Hansi entre enfer et paradis
Y aurait-il quelque chose de changé ? Voilà que l’on redécouvre l’Alsace au temps du Reichsland. Ou qu’on la découvre enfin. Depuis la célébration de l’an 2000 où la curiosité nous poussa à nous interroger sur un siècle qui s’achevait et sur ses origines. Il était temps !
Non pas que la période fut inintéressante, mais elle était ambiguë. A cette époque, nous étions allemands. Donc, un peu embarrassés, un siècle plus tard, à l’intérieur d’une célébration qui s’habillait volontiers d’Europe pour mieux se cantonner à l’hexagone. Ce qui n’aurait pas déplu à Hansi, ou à l’image que nous nous en faisons. Etrange paradoxe : au moment où nous nous intéressons enfin au Reichsland, nous redécouvrons Hansi, son principal détracteur.
Si la production d’ «Alsatiques » est un baromètre, il faut observer que nous possédons un filon. On n’a jamais autant publié sur Hansi et Spindler que ces derniers temps. Le créneau est porteur. Tous deux firent tellement pour l’image de l’Alsace. Celle que nos offices de tourisme présentent aujourd’hui au monde entier. Les deux ne s’aimaient pas. Tout les oppose. Qu’importe, ils font vendre.
Engouement ou effet de mode ?
Nos deux artistes sont pourtant les locomotives d’un intérêt réel, quoique fragmentaire et paradoxal, pour la période. Tout au long de la décennie, il y eut incontestablement un frémissement dont les étapes méritent d’être citées : colloque et exposition autour de Strasbourg 1900, redécouverte d’un peintre comme Lothaire von Seebach et, chaque année, à Haguenau, ceux du groupe de mai (postérieur à 1918, mais dont la majorité se forma au temps de la terre d’Empire), travaux sur René Schickelé et le groupe du Stürmer, sur Albert Schweitzer, exposition consacrée aux frères Mathis, en 2006, nombreuses et manifestations autour du centenaire du château du Haut-Koenigsbourg, en 2008, nouvelles expositions consacrées à Hans Arp, à Strasbourg, en 2009, et au Jugendstil am Oberrhein, à Karlsruhe, où l’Alsace fut présente, la même année. Jusqu’au numéro de Saisons d’Alsace : l’Alsce un grand tournant, 1870-1910, paru en septembre 2010, qui connut un immense succès
Frémissement n’est pas (encore) engouement. Et l’engouement peut être éphémère, vivant le temps que vivent les modes. Au contraire des travaux de fond, des historiens qui, pour la période, labourent le terrain depuis des décennies ( Wahl, Igersheim, Richez, Vogler, Strauss, Uberfill, Pétry) tout comme les spécialistes de l’architecture (Niels, Nohlen) de l’art (Metz, Peltre) et de littérature (Finck, Staiber, Fichter, Didier), et d’autres encore, qu’il faut lire pour aborder la richesse et la complexité de ce demi-siècle qui nous rattacha à l’Empire des Guillaume.
On aimerait croire enfin que ce regain d’intérêt échappât à toute « repentance », tellement tendance aujourd’hui, qui veut, au prix d’une belle inversion, qu’on adore dorénavant ce qu’on brûlait hier encore. La gare de Colmar, pour citer, au moins une fois, un exemple qui ne soit pas strasbourgeois. Ou Albert Schweitzer aussi qu’on fait mine de redécouvrir après l’avoir vilipendé et même et surtout Hansi .
Hansi ou le malentendu.
Il est l’Alsacien le plus célèbre… en France ! Jamais personne dans notre région ne connut une telle gloire au sein de l’hexagone. Il est plus connu en France que l’Alsacien le plus connu du monde Albert Schweitzer, aussi connu que le général de Gaulle mais qu’en France on continue à prendre pour un Allemand. Il est mort, il y a bientôt soixante ans en 1951, et sa notoriété semble être aujourd’hui intacte. Il n’en fut pas toujours ainsi. Toujours est-il qu’il est aujourd’hui partout : sur nos nappes et dans nos tasses, sur nos murs et dans nos vitrines. Il a envahi notre quotidien. Jusqu’à l’overdose. Les magasins d’antiquités et de souvenirs en ont fait leur fond de commerce. De même que les librairies. Il est une valeur sûre dans laquelle on continue d’ investir.
