Évoquer l’histoire d’Alsace en quelques mots, en moins d’une heure (1) n’est-ce pas la réduire, la déformer au risque de la trahir ? En quelques mots donc, belle gageure, bel exercice, beau défi !
Le temps du poète
Que les historiens s’emparent du sujet est une évidence. Après tout c’est leur métier. Mais avant de leur céder la place, c’est au poète qu’il faut donner la parole. Je ne connais pas meilleure définition de l’Alsace que celle de Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), journaliste, écrivain et poète, dans son célèbre texte Goethe en Alsace, paru à titre posthume en 1965 dans la revue « Saisons d’Alsace » :
« Pays du Milieu, pays façonné par le légionnaire romain et le moine missionnaire irlandais, pays où les Bibles familiales gardent la trace d’aïeules ukrainiennes, polonaises, souabes, grisonnes, piémontaises, franc-comtoises, flamandes, pays qui se souvient des Grands Ducs d’Occident et de Napoléon, pays qui a semé de jeunes morts la Palestine et les Allemagnes, l’Egypte et le Mexique, l’Indochine et toutes les Russies. Pays du général Rapp, aide de camp de l’empereur. Pays de Kléber. Pays d’Albert Schweitzer. Par sa vitalité, sa solidité, sa lourdeur, ses lits à hauts édredons rouges, carrefour de tous les sangs d’Europe, pays fait pour durer…»
Le temps géologique
Qu’ajouter à cela ? Mais au fait qu’est ce que l’Alsace ? Un nom d’abord, une appellation tardive quand notre histoire est déjà largement entamée. Sous la plume d’un chroniqueur mérovingien du nom de Frégédaire apparaissent les Alesaciones en 610 et Alesiacus en 613. Pour les uns, le mot Alsace proviendrait d’un vocable celtique qui désigne une falaise, l’escarpement des Vosges par exemple ; pour d’autres, il s’agit d’un mot alémanique composé de sass qui vient du verbe sitzen : l’endroit, le pays. L’Alsace serait ainsi le pays de l’Ill ou le pays étranger. Ali signifie étranger en alémanique. Quelle est la bonne définition ? Peu importe, les deux conviennent.
Mais avant d’aborder les terres familières du temps historique, remontons aux origines et considérons le temps géologique. L’Alsace d’aujourd’hui est la résultat d’une vieille alchimie. Une terre aux paysages contrastés : massif vosgien, collines du vignoble, plaine rhénane et chaînons du Jura. Les roches les plus anciennes dans notre région sont datées d’un milliard d’années. Durant l’ère primaire (-540 à-250 millions d’années) apparaissent les roches qui vont former l’ossature des Vosges et de la Foret noire. Mers et montagnes se rencontrent, des énergies s’opposent, qui déforment, fracturent et plissent, qui érodent aussi. Au secondaire (-250 à -65 MA) les reliefs sont nivelés, des mers submergent l’Alsace. Un énorme fracture entaille l’espace rhénan, à l’origine d’un fossé d’effondrement durant l’ère tertiaire (-65 à -1,8 MA) avant qu’au quaternaire, il y a un million d’années, le Rhin empreinte la dépression déposant ses riches alluvions qui recèlent la plus riche réserve d’eau d’Europe.
Le temps de l’histoire : L’homme et Rome
Nous voilà déjà au temps préhistorique. La plus ancienne trace d’une présence humaine en Alsace date de -600 000. Elle est révélée par un galet aménagé par l’homme, livré par le site archéologique d’Achenheim à l’ouest de Strasbourg.
Quand il y a plus de 5000 ans, les premières civilisations néolithiques s’implantent en Alsace, le mode de vie des hommes changent : les chasseurs cueilleurs deviennent producteurs donc cultivateurs. Ils s’installent…
Vers -2500 apparaissent de nouveaux métaux, le bronze et le cuivre,puis plus tard encore le fer avec cette puissante civilisation celtique (-750), qui s’étend de Bohême jusqu’à la Champagne et dont nous sommes l’un des berceaux.
Rome frappe à notre porte quand en -58, César bat le chef germain Arioviste quelque part au sud de l’Alsace. Vers -15 l’implantation romaine est effective. Elle consiste en une série de fortins militaires sur le Rhin (Strasbourg, Kembs, Biesheim, Drusenheim, Seltz). En 73-74, la frontière s’étant déplacée plus à l’est, l’Alsace devient une base arrière administrative et militaire pour le ravitaillement des camps légionnaires implantés sur le Danube qui sépare Rome des Barbares.
Au 1er siècle, nous voila province civile au sein de la province de Germanie supérieure dont la capitale est Mayence.
