, et porte haut et loin le chœur de Saint-Guillaume. Strasbourg dispose de quelques institutions musicales de qualité : La Société de musique de chambre, l’orchestre de radio Strasbourg créé en 1930, la Société des amis de la musique de Strasbourg qui organise en 1933 le premier festival de Strasbourg, le premier festival en France qui accueille de prestigieuses formations dont l’orchestre philharmonique de Berlin avec Wilhelm Furtwängler et le Gewandhaus de Leipzig dirigé de Bruno Walter pour ne citer qu’eux. La musique d’église reste vivace, comme elle le fut durant la période de la terre d’Empire. Le Chanoine François Xavier Mathias poursuit une œuvre féconde, de chant grégorien et d’orgues. L’abbé Hoch fonde la chorale de la cathédrale qui se produit à Paris, Salzbourg et Vienne. Marie Joseph Erb, révélé avant-guerre, continue de composer. Sa messe Dona nobis pacem figure au programme de toutes les chorales catholiques d’Alsace. Il connait la consécration à travers un festival qui lui rend hommage en 1934.
Des artistes au talent solide, rarement novateurs
Les beaux-arts comme autrefois sont pratiqués par des artistes au talent solide, rarement novateurs. Ils suivent plus qu’ils ne précèdent ne créent ni ne constituent une avant-garde, défricheuse de voies nouvelles. Arp est une brillante exception qui fait carrière ailleurs qu’en Alsace. Difficile de désigner un courant architectural ni même une architecture qui marque l’entre-deux-guerre. Dans le domaine de la peinture, quelques anciens continuent à faire l’affiche, rejoints par quelques jeunes qui s’agrègent à eux sans les bousculer : Gustave Stoskopf, toujours là, est un excellent portraitiste, Paul Braunagel un fin observateur des mœurs locales, Jacques Gachot un excellent fauve, René Kuder un spécialiste des paysages et des scènes de vie religieuse, René Allenbach un parfait connaisseur de Strasbourg, Louis Philippe Kamm, un avisé peintre du terroir, Charles Walsch un habitué des couleurs crues, Paul Iske, un expressionniste fauve, et Richard Brunk de Freundeck, un graveur dont le talent est incontestable. Les sculpteurs que le Reichsland consacra ont survécu à la grande guerre, Rupert Carabin et Alfred Martzolff notamment, mais aussi Anna Baas et René Hetzel.
Emergent quelques regroupements d’artistes désireux à la fois de vivre une aventure collective et de progresser : le groupe de mai, fondé en 1919, prêt à s’ouvrir aux influences parisiennes, le groupe de l’ARC déjà cité qui s’élargit aux écrivains pour amorcer un dialogue franco-allemand et le mouvement de la Barque.
L’Alsace serait-elle davantage un pays de musée que de créateurs ? Les musées connaissent tous un développement sensible : Mulhouse, Colmar grâce à Hansi, conservateur très professionnel du musée d’Unterlinden à partir de 1921, Strasbourg enfin par l’intermédiaire de Hans Haug qui achète des œuvres d’artistes modernes, développe les collections d’art déco et contribue à l’ouverture du musée de l’œuvre ND. Il organise de nombreuses expositions grâce à la Société des Amis des Arts qu’il préside.
Radio Strasbourg
Comme avant-guerre, la culture s’élargit. L’Alsace n’est pas restée à l’écart de la culture de masse qui voit le cinéma continuer de rallier les suffrages, surtout quand il passera au parlant en 1929, le football s’imposer comme sport de masse et distraction essentiellement masculine, la pratique du cyclisme comme de la promenade à pied se répandre, notamment dans les Vosges, celle du ski continuer à se démocratiser, et la gymnastique porter haut et fort les couleurs du confessionnalisme sportif. Rien de bien neuf par rapport au début du siècle ? Si, quand même, l’intrusion de la radio qui progressivement va équiper les familles, les unes après les autres. Radio Strasbourg est créée en 1930. Il était temps. Radio Stuttgart émettait depuis des années…des émissions alsaciennes ! Radio Strasbourg est une émanation de l’administration des postes et des télégraphes. Elle est destinée à être une radio de propagande nationale. Elle s’émancipe rapidement de la tutelle parisienne, pratiquera le bilinguisme, multipliera les émissions régionalistes et surtout sera un exceptionnel outil de démocratisation musicale grâce notamment à l’orchestre de radio Strasbourg, créée en 1932.
Pour en savoir plus :
Gabriel Braeuner, L’Alsace au temps du Reichslkand, un âge d’or culturel ? Editions du Belvédère, 2013
Bernard Vogler, Histoire culturelle de l’Alsace, Strasbourg, 1993
Gabriel Braeuner , texte de conférence, octobre 2015
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