Bref, il plait énormément aux Français d’Outre-Vosges qui ne connaissent souvent l’Alsace que par son intermédiaire et l’image qu’il a laissée de celle-ci. Une image idyllique, d’une Alsace rurale, belle, avenante et tricolore. Bref, une Alsace trop belle pour être vraie, trop heureuse pour être réelle. Une sorte d’Eden ou d’Arcadie. Ein Paradisgärtlein comme diraient ceux qu’il n’aima pas : nos voisins allemands. Soit une image figée, largement «folklorisée», qui durablement nous colla à la peau. L’illustrateur de cartes postales pour « Français de l’intérieur », en quête d’exotisme, qui s’attendent à trouver à chaque coin de rue et sur les places des villages quelques curieux indigènes en costumes et coiffes. Comme ceux qu’ils avaient découvert par leurs parents dans les albums à succès de Hansi, au moment de la Grande Guerre.
Il plut aux Français, il continue à leur plaire. Il finit par déplaire à beaucoup d’Alsaciens qui le prirent en grippe, le rendant responsable de la détestable identité passéiste et folklorique qui collerait à notre région. L’inventeur des cinq « c » qui nous sortent de tous les pores de la peau : cathédrale, coiffe, cigogne, choucroute et colombages…
Il connut son purgatoire après avoir connu la gloire. La génération à la quelle j’appartiens, qui eut vingt ans lors d’un joli mois de mai, n’avait guère de sympathie pour ce type de personnage. Pour être franc, elle l’exécrait. Nous prenions un malin plaisir à déboulonner les statues et l’Internationale, pour peu de temps encore, était notre horizon. A la poubelle de l’histoire, toutes ces vieilles badernes qui n’avaient rien compris et qui en Alsace, alors s’appelaient Schweitzer, Bartholdi et Hansi. Le premier, à nos yeux, était un suppôt du colonialisme, personnage caricatural que l’on pouvait croiser dans Tintin au Congo ; le second, un simple pourvoyeur de square de préfecture qui avait fait de la célébration patriotique son fonds de commerce ; le troisième, le chantre d’un nationalisme étriqué qui faisait tâche dans une Europe en phase de réconciliation et de reconstruction et, pour un peu, un falsificateur de l’histoire qui avait « vendu » une Alsace rêvée, aux antipodes de la réalité, qui ignorait les bruits de la ville, la misère de la classe ouvrière et les justes combats des masses laborieuses.
Nous étions prêts à faire notre l’affirmation de Tomi Ungerer qui à propos de Hansi écrivait à l’époque : «Hansi n’a vécu que devant un seul horizon, d’un bleu troufionné, stérilisé, désexué, fictionné d’un arc en ciel tricolore… Hansi, artiste bourgeois, plutôt petit que grand, se promène pour carteportaliser une Alsace bonne à rassurer le bourgeois…»
Soyons honnêtes : Schweitzer, nous ne l’avions pas lu ; Bartholdi, pas considéré ; Hansi, réduit à la caricature. A quoi bon ? Ils étaient les représentants d’un vieux monde, die Welt von Gestern comme aurait dit Stephan Zweig. Ils n’avaient plus rien à nous dire. Du moins le pensions-nous.
Un contentieux durable
Hansi avait des détracteurs en Alsace bien avant nous. Du temps justement de son combat politique. A la différence de Charles Spindler, par exemple, il incarne une Alsace francophile sans nuance alors que Spindler et une bonne partie de membres du cercle de Saint Léonard, qui se sont agrégés autour de l’artiste peintre, fondateur de la Revue Alsacienne illustrée militent pour un équilibre entre les deux cultures.