Les barbares s’invitent à leur tour. Au IIIe siècle, des tribus germaniques envahissent à maintes reprises la région. En 357, l’empereur Julien emporte une importante victoire sur les Alamans devant Strasbourg. Mais c’est déjà le chant du cygne de l’occupation romaine qui aura duré quatre siècles. Après l’effondrement du système défensif romain en 406-407, l’Alsace tombe définitivement aux mains des Alamans.
Existe-t-il un héritage romain ? Les Romains furent à l’origine de quelques transformations essentielles pour l’Alsace. Outre un brassage de population important où se mêlent indigènes, soldats, colons et marchands, ils nous ont donné les villes que nous ne connaissions pas encore (Brumath, Strasbourg, Augst) et de nombreuses bourgades situées au carrefour des voies de communication. L’économie entièrement dominée par les besoins de l’armée s’y développa.
Si l’Alsace n’a pas conservé de grands monuments romains comme on en trouve à Trêves ou dans le midi de la France, elle recèle une foule de petits monuments votifs ou funéraires. L’une de ses originalités est l’importance des cultes orientaux qu’on y rencontre. Celui de Mithra, divinité indo-iranienne, populaire dans les armées romaines, à Strasbourg, Mackwiller et Biesheim par exemple. Le christianisme est attesté au milieu du IVe, la présence juive est, à l’époque, probable.
Riche et contrasté Moyen-Age.
Le Moyen Age n’est pas un âge médiocre. On le sait. Mais c’est une période excessivement longue et inégale qui dure environ mille ans et qui court du Ve au XVe siècle. De la fin de l’Empire Romain (476) à la chute de Constantinople en 1453 ou à la découverte de l’Amérique, en 1492.
Pour l’Alsace, il fut une période riche mais contrastée où émerge un territoire enfin identifiable, s’affirment des autorités multiples, se développe une identité. Au coeur de l’empire carolingien puis du saint empire romain germanique. A la fois terre prolifique, féconde et riche, elle n’est pas épargnée par le malheur des temps et les crises. Elle connaitra, elle aussi, quelques ruptures avant de renaître.
Elle est d’abord, durant la période mérovingienne(VIIe s.), un duché, au sein du royaume d’Austrasie dont la capitale est Metz. Puis sous l’Empire de Charlemagne qui unit l’Europe occidentale, elle connait une première désunion. Le partage entre deux comtés le Nordgau et le Sundgau qui, grosso modo, dure toujours. Après l’éclatement de l’Empire de Charlemagne, qui décède en 814, elle devient par le traité de Verdun (843) partie intégrante de l’éphémère Lotharingie, entre la Francie Occidentale et la Francie orientale, future Germanie, qu’elle finit par intégrer en 870, lors du traité de Mersen. En 962, le roi de Germanie, Othon Ier, restaure l’Empire de Charlemagne sous le nom de Saint Empire Romain Germanique dont elle va partager le destin jusqu’au XVIIe siècle quand elle deviendra française.
Regardez une carte, parcourez la région, que voyez vous ? Des châteaux, des églises, des villes, des villages aussi. Un espace organisé, construit et aménagé dont les traces sont nombreuses et sont définitivement inscrites dans le paysage. Mais dont la cohérence politique parfois laisse à désirer. L’Alsace au Moyen-Age est un puzzle, une marqueterie d’Etats plus ou moins bien organisés : principautés, villes, seigneuries, terres d’église, terres d’Empire.
Les abbayes ont pullulé. Surtout avant l’an mil : Munster, Wissembourg, Marmoutier, Murbach pour ne citer que quelques-unes parmi d’innombrables. Elles possèdent de vastes terres et s’accroissent grâce à de nombreuses donations. Elles sont des foyers de rayonnement culturel. L’hortus deliciarum, cette encyclopédie théologique du XIIe siècle (vers 1180) , disparu dans les bombardements de Strasbourg en 1870, a été fabriquée par les chanoinesses du Mont Saint-Odile sous la direction de l’abbesse Herrade de Landsberg.
Les châteaux forts se sont multipliés. Voyez aujourd’hui la ceinture de leurs ruines dans les Vosges. Chevaliers et officiers seigneuriaux se sont lentement émancipés de leurs suzerains dont ils ont obtenu des fiefs, des terres et des droits. Il le rejoindront en cas de conflit mais en attendant gèrent leur territoire et leur indépendance. Leur puissance politique repose sur leur force militaire. Au pied du château, des communes rurales qui en dépendent et le nourrissent.
