Hommage au peintre colmarien Daniel Selig

Selig Daniel

 Deux ou trois choses que j’avais envie de dire de lui

Daniel Selig fut un de nos grands peintres. Mort il y a plus de vingt ans, il a désormais rejoint le champ d’investigation des historiens. Vingt ans, ce n’est rien, mais c’est juste assez pour prendre un peu de recul, pour évaluer une oeuvre, pour la situer. Certes, le souvenir est encore prégnant, tant mieux, et la mémoire pas trop incertaine mais insensiblement nous intégrons le temps long de l’histoire, celui où les traces se substituent à la souvenance.

Cette courte évocation tiendra des deux. Du souvenir comme de l’histoire.  Du souvenir parce que je l’ai croisé, il y a longtemps.  Frappé par ce sourire toujours accueillant et cette bienveillance constante à l’égard d’autrui. Impressionné par cette filiale complicité largement revendiquée et assurée face au père, Alfred, un autre de nos excellents peintres locaux, qui avait longtemps hanté le théâtre municipal où il fut le très apprécié directeur technique. Hantés tous les deux, devrait-on ajouter. Car c’est ici parmi les décors dont s’occupait son père de l’antique théâtre de la ville mais aussi de la Foire aux vins qu’on voit le jeune Selig s’éveiller à une atmosphère si authentiquement colmarienne. Le Stadttheater et la Foire aux vins, ce sont deux éléments identitaires colmariens. Il faut être passé par là pour être définitivement adoubé.

Cette atmosphère première c’est aussi celle des peintres de l’époque, de ceux de la génération d’Alfred Selig, les Schira, Klebaur, Boxler, Fleckinger, Bayer, et d’ autres encore, qui se retrouvent dans et en dehors du Cercle des arts, cheminent, voyagent parfois ensemble, exposent, se confrontent, s’épaulent, se quittent, bref vivent convivialement le plus souvent. Comment, face une telle complicité, ne pas être un marqué ; comment,  devant cette concentration de talents divers, ne pas être un tout petit influencé ? C’est aussi l’ombre lointaine, tutélaire presque de Hansi, la référence, disparu depuis 1951 mais que tout le monde a connu, même Daniel; Jean-JaquesWaltz, une silhouette demeurée familière aux Colmariens que toute la France a vénéré.  L’oncle Hansi, bougon parfois, désarmant souvent, attachant quand on le connaissait vraiment, avare de compliments mais sachant distiller les siens avec parcimonie et équité, consacrant un jour Alfred Selig d’un reconnaissant « Selig du bisch de bescht », Selig tu es le meilleur !

L’artiste le plus souvent est solitaire. Est-ce pour cela qu’il recherche quelques complices pour la vie, pas tous peintres heureusement, mais amis fidèles, compagnons des bons et des mauvais jours, ceux qu’on  « trimballe » toute une vie et qu’on choisit de préférence quand on est gamin, quand on est au bahut, là ou se nouent les solidarités initiales, où se vivent ensemble les premiers émois et se partagent les excitantes et primordiales transgressions. Le premier cercle, en quelque sorte, matrice d’origine et cocon dans lequel on se réfugie quand surgissent les rayures de l’âme, ces griffures de la vie qu’on n’étale pas à la face du monde mais qu’on porte  entre copains. Honneur donc à eux, à ceux de Kléber à Strasbourg et de Colmar, à Daniel Blaes, Georges Herold et Jean Vogeleisen.

Parmi les deux ou trois choses que j’avais envie de dire de lui, dans le désordre d’un inventaire à la Prévert, il y a ce couple lumineux qu’il forma avec Françoise, muse et complice, éternellement amoureux, son amour pour la vie, sa curiosité inlassable, sa boulimie de savoir et de connaître. Ah, les voyages avec Daniel, c’étaient d’abord des heures et des heures d’exigeantes et fatigantes découvertes. Dans une ville, ce n’était pas un musée que l’on voyait mais tous les musées, ce n’était pas telle ou telle facette d’un artiste qu’il nous invitait à découvrir, c’était l’homme complet. Pour voyager avec Daniel, il fallait du souffle et de solides semelles. Infatigable, insatiable, intarissable, incollable ! Les visites avec lui, s’apparentaient au marathon. Il fallait souffrir avant d’accéder au paradis, au bon restaurant qu’il célébrait  avec la même gourmandise que celle qui avait précédé sa longue marche sur le chemin de la  connaissance. Austère dans son inlassable quête, amoureux de la bonne chère à son issue.

Amoureux de la musique aussi, entouré de Vivaldi et de Bach, de Miles Davis ou d’Oscar Peterson, de musique classique et de jazz dont il était un fin et remarquable connaisseur. Mais le cheminement du peintre n’est-il pas le même que celui du musicien ? Des gammes toujours et encore, une solide  préparation, une technique sans cesse enrichie, une construction méticuleuse, pour donner place ensuite à l’inspiration voire à l’improvisation. Regardez l’oeuvre peinte de Daniel Selig. Elle traduit d’abord une parfaite maitrise technique, une authentique science des couleurs. Ces fondamentaux inlassablement travaillés avant d’être pleinement possédés, cet ouvrage sans cesse remis sur le métier, voilà la préalable, le b.a.-ba, la grammaire de base que Daniel possédait, parce qu’il les travaillait,  toujours et encore. Le talent est à ce prix.

Cet art, excellemment analysé ailleurs, pour essentiel qu’il soit, n’est pas un ogre. Cette passion qui l’anime et qui le porte n’est pas obsessionnelle. Ici Cronos ne dévore pas ses enfants. Le médecin, qui est aussi un homme de sciences, donc de raison , a su organiser sa vie pour trouver du temps, du temps au temps, du temps pour vivre, du temps pour produire. Il peint le samedi après-midi pour ne pas être un peintre… du dimanche, comme les autres ! Le dimanche, il a mieux à faire, il le consacre aux siens  et à sa fille  Catherine. C’est à quelques pas de Colmar, dans le village de son épouse, chez ses beaux-parents à Holtzwihr qu’on le retrouve le plus souvent.

Daniel Selig est un enfant de Colmar. A maints égards, il lui ressemble. On sait depuis Voltaire qu’à coté de cette plaisante cité, il en est une autre, plus « iroquoise », plus souterraine, plus foisonnante, plus excitante en un mot. Qui irait chercher derrière la moustache débonnaire et le sourire toujours accueillant du bon docteur Selig cet autre univers, celui du peintre, nourri de