Spindler n’est pas tendre pour Hansi. Il trouve que son style n’a rien de français, il a toutes les caractéristiques… de la lourdeur germanique : « Elles sont aussi lourdes que le personnage du livre (le Professor Knatschké) et sont inspirées directement, pour ne pas dire démarquées, du dessinateur Heine du Simplicissimus… Le reproche qu’on peut faire à Hansi, c’est de s’être dérobé au devoir incontestable de l’Alsacien de faire le médiateur, d’avoir feint d’ignorer les qualités des Allemands et d’avoir exagéré leurs travers, au dépens de la vérité. Sous ce rapport son influence a été néfaste et elle l’est encore devenue davantage depuis la guerre, car il a voué la même haine aux Alsaciens qui ne sont pas de son avis ; enragé anticlérical et partisan de l’assimilation à outrance…» En retour, Hansi brocarde l’attachement de Spindler au symbolisme allemand et croise le fer avec Stoskopf qui est hostile à la présence de l’Ecole de Nancy dans la capitale alsacienne.
René Schickele (1883-1940), alors animateur du mouvement avant-gardiste des Stürmer, qui rêve d’une « alsacianité de l’esprit », ein geistiges Elsässertum, éloignée de la nostalgie tricolore et de la germanisation rampante, ouverte sur Europe, n’est pas plus tendre : « Je ne parle pas de lui comme d’un artiste, mais comme d’un agitateur. Il n’est malheureusement qu’un imitateur de province du Simplicissimus. Il dessine comme un peintre en bâtiment qui a fréquenté l’école des beaux-arts pour servir comme volontaire d’un an (c’est-à-dire pour échapper au service militaire) Ou l’art de la vacherie.
La période de l’immédiate première guerre mondiale n’arrange rien. A l’effusion de novembre 1918, succéda l’incompréhension et un progressif divorce entre la France et l’Alsace. Ce fameux malaise alsacien qui déboucha sur l’autonomisme surtout après 1924, quand on voulut introduire, sans ménagement, les lois de la République. Hansi se mit les deux parties à dos. La France à qui il reprochait depuis 1918 de ne pas en faire assez pour une assimilation rapide, les autonomistes qui ne voyaient en lui qu’un Français plus zélé que nature. Dans Le voyage D’Erika en Alsace française, Hansi dénonce (dès 1921) la collusion entre les Allemands expulsés d’Alsace et les autonomistes locaux. Il accuse le pangermanisme d’infester l’Alsace. Dans la brochure La fresque de Geispolsheim ou autres balivernes (1935), il n’a pas digéré les maladresses parisiennes. Il présente le haut commissaire sous les traits d’un mandarin installé dans un palais somptueux recevant comme un chef d’état. L’Alsace et la Lorraine prennent les traits de deux petites filles en costume traditionnel contemplant la France dont elles sont séparés par un fil de fer barbelé. Poussées par leurs précepteurs, un haut commissaire et un chanoine allemand, elles se désolent de ne pouvoir participer à la ronde des provinces françaises autour de la belle Marianne « Quand donc nous laissera-t-on jouer avec les autres ? »
Projetons-nous vers les dernières décennies. Donnons la parole aux historiens ou assimilés. Qu’écrivaient-ils il y a vingt ou trente ans ? Sous la plume d’Adrien Fink (Littérature alsacienne du 20 e siècle, 1990) : « Le talent satirique de Hansi est remarquable, son esprit est contestable et son influence s’avère pernicieuse ». Fermez le ban !
Dans l’Alsace des notables (1980), plus nuancé, l’excellent François Igersheim écrit : « L’oeuvre est très marquée par le public majoritairement non alsacien auquel elle s’adresse et par le caractère de propagande qu’elle a forcément pris. Hansi a donné au public non alsacien une image de l’Alsace qui a souvent fini de guerre lasse à s’imposer et dont les Alsaciens eux-mêmes, fatigués de se voir en Bécassine du Rhin, du soir au matin et du matin au soir en agitant de petits drapeaux ont eu dès le début beaucoup de mal à se débarrasser ».
Bernard Vogler prolonge l’écho dans l’Histoire culturelle de l’Alsace (1993). Il rend Hansi « responsable d’une forme de brouillage de piste sur l’identité alsacienne, responsable d’une mythologie patriotique qui a marqué plusieurs générations de français… On peu reprocher à Hansi, rétrospectivement d’avoir popularisé l’image naïve d’une Alsace tricolore et légendaire, entraînant une méconnaissance de la réalité complexe et, après 1918, des illusions et des erreurs ». Rétrospectivement ? Méditons l’adverbe, il justifie toutes les excommunications ultérieures !