Les villes, rares durant la période romaine, sont désormais nombreuses depuis Frédéric Barberousse (1122-1190) et Frédéric II de Hohenstaufen(1194-1250), créateur de la plupart des villes dites impériales qui se réuniront en 1354 dans une alliance défensive : la décapole. Centres de décision, marchés économiques, ces bourgs où artisans, négociants et agriculteurs, organisés en corporations, tiennent le haut du pavé au détriment de la noblesse, sont aussi des lieux stratégiques sur le plan militaire, des centres actifs sur le plan commercial, des lieux de rayonnement spirituel et artistique.
Comme les villes, les villages se sont développés malgré les crises, les guerres et les épidémies. Notre province déjà passe pour être le grenier et la cave de ses voisins. Le vignoble s’est installé sur le piémont des Vosges. Il s’exporte dans la vallée du Rhin, en Suisse, en Lorraine et jusqu’en Mer du nord et Baltique. Avec le temps la servitude s’est allégée. La tutelle seigneuriale s’est affaiblie.
Du XIIIe au XVe siècle, l’Alsace fut un des foyers de l’art gothique. On y construisit de fort belles églises : la cathédrale de Strasbourg, les églises Saint-Martin de Colmar, Saint-Georges de Sélestat, ou la collégiale Saint-Thiébaut de Thann. Les chantiers y sont souvent interminables. Ainsi Strasbourg fut achevée en 1439. Le chantier était vieux de presque trois siècles. On en édifia d’autres, simples, dépouillés mais non moins élégantes, celles des ordres mendiants, dominicains et franciscains surtout, en réaction contre le luxe des églises du clergé séculier (Guebwiller, Rouffach, Colmar, Wissembourg etc.).
Toutes ces églises, dont l’espace intérieur préfigure symboliquement le royaume céleste, sont richement décorées. Les vitraux, peintures murales ou fresques, retables et sculptures les embellissent et révèlent quelques talents artistiques majeurs : les peintres colmariens, Martin Schongauer et Gaspard Isenmann, le peintre verrier Pierre d’Andlau, les sculpteurs Woelflin de Rouffach et Nicolas Gerhaardt de Leyde.
Les malheurs du temps sont là pour rappeler combien l’essor est fragile. A la prospérité relative du XIIIe s. succèdent des calamiteux XIV et XVe s. L’horrible peste de 1349 qui faucha probablement ⅓ de la population européenne, les épidémies à répétition et le fléau continuel de la guerre : guerres privées, raids de brigands, effets induits de la guerre de cent ans quand, au XIVe et XVe siècle, déferlent en Alsace les grandes compagnies, les Armagnacs, guerres contre la Bourgogne qui s’acheva devant Nancy quand périt Charles le Téméraire en 1477.
De ce long Moyen-Age ont émergé quelques personnalités qui ont marqué notre histoire et notre identité culturelle : Sainte Odile (v.660-720), future patronne de l’Alsace, Léon IX (1002-1054), le seul pape alsacien, les poète Ottfried de Wissembourg, auteur du Krist, grand poème en allemand (vers 860-870), et Gottfrid de Strasbourg qui adapta le récit de Tristan et Iseult (début du XIIIe.s), l’écrivain et pamphlétaire Manegold de Lautenbach,(+après 1103) l’abbesse Herrade de Landsberg, qui nous laissa son « Jardin des délices », la chanoinesse Guta de Schwarzenthann et le chanoine Sintram de Marbach, auteurs de l’autre grand manuscrit roman, le codex Guta-Sintram (vers 1150), le dominicain Jean Tauler (1290-1360), l’un de nos grands mystiques, le chroniqueur Jacques Twinger de Koenigshoffen (1346-1420), le peintre et graveur Martin Schongauer(v.1450-1491)…
Moderne, prospère et fragile : Le XVI siècle alsacien.
L’esprit n’abandonna pas l’Alsace en cette fin de XVe siècle. Notre région contribua fortement à la diffusion de l’humanisme, ce mouvement intellectuel, qui parti d’Italie conquit l’Europe en retrouvant ses racines grecques et latines, développa l’amour des belles lettres et de la forme, s’adonna à la critique des textes pour revenir à l’authenticité de l’original, et se piqua de vouloir réformer de l’intérieur l’Eglise en crise. En l’absence d’une université en Alsace, l’école latine de Sélestat en constitua le foyer de rayonnement. Notre littérature connait alors un âge d’or auquel sont associés les noms du prédicateur Geiler de Kayserberg, de l’historien et pédagogue Jaques Wimpheling(1450-1528), de Sébastien Brant (1458-1522) auteur de la Nef des Fous (1494) et de Beatus Rhenanus(1485-1547), érudit philologue et ami d’Erasme, prince des humanistes.Tous furent redevables à l’imprimerie qui connut à Bâle et à Strasbourg notamment un remarquable essor après que Gutenberg, qui séjourna à Strasbourg entre 1434 et 1445, l’eût inventé.
L’humanisme déborda largement le XVIe qu’en quelque sorte il façonna intellectuellement. Mais il resta une culture de clercs, à l’écart ou à l’abri des tensions sociales. Il ne sut répondre aux mouvements des paysans et à leur espérance d’une société plus libre et plus juste qui connut son paroxysme en mai 1525 quand le monde paysan explosa, menaça et exerça sa violence sur les villes et les monastères avant d’être impitoyablement réprimé par les troupes du duc de Lorraine qui en massacra des dizaines de milliers aux portes de Saverne et de Sélestat. L’horrible répression laissa des traces durables dans notre mémoire collective. C’est que parallèlement l’Alsace se retrouve également au centre d’un autre bouleversement, religieux celui-là : La Réforme protestante, qui la divisa pour longtemps et qui concourra elle aussi à son identité culturelle. Prêchée en Allemagne par Luther à partir de 1517, elle atteint rapidement l’Alsace et s’y répand. La robe sans couture du Christ est déchirée une seconde fois. La population alsacienne est désormais partagée entre catholiques et protestants qui coexistent difficilement. A la fin du siècle, les territoires protestants, à majorité luthérienne, se situent essentiellement au nord d’une ligne Saverne-Strasbourg alors que les catholiques prédominent au sud de celle-ci. La moitié des villes de la décapole sont passés à la Réforme, le clivage est arithmétique. Pour autant, l’Alsace, reste une terre majoritairement catholique où les protestants représentent environ ⅓ de la population. La Réforme profite surtout à Strasbourg qui en devint l’un des grands pôles européens.
Malgré les guerres, malgré les épidémies, toujours aussi régulières et meurtrières, L’Alsace est une des régions les plus peuplées d’Europe dont la prospérité émerveille chroniqueurs et géographes étrangers, comme le bâlois Sébastien Munster par exemple qui en fait une description enthousiaste dans sa cosmographie parue au milieu du siècle*. Plus généralement, L’Alsace est le Kornkasten (grenier à blé) de la vallée rhénane, ses vins s’exportent en Allemagne du sud et en Europe du Nord. Elle est un Eldorado : l’argent des mines de Sainte Marie aux mines l’enrichit. L’artisanat de luxe s’y développe, ses négociants font des affaires sur les marchés de Francfort, Cologne, Nuremberg, Milan et Lyon. ils ont pignon sur rue : en atteste aujourd’hui encore l’éclat de ces belles demeures bourgeoises que sont la Maison Kammerzell à Strasbourg et la maison Pfister à Colmar. Même le cadre de vie des paysans en impose. Michel de Montaigne, de passage dans le Sundgau, en 1580, est impressionné par le confort des maisons paysannes.*
Les bouleversements politiques nés de la guerre de trente ans.
L’horrible guerre de Trente ans qui suivit fut plus qu’un traumatisme, un véritable cataclysme qui changea radicalement le destin et l’identité de l’Alsace. Guerre européenne, partie de Bohême, en 1618, elle touche l’Alsace en 1621. Elle est un conflit entre catholiques et protestant d’abord, puis entre armées européennes qui dévastent l’Empire germanique jusqu’en 1648. Les armées impériales (catholiques) puis suédoises (protestantes) dévastent l’Alsace. La France catholique, alliée de la Suède protestante, en profite pour mettre le nez en Alsace cherchant davantage alors une entrée en Allemagne, une occasion d’affaiblir la puissance habsbourgeoise, pourtant catholique comme elle, qu’une installation définitive sur place.
L’Alsace est exsangue. Elle a perdu plus que la moitié de sa population. La famine et la peste ont vidé des villages entiers. Haguenau a perdu 90% de sa population, Turckheim a encore 15 familles, les loups entrent dans Munster dont la moitié des maisons a été détruite. Colmar, préservée à l’intérieur de ses fortifications, n’a pas bonne mine : elle compte moins de 7000 habitants. Elle en avait 2000 de plus quelques décennies plus tôt. Grâce à leur neutralité relative et les fournitures livrées aux diverses armées, Strasbourg et Mulhouse …se sont même enrichies.
Les Traités de Westphalie en 1648 mettent un terme à l’épouvantable conflit. Le royaume de France vient rafler la mise. Il a obtenu les droits et les possessions des Habsbourg en Alsace et notamment la propriété de leurs terres, soit 80 % de l’actuel département du Haut-Rhin. Les villes de la décapole sont restées impériales mais la France ayant obtenu la préfecture (Landvogtei) de Haguenau, c’est elle désormais qui assure la protection de la décapole ! Le traité est pour l’Alsace un modèle d’ambiguité dont on peut pressentir, qu’à terme, « le plus fort l’emportera ».