Une première tentative de réhabilitation
En 1962 paraît l’ouvrage Hansi ou l’Alsace révélée d’un certain Robert Perreau, qui se présente comme l’ami de Hansi, ll est publié à Meaux, selon la belle formule, « aux dépens de l’auteur ». Il s’adresse aux intimes, aux proches, aux fidèles. Ce n’est pas un succès de librairie. Il reste méconnu aux yeux du plus grand nombre, aux yeux des spécialistes aussi. Heureusement, peut-être. Chez les spécialistes de l’art, les peintres figuratifs n’avaient pas alors le vent en poupe. Chez les historiens, le témoignage amical était déconsidéré et vous excluait de la communauté scientifique des vrais chercheurs. Même les biographies étaient suspectes. Tout comme l’histoire « bataille » ou l’histoire diplomatique. La tendance alors était au cycle long, au destin collectif, aux études démographiques croisées avec les crises frumentaires et les aléas climatiques, aux masses et à l’économie monde. Le destin individuel d’un artiste spécialisé, censé révéler une région marginalisée, minuscule de surcroit, n’était rien moins que désuet pour ne pas dire « ringard ».
Et puis ce Perreau qui était-il ? Il n’appartenait pas à la boutique. Il n’était ni un expert en art, ni un historien reconnu. Un témoin tout au plus. Et un ami de l’artiste. Ce qui était équivoque. Entre la mémoire et l’histoire, le choix était fait. A l’aune du microcosme régional, il n’était même pas Alsacien. Donc sujet à caution. Ne faisait-il pas partie de tous ces Hurrah Patrioten à béret basque, venu de l’autre côté des Vosges, qui avaient été biberonné aux sources des albums historiques de Hansi, qui eurent tant de succès à Paris et dans l’hexagone avant, pendant et tout de suite après la première guerre mondiale où l’Alsace apparaissait comme un paradis tricolore, réduite à un village, « Mon village », et où Colmar s’écrivait « Colmar en France ».
Une vision plus juste ?
Depuis lors, l’eau a coulé sous les ponts de la Seine comme de la Lauch. On sait depuis longtemps que le purgatoire, s’il existe, est un état intermédiaire qui n’est pas éternel, contrairement à l’enfer ou au ciel. On sort toujours du purgatoire : c’est la règle. Et la sortie est à sens unique. La purification peut être plus ou moins longue mais on ne régresse jamais. Au bout de la route : le paradis. Pour Hansi : une gloire retrouvée, la publication frénétique de ses oeuvres, des expositions, l’honneur d’intégrer enfin le territoire de l’historien.
Quant à ses contempteurs de l’époque, ils avaient connu, à leur tour, leur chemin de Damas. Ils avaient fini par lire Schweitzer, étudier Bartholdi, s’imprégner de Hansi. Il eût mieux valu commencer par là, mais leurs priorités jadis allaient ailleurs. Au premier, ils reconnurent du sens, de la profondeur et un rayonnement universel ; au second, un peu de talent et une intuition géniale : la statue de la Liberté à l’extraordinaire portée symbolique ; au dernier, enfin, une oeuvre contrastée et riche qui ne se laisse pas enfermer dans des jugements préconçus.
Emergea ainsi le portrait tout en nuance d’un Hansi qui s’appelait aussi Jean-Jacques Waltz, caricaturiste certes, un temps, le temps de la guerre, mais peintre également, surtout peintre. Collectionneur et conservateur de musée, d’un musée prestigieux même, celui d’Unterlinden à Colmar, expert en patrimoine et en héraldique, à la fois bourru et tendre, amoureux de la nature et arpenteur urbain. La publication récente du catalogue de ses oeuvres, d’une riche, pertinente et nuancée biographie signée Benoit Bruant, (Hansi, l’artiste tendre et rebelle, 2007), de son imposante collection d’aquarelles rendirent enfin justice à l’homme, à l’artiste et à son oeuvre.
Enfin ? Pas tout à fait. On découvrit finalement ce que Robert Perreau, depuis un demi siècle déjà, n’avait cessé de nous dire : que Hansi avait éclipsé Jean-Jaques Waltz, que les « ouvrages de combat » ne couvraient qu’une petite partie de son oeuvre artistique, qu’il fallait appréhender à la fois et Hansi et Waltz pour saisir la richesse d’un talent et la complexité d’un caractère.