Les villes de la décapole s’illusionnent, multiplient les signes d’attachement à l’Empire, jurent fidélité, battent monnaie à l’effigie de leur souverain. Mais y croient-elles encore? La Guerre de Hollande (1672-1678) qui oppose l’Empire, l’Espagne, le Brandebourg et la Hollande à la France va précipiter les choses. Sentant ses frontières menacées à l’est, les troupes françaises conduites par Turenne pénètrent en Alsace. Les villes de la décapole sont occupées les unes après les autres, leurs fortifications éventrées. Des garnisons françaises s’installent un peu partout. Le sort des villes impériales alsaciennes est scellé par le traité de Nimègue, signé le 5 février 1679.
Elles sont définitivement intégrées au royaume de France. De 1680 à 1682, une chambre installée à Brisach prononce la réunion de toutes les seigneuries au royaume, ce qui permet l’unification politique de l’Alsace qui devient une province française. Entre temps, Strasbourg a capitulé le 30 septembre 1681. Par le traité de Ryswick, en 1697, toutes ces réunions sont reconnues sur le plan diplomatique. Le Rhin est devenu la frontière politique entre la France et l’Allemagne.
Du Lys royal à la cocarde tricolore
La monarchie française coïncida paradoxalement avec une période de paix. Les guerres se déroulèrent ailleurs qu’en Alsace. Mais tout était à refaire et à reconstruire. L’Alsace se retrouvait dans un autre Etat, dans une autre culture, dans une autre histoire en quelque sorte… Avec l’impérieux devoir de se reconstruire et de se repeupler, ce qui fut possible avec un fort apport de Suisses, d’Allemands du Sud et de quelques plus rares francophones. Nous faisons désormais partie d’un Etat centralisé. Strasbourg devient la vraie capitale de l’Alsace où réside le représentant du Roi, l’Intendant et ses services. Elle est le siège de l’évêché, de l’Université qui accueille Goethe de 1770 à 1771, de sociétés littéraires, d’un artisanat d’art talentueux (Hannong), d’un négoce européen. Colmar change de statut et de stature. Elle est la capitale de la Haute Alsace, siège du Conseil Souverain, la plus haute juridiction régionale et une sorte de parlement de surcroit. Une population francophone de juges, d’avocats et de greffiers s’y installe. Voltaire y séjourne pendant plus d’un an (1753-1754). Le poète et pédagogue Pfeffel (1736-1809) en fait enfin un centre intellectuel, attirant progressivement autour de lui des élites protestantes et catholiques (Tabagie littéraire).La manufacture Haussmann qui emploie 1200 personnes la désigne comme ville industrielle. L’Alsace reste cependant majoritairement rurale. 80 % de la population continue de vivre du travail de la terre. Quoique traditionnelle, l’agriculture s’ouvre aux cultures nouvelles, la pomme de terre, la garance, le tabac. La province se dote de routes bien entretenues : 2000 km de bonnes routes en 1787 !
La Révolution changea notre province. La liberté et l’égalité étaient des thèmes que les représentants des vieilles républiques urbaines et les héritiers des séditieux de 1525 pouvaient entendre. L’Alsace connut ses troubles et ses émeutes, ses mises à sac et même la guillotine, ses fanatiques (Euloge Schneider) ses réticences (Culte de la raison, de l’être suprême) et rejets (le clergé constitutionnel et plus globalement la terreur)-et même un hymne national, le fameux chant de guerre pour l’armée du Rhin composé par Rouget de Lisle à Strasbourg en 1792. Elle se dota d’une nouvelle administration, de deux départements, d’un nouveau système judiciaire et de municipalités avec à leur tête un maire. Mais plutôt que d’en narrer les péripéties, essayons d’en dresser le bilan.
L’Alsace hérita de Mulhouse, ville industrielle, en 1798 – elle avait rejoint la Suisse au début du XVIe s-, et perdit ses nobles, elle n’en avait jamais compté beaucoup. L’église avait perdu ses biens mais des milliers de paysans étaient devenus propriétaires. Les bourgeois des villes s’étaient enrichis par les fournitures aux armées et l’achat de biens nationaux. L’administration, l’armée et la justice leur offraient subitement de larges débouchés. L’économie bénéficia de la suppression des péages, et des corporations. Le patrimoine architectural avait beaucoup souffert mais on ne cultivait pas alors l’esprit patrimonial. Les armées révolutionnaires avaient été un lieu de brassage et d’ascension sociale. On se sentait un peu français de coeur à défaut de l’être tout à fait de langue. L’empire napoléonien allait encore renforcer ce sentiment d’appartenance. La Révolution avait incontestablement marqué le début de l’intégration de l’Alsace à la France.
Plus impériale que monarchiste
Le Consulat et l’Empire de Napoléon la parachève. L’organisation administrative se précise. Chaque département est désormais administrée par un préfet et chaque arrondissement par un sous-préfet. A l’intérieur des arrondissements, apparaissent les cantons. La paix religieuse s’installe, le Concordat signé avec le pape en 1801, les articles organiques de 1802 y contribuent. Les catholiques ont désormais un seul siège épiscopal : Strasbourg. L’église luthérienne est devenue une église d’Etat intitulée église de la confession d’Augsbourg. En 1808, trois décrets règlent l’organisation de la religion des juifs, à présent intégrés dans la vie nationale. L’Alsace connait la prospérité économique en tant que région frontalière, les industries sont stimulées par le blocus continental, et la paix sociale. Hauts fonctionnaires, industriels et négociants connaissent les faveurs de l’empire, le surplus de population est engagé dans l’armée : Kléber, Rapp, Lefèvre y connaitront la gloire. Mais les 45 000 hommes que l’Alsace a fourni à la Grande Armée contribueront à bâtir la légende napoléonienne. Le patriotisme se développe, l’épopée militaire est exaltée, l’empereur et l’impératrice adulés à tel point que le retour des Bourbons après la chute de l’empire, malgré les invasions de 1814-1815, est accueilli avec réserve.
La période qui va de 1815 à 1870 est paradoxalement, et à tort, dans l’évocation de notre histoire, tout comme dans notre mémoire, présentée comme secondaire. Il est vrai que l’Alsace est modérément monarchiste. La Révolution de 1848 avait suscité quelques espoirs. Durant cette période, elle connait trois rois, une république, un empereur. Le goût des Alsaciens pour la démocratie est tempéré par leur éternel désir d’ordre. Il s’accommodent volontiers d’hommes providentiels capables de l’assurer. Napoléon III est plébiscité en 1848 comme en 1852. Les Alsaciens lui seront fidèles jusqu’au bout. Ce 19e siècle français voit l’Alsace devenir une grande région industrielle avec Mulhouse comme capitale, le chemin de fer révolutionne les transports à partir de 1840, le télégraphe accélère les communications. Une classe ouvrière nait, le monde rural, qui a abandonné la jachère pour un assolement adapté produit plus et mieux. On vit mieux, on mange mieux, on se soigne mieux.L’instruction se généralise Les villes attirent, le trop plein d’ d’habitants émigre en Algérie, en Amérique.
Sans crier gare, nous voilà Allemands après la funeste guerre de 1870. Annexée après le Traité de Francfort du 10 mai 1871. Changement d’Etat, de nature, de culture. Pays d’Empire, Reichsland, dépendant de Berlin, ayant à sa tête un gouverneur (Oberpräsident puis Statthalter), disposant d’une forme de parlement régional, le Landesauschuss et même tardivement, en 1911, d’une constitution, avec son parlement, deux chambres, dont l’une est élue au suffrage universel. Période riche de transformations avec un essor urbain sans précédent. (55% des Alsaciens habitent les villes en 1914 contre 25% en 1870), une intégration difficile mais réussie dans la première économie d’Europe à partir de 1895, des lois sociales d’avant garde, gaz, eau, électricité dans les villes, un statut pour les artisans, une université prestigieuse, une vie associative riche, une renaissance architecturale, littéraire, dialectale, théâtrale, musicale, un art nouveau : une des périodes les plus riches de notre histoire qu’on consent enfin à découvrir et dont le bientôt universel Albert Schweitzer, né en 1875 qui fait ses études dans le Reichsland, ses recherches musicales et théologiques et fonde sa vocation est l’emblématique symbole.
Deux guerres mondiales et l’Europe
De la peste, de la famine et de la guerre délivrez nous Seigneur ! De cette vieille prière médiévale, le XXe siècle sut faire l’économie des deux premiers fléaux. Il ne résista pas au dernier : Deux guerres mondiales dans la première moitié du siècle ! L’Alsace, une fois encore paya un lourd tribut.
La première guerre y fut rude, Les Vosges constituant une ligne de front. Guerre de montagne et champ de massacre. On s’est battu pour la Tête des Faux, on s’est déchiré autour du Linge, on s’est entretué pour la conquête du Hartmannswillerkopf (Vieil Armand). 220 000 soldats du Reichsland ont été incorporés dans l’armée allemande, 17 000 Alsaciens volontaires servent dans l’armée française. 35 000 d’entre eux y laisseront leur vie. Au terme du conflit, l’Alsace redevint française.A l’effusion tricolore que Hansi illustra fortement, succéda la désillusion. La mariée de part et d’autre était trop belle. Le retour fut gâché par un centralisme intolérant auquel s’opposa, après 1924 surtout, quand le président Herriot voulut introduire les lois de la République une réaction autonomiste dont le procès de Colmar, en 1928, fut la caricature. Sur le plan économique, à la prospérité relative, au lendemain de la guerre, succéda la crise de 1929. Pendant que s’accrut le malaise culturel et l’inquiétude provoquée par la montée du nazisme, de l’autre coté de la frontière, depuis 1933.