Un peu d’histoire
Pas d’histoire sans chronologie. La vie d’Hansi se laisse aisément découper. En trois parties comme il convient dans le pays de Descartes.
Une première période qui va de 1873, date de sa naissance à 1907 où il rejoint Zislin qui publie la revue satirique Dur’s Elsass : naissance à Colmar le 23 février 1873, père boucher qui devient bibliothécaire de la ville en 1883, études aux Beaux-Arts de Lyon de 1892 à 1893 ; premières cartes postales en 1895 ; dessinateur dans le textile de 1898 à 1907 ; 1905 : Collaboration au journal des étudiants en pharmacie, premières gravures et participation à des expositions.
Une seconde de 1908-1919. Soit 11 ans, celle qu’on retient en général : 1908, Professeur Knatschké (publié en 1909 dans l’Express de Muhouse; 1909, caricature du pangermaniste Gneisse dans le nouvelliste. Proçès Hansi-Wetterlé; 1910, exposition à Paris L’Alsace contre l’Allemagne . Deuxième recueil des Vogesenbilder – le premier datait de 1908-, réédition du Knatschké ; 1911, Hansi dirige Dur’s Elsass pendant l’incarcération de Zislin, les deux triomphent à Paris ; 1912, L’histoire d’Alsace racontée aux petits enfants de France par l’oncle Hansi parait chez Floury. Version française de Knatschké ;1913, Mon village (Ceux qui n’oublient pas). Procès des « faméliques » à propos de l’Histoire d’Alsace ; 1914, première condamnation à trois mois de prison puis procès en haute Cour à Leipzig (un an de prison). Hansi s’échappe et passe en France. Engagé volontaire en août ; 1914-1918, Dans l’armée, au 15.2 à 40 ans, interprète puis au service d’état major à Epinal avant d’intégrer les services du 2e bureau à Paris où il participe à la guerre psychologique rédigeant des tracts, affiches et journaux qui inondent les lignes ennemies ; 1918, Le paradis tricolore ; 1919, L’ Alsace heureuse.
- une troisième période, qui court de 1919 à son décès en 1951. 1923, Conservateur du musée d’Unterlinden, à la suite de son père ; 1925, La merveilleuse histoire du bon saint Florentin d’Alsace, 1929, Les clochers dans les vignes ; 1934, Au pied de la montagne Sainte-Odile ; 1937-1949, L’Art héraldique en Alsace ;1939-1949, replié à l’intérieur ; 1941, tentative d’assassinat de Hansi à Agen ; 1942-1945 exil en suisse ;1950, Souvenirs d’un annexé récalcitrant ; 10 juin 1951, mort à Colmar.
Le mérite de Perreau fut de montrer que l’image du caricaturiste l’avait emporté sur celui du peintre, qu’il « restait écrasé par le succès de Knatschké, de l’Histoire d’Alsace et de Mon Village comme Dorgelès avec ses Croix de Bois ou Courteline avec son Train de 8h 47 . Hansi en souffrait. Pour preuve cette confession à son biographe : « Beaucoup d’articles ont paru sur moi, surtout dans la presse de Strasbourg. Toujours la même chose : Knatschké, Mon Village ou Mon Village, Knatskché ! Il n’y en a pas un qui ait lu le texte des Clochers dans les Vignes ou Au pied du mont-Sainte-Odile (1934) qui m’a coûté tant de recherches et de travail. Quant à celui de l’album que je préfère, le saint Florentin (1925), personne ne le connaît. Il a paru, il a disparu en quelques semaines et c’était fini. Et pourtant, quand je pense au travail que j’ai fourni, les recherches que j’ai dû faire, à l’époque, sur le Paris du Moyen-Age… Tous mes ouvrages à peu près ont été tirés à un petit nombre d’exemplaires et sont inconnus du public car ils sont enfermés chez les bibliophiles ».
Un peintre qui eut l’Alsace pour passion
La lucidité d’Hansi interroge. Au soir de sa vie, l’effusion tricolore qui fit sa gloire, quelques décennies plus tôt, n’est plus qu’un lointain souvenir. Oui, il a été un polémiste et un caricaturiste engagé ; oui, il eut alors un succès considérable, mais il n’était pas que cela. Il avait été peintre. Depuis toujours ! Doué, incontestablement, mais travailleur, dur à la tâche, qui se prépare, se documente, se déplace, va sur place, arpentant inlassablement la région.
Artiste complet, aussi à l’aise dans les aquarelles, les lithos, les affiches, les eaux fortes que dans la réalisation d’enseignes, de vitraux et de services de tables. Doué pour cet art nouveau qu’est la publicité qu’il servit avec entrain. Qui ne se souvient de son chef-d’oeuvre : le logo des Potasses d’Alsace qui fit le tour du monde : sur un ovale bleu France, la silhouette élégante d’une cigogne qui se détache sur les lignes épurées des toits d’un village alsacien ? Mal à l’aise avec la peinture à l’huile, il lui préfère l’aquarelle, technique rapide, apprise très tôt, qui convient à son tempérament. Que faut-il au paysagiste, toujours dehors du printemps à l’automne, sinon du papier chiffon, des crayons, une boite de couleurs, quelques pinceaux, un siège pliant ?
Quoique ses compositions fussent structurées et identifiables, le peintre excelle dans les ombres colorées, les lumières, les nuances. Dans les années vingt, il produira même des dessins et gouaches pointillistes. Vingt ans auparavant, il fit une courte mais brillante incursion dans l’art nouveau, mélangeant art décoratif, paysagisme, japonisme avec des réminiscences médiévales et populaires bien dans l’air du temps. N’oublions pas enfin que sa formation initiale par l’école de tissage de Lyon et son métier de dessinateur textile durant une dizaine d’années à Cernay puis au Logelbach près Colmar l’avait préparé à maitriser parfaitement les harmonies colorées. Peintre de la lumière, qui sait utiliser les ombres au point que ces paysages et plus encore ses paysages urbains projettent des ombres crues qui perturbent les alignements urbains qu’elle entremêle de plans multiples.
Ces ombres qui sont absentes de son oeuvre d’illustrateur. Adepte de la ligne claire, il est l’héritier d’Henri Rivière (1864-1951), réinventeur de l’art de l’estampe japonaise. On trouve chez Hansi ces nuances franches, et cette simplicité du trait qui en font un parent du 9 e art, la BD, à défaut d’en être l’initiateur.
Cette technique remarquable, entretenue par l’étude et le travail – il a notamment étudié les techniques de la gravure sur bois des XVe et XVIe siècles rhénan – il la plaça au service de sa seule et unique passion : l’Alsace qu’il aima par dessus tout.
L’Alsace pour unique passion, pour seul idéal. C’est la clef de lecture que nous propose Perreau pour essayer de comprendre Hansi. Par quoi, il nous le révèle. Qu’il en soit l’ami ne change rien, qu’il s’honore de cette amitié, pas davantage. Bien au contraire ! Il nous en dresse un portrait contrasté. Voici qu’apparait derrière la silhouette courbée de l’artiste solitaire et misanthrope, un être de chair et de sang, qui aime et qui souffre, tendre et bourru, partagé entre les contraintes d’une vie d’artiste et l’aspiration au confort d’une vie bourgeoise, à la recherche d’un foyer à lui ou d’un foyer chez les autres, célibataire endurci qui se rebella parce qu’on voulut le marier … « mais parfois pas tout de suite et après réflexion », un « taiseux » qui pouvait être bavard, fidèle en amitié quoiqu’on en dise, un atrabilaire que les importuns et les gens superficiels excédaient, mais les enfants jamais. Ces enfants qui étaient l’innocence même et qui, par miracle, avaient le don de le rendre patient, lui qui ne l’était guère, détendu et primesautier, le temps de leur présence, car « quand l’heure venue, les enfants s’éclipsaient, il restait un moment silencieux et pensif, manifestant comme le regret d’un bonheur qu’il ne possédait pas ».
L’homme Hansi
Voilà bien décrit le tourment existentiel de Hansi. Pour le connaître, il fallait s’en approcher, l’apprivoiser même. Perreau y réussit. Leur amitié ne connut aucun nuage. Leur proximité encouragea l’artiste à s’ouvrir. C’est dans l’intimité qu’il s’épanchait et se confiait, qu’il riait, parlait, discutait, se souvenait. C’est dans ces moments rares et forts que le peintre montrait qu’il avait un coeur sensible.