Une nouvelle tragédie s’abattit sur le pays quand en juin 1940 l’Alsace fut occupée par les nazis. L’occupation fut ici un cauchemar et un traumatisme dont le paroxysme fut l’incorporation de force dans l’armée allemande des jeunes Alsaciens à partir du 25 août 1942 et les cruels symboles : les camps de rééducation de Schirmeck et le camp de concentration de Struthof. L’ordre nazi, sous la conduite du Gauleiter Wagner, installa un système totalitaire, dévoya le système éducatif et sanitaire, réduisit la culture à la propagande, spolia et anéantit l’économie sacrifiée à l’effort de guerre, tenta, en vain, d’imposer une nouvelle religion et pratiqua une justice expéditive à travers, notamment,le tribunal du peuple (Volksgericht) du sinistre Freisler. Les Alsaciens firent le dos rond en attendant que cela se passe, « dans un pays nazifié en surface et résistant au fond » Le chemin vers la Libération fut long et douloureux, trois mois de combats meurtriers et dévastateurs, de novembre à février-mars 1945, qui laissa une Alsace exsangue, culpabilisée et incomprise. Elle n’ en avait pas fini avec les Malgré-Nous et Oradour sur Glane. Elle perdit, en outre, 50 000 des siens, dont 30 000 Malgré-Nous, soit au total 5% de sa population soit trois fois plus que la moyenne nationale.
Elle refit surface pourtant et fut même un acteur essentiel dans la réconciliation franco-allemande et dans la construction européenne N‘était-elle pas, malgré sa modeste dimension géographique, un petit concentré d’Europe, un révélateur de son histoire longue et tourmentée ? Strasbourg devint le siège de quelques institutions européennes : Conseil de l’Europe(1949) Parlement européen (1957), Cour européenne des droits (1959) de l’homme et une des capitale de l’Europe dont le pouvoir réel, quoiqu’il arrive est d’abord de l’ordre du symbole, ce qui, à y réfléchir, n’est pas rien. Cet ancrage européen, par lequel elle assure la continuité de son histoire s’accompagna parallèlement, quoique qu’on en en dise, d’une parfaite intégration dans la communauté nationale. Pierre Pflimlin président du conseil, ministre à maintes reprises et président du Parlement Européen, de 1984 à1987, nous semble en être la parfaite incarnation
Nous voilà arrivés au bout du voyage. De cette singulière histoire, nous avons essayé d’en dire l’essentiel. Au prix parfois de quelques réductions, mais c’est la loi du genre : la synthèse a ses règles. Sans images aussi, ce fut un choix délibéré. Mais non sans poésie. Revenons au poète « qui a toujours raison » et qui admirablement, en quelques formules, a cerné ce qu’est l’Alsace et son histoire :
Pays du milieu, dont la géographie détermine l’histoire, la richesse économique et même l’identité.
Pays façonné par le légionnaire romain… Et tout ce qui suivirent Façonné, c’est-à-dire construit, peu à peu, et souvent dans la douleur. Dont l’identité s’est lentement forgée. Constituée de l’apport des uns et des autres, non pas réductible à l’un ou à l’autre. Terre de passage, mais aussi de rencontre. On y passe, on y vient, et parfois on y reste.
Pays qui se souvient des grands ducs d’Occident et de Napoléon, pays de la mémoire historique, des châteaux, des cathédrales, des stèles et des statues, des cimetières, des monuments au morts, des musées et des champs de bataille, de nos lieux de mémoire ! Par son paysage et par ses monuments, l’Alsace reste un livre d’histoire.
Pays qui a semé de jeunes morts… le monde entier… Qui dit mieux que ces quelques lignes le destin de tous ces jeunes Alsaciens qui ont participé et laissé leur vie dans des conflits qui les dépassaient et dont les «malgré-nous» sont le récent et douloureux symbole ?
Pays de Kléber et d’Albert Schweitzer, de l’homme de guerre comme de l’homme de paix, auxquels il faut à chacun du courage, de l’engagement et de la persévérance Vous pouvez transposez la métaphore à l’ensemble de la population. Il fallut ces qualités-là pour traverser cette alternance de conflits et de rémission qui fut notre histoire depuis des milliers d’années.