Perreau nous révèle un homme et nous confirme un professionnel. Il nous rappelle opportunément que Hansi « aimait les gens qui savent leur métier ». Lui, le métier, il le possédait pleinement. Professionnel à temps plein par la quête constante d’une sorte de perfection qui l’amenait à préparer méticuleusement son matériau, sa documentation, ses sujets.
Né peintre et non pas caricaturiste, peintre toute sa vie, et parfait connaisseur du monde de la peinture. Au contact des plus grands, ceux qu’il fréquentait au musée d’Unterlinden, dont il fut pendant quelques décennies le conservateur. C’est la facette méconnue de sa vie. Il a été durant près de trente ans le conservateur bénévole d’un musée qu’il modernisa et remodela. Le musée que vous connaissez aujourd’hui est en partie celui qu’il conçut. Il a redonné aux oeuvres leur environnement initial, restituant leur atmosphère. Hansi a débarrassé la chapelle de tout ce qui l’encombrait, il a élaboré une nouvelle présentation du retable qui lui confère son unité et sa splendeur passée. Il a enfin développé les collections historiques et créé des successions d’intérieurs reconstitués et d’ambiance d’époque (cave viticole, 1927). En tant que technicien des musées, il s’inspire paradoxalement des principes muséographiques germaniques et de l’exemple du musée alsacien de Strasbourg (1907), dont les responsables ne sont pas ses amis.
Son Art héraldique en trois tomes publiés de 1938 à1949 reste un modèle du genre. Il se révèle érudit spécialiste d’une science historique auxiliaire dont il fut l’un des tous grands connaisseurs dans notre région. Son père lui avait montré le chemin. Il analysa successivement les armes des villes et des communes (1938), celles des tribus et des corporations de même que les emblèmes des artisans (1939) avant de conclure, dix ans après avec les armes des nobles et des bourgeois (1949).
S’il fut respectueux du talent de Schongauer, Colmarien comme lui, il fut fasciné par l’extraordinaire modernité de Grünewald. En 1933, le conservateur Jean-Jacques Waltz, dans un texte consacré au retable d’Issenheim, ne cachait pas son enthousiasme pour le Maitre d’Aschaffenburg : « C’est un tout autre art qui nous est révélé, un art nouveau, vibrant, vivant, un art qui ne procède plus de traditions, de conventions, de recettes d’atelier, un art qui a cherché son inspiration dans la nature, dans l’observation de la lumière et des miracles de la lumière ».
Propos de conservateur érudit et fin observateur, ou profession de foi d’un peintre qui se nourrit aux mêmes sources que son illustre devancier ? Les deux à la fois, bien entendu. Et c’est tout le mérite de l’ouvrage de Robert Perreau, d’avoir, il y a un demi-siècle déjà, démontré qu’au-delà du caricaturiste, il y avait un peintre, que derrière la silhouette, il y avait un homme.
Conclusion ?
Que conclure ? Faut-il brûler Hansi ? Faut il le réhabiliter ? Et si on le laissait reposer en paix. Objet de polémique et d’adulation de son vivant, il l’a été davantage encore après sa mort. Dans les deux cas, l’excès l’a emporté. Hansi cristallise la passion. Le temps apparemment fait son oeuvre. Et rééquilibre les jugements le concernant. Il est mort il y a un plus d’un demi-siècle, son oeuvre militante en a quasi le double. Si on n’a pas aujourd’hui la distance nécessaire pour porter un regard objectif sur lui, on ne l’aura jamais.
Donc le moment est venu pour l’évaluer vraiment, pour poser sur lui un regard juste, le plus équitable possible, sans préalable aucun. Sans se sentir obligé ni de le canoniser, ni de le diaboliser. II ne faut ni sauver le soldat Hansi, ni le faire passer en cour martiale
- Oui, il a été un caricaturiste engagé, oui sa francophilie a été exacerbée et sa germanophilie maladive. Oui une partie de son oeuvre – mais une partie seulement – a été créée dans un esprit de propagande au moment du conflit de la première guerre mondiale.