Ne demandez pas à l’historien de prédire l’avenir de l’Alsace à partir de la narration de son histoire. Il est en général mauvais prophète. Mais faites confiance au poète,Ecoutez le :
« (L’Alsace) carrefour de tous les sangs d’Europe, pays fait pour durer ! »
Krizung vun àlla Blüater vo Europa, Lànd wo gamàcht isch fer za düra
Annexe 1
Description de l’Alsace par le bâlois Sébastien Münster, Cosmographie, 1588 (traduction Raymond Matzen)
« Combien l’Alsace est fertile, c’est ce qu’on remarque au fait que dans cet espace étroit il y a tous les ans une telle quantité de vin et de blé que non seulement ses habitants (qui sont très nombreux) en vivent, mais qu’en plus on exporte par bateaux et en voitures , le vin exquis en Suisse, dans le Pays Souabe, en Bavière, dans les Pays-Bas et en Angleterre.
On signale que dans le Sundgau voire dans la plaine d’Alsace toute entière, pousse beaucoup de blé dont se nourrissent également la Lorraine, la Bourgogne et le Pays helvétique.
C’est au flanc de la montagne que mûrit le bon vin et c’est dans la plaine que poussent le blé et beaucoup d’arbres fruitiers productifs. Dans les vallées, on trouve aussi des forêts entières pleines de châtaigniers. On sait par ailleurs qu’on extrait annuellement une grande quantité d’argent dans la vallée de Lièpvre. Il y a là au moins trente mines d’argent qui ont toutes leur nom particulier. En outre, ce qu’on trouve dans cette montagne comme produit d’excellents pâturages ce sont les bons fromages de Munster qu’on en livre. Et pour dire en peu de mots, il n’y a dans toute la Germanie, pas une région qu’on pourrait comparer à l’Alsace. Par ailleurs, on ne trouve, dans la montagne, aucun endroit où il n’y a pas de bourgades, de vignobles ou de champs. Le long du Rhin cependant maint lieu est marécageux, mais il y a là même de bonnes pâtures.Le pays est donc couvert d’habitations humaines si bien qu’il y a quarante-six villes et petites villes, toutes entourées d’un mur d’enceinte et cinquante châteaux ont été construits sur les cimes et dans la plaine. Les villages et hameaux sont innombrables. Le peuple travailleur qui y habite dépense en général tout son avoir à boire et à manger, ne fait pas de provisions pour l’avenir et si, par hasard, à la suite de gelées, d’une vague de froid ou d’une guerre, il y a un manque de vin ou de blé, les gens souffrent de la pénurie et de la cherté de la vie.
Dans ce pays, il n’y a pas qu’une seule ethnie, mais toutes sortes de gens :ils accourent du pays Souabe, de la Bavière, de la Bourgogne et de la Lorraine et ne repartent que rarement.»
Annexe 2
Le Sundgau vu en 1580 par Michel de Montaigne
« En toute ceste contrée, il n’est pas si petite maison de village qui ne soit vitrée, et les bons logis en reçoivent un grand ornement, et en dedans et en dehors, pour en estre fort accomodées, et d’une vitre ouvrée en plusieurs façons. Ils y ont aussi foison de fer et de bons ouvriers de ceste matière : ils nous surpassent de beaucoup, et en outre il n’y a si petite église où il n’y ait une horloge et quadran magnifiques. Ils sont aussi excellents en tuileries, de façon que les couvertures des maisons sont fort embellies de bigarrures de tuilerie plombée en divers ouvrages, et le pavé de leurs chambres ; et il n’ est rien plus délicat que leur poiles qui sont de poterie. Ils se servent fort de sapin et ont de très bons artisans de charpenterie. Ils sont somptueux en poiles, c’est à dire en salles communes à faire le repas. En chaque salle, qui est très bien meublée d’ailleurs, il y aura volontiers cinq ou six tables équipées de bancs, là où tous les hostes disnent ensemble, chaque trope en sa table.
(Journal de Voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne)
(1) texte de conférence , GB 2011
Pour en savoir plus
Histoire de l’Alsace (sous la direction de Philippe Dollinger), Toulouse, 1970
Sittler (Lucien), L’Alsace,Terre d’histoire, Colmar, 1973
L’Alsace une Histoire, Strasbourg, Oberlin, 1991.
Nouvelle Histoire de l’Alsace. Une région au coeur de l’Europe (sous la direction de Bernard Vogler), Toulouse, Privat, 2003.
Jean-Paul de Dadelsen, Goethe en Alsace et autres textes, le temps qu’il fait, 1982 et 1995.
Jean-Paul de Dadelsen, Goethe en Alsace, Dr Goethe im Elsass, Traduction en alsacien de Gérard Leser, Colmar, Editions Bentzinger, 2011