- Oui, il a choisi son camp, et n’a pas fait dans la dentelle. Mais nous étions en guerre et la propagande a ses règles que la raison n’a pas.
- Oui, il a inventé le boche, personnage caricatural et lourd, et fait des enfants à l’histoire alsacienne. Alexandre Dumas, en faisait lui à l’histoire de France en pleine période de paix.
- Non, il n’est pas seul responsable de l’image notre image passéiste. Nous l’avons beaucoup aidé après sa disparition. Cette image nous plaisait bien, elle était vendable, elle l’est toujours. La preuve le succès équivoque des marchés de Noëls alsaciens pour lequel, soyons honnêtes, il n’est pour rien.
- Non il n’a pas inventé le mythe d’une Alsace rurale et résistante, oubliant sa réalité citadine et ouvrière. La mouvance de Spindler et de Stoskopf, ceux du cercle de Saint Leonard, de la Revue alsacienne illustrée (1898-1913) du Théâtre alsacien (1898) et du Musée alsacien (1907) l’ont précédé avec une rare efficacité On ne leur a jamais fait de procès en sorcellerie. Pourtant ils n’y sont pas allés de main morte opposant consciemment la tradition rurale de l’Alsace nécessairement authentique à la modernité urbaine germanique qui ne pouvait être que factice.
Il n’a même pas inventé s’il en fasse large usage l’image du touriste allemand, de vert vêtu, avec ses chaussures à clous, son rucksack, son chapeau tyrolien et son loden. Le théâtre populaire dialectal s’était emparé du sujet bien avant lui.
Rappelons une évidence : L’essentiel de l’oeuvre patriotique et résistante de Hansi date d’avant 1914. C’est dire ! Et elle prend fin en 1919. Mais cette œuvre fut détournée, exploitée et prolongée : c’est qu’elle était bien commode et qu’elle l’est parfois encore tant sur le plan politique que sur le plan économique donc touristique. Hansi, c’est un bon filon où tout le monde, ou presque, s’y retrouve. Sauf lui ! Hansi a échappé à Hansi depuis longtemps. De son vivant déjà.
Pourquoi alors a-t-il tout pris, lui ? Il avait été connu et adulé, et surtout jalousé. Les deux grands albums de 1912 et 1913 se sont arrachés à raison de 55 000 exemplaire pour la première version de l’Histoire d’Alsace, et 35 000 pour Mon Village . Même son ami Zislin lui en voulut pour avoir connu la gloire qui se refusa à lui. Il avait été révélé par la France et continué à être célébré par elle quand déjà une grande partie des élites alsaciennes se détachèrent de Paris. Patriote, républicain, laïc et anticlérical, il n’était pas tout à fait dans les normes du politiquement correct alsacien de l’entre-deux-guerre. Il ne l’était pas davantage après la seconde guerre mondiale, alors qu’il était mort, et que nous entreprenions la difficile et courageuse réconciliation franco-allemande. On n’ allait pas tout gâcher à reproduire ces « vilaines » caricatures qui auraient fait tache dans le tableau idyllique des grandes embrassades.
On n’avait pas encore redécouvert le peintre de l’Alsace, figuratif alors hors mode parmi les modernes abstraits. Qui savait, hormis les Colmariens, qu’il ne se re réduisait pas au seul diminutif de Hansi mais qu’il avait un nom, qu’il s’appelait Jean-Jacques Waltz, et qu’il avait été conservateur du musée d’Unterlinden pendant trois décennies ?
Que ceux qui n’ont jamais craqué devant une aquarelle ou une eau forte de Hansi représentant un village alsacien, une ferme vosgienne, Colmar sous la neige, Turckheim la nuit, ou la tour de la vielle porte à Sélestat, que ceux qui n’ont jamais étés émus par ces dessins représentant des écoliers, le cartable sur le dos, qui mangent leur Budderflaade (tartine beurrée) lui jettent la première pierre. Quant aux autres, ceux qui sont susceptibles de s’intéresser encore à lui, sachez, si vous voulez le rencontrer, qu’ « il vous souhaite la bienvenue mais qu’il vous prie de ne pas l’appeler maître, ça l’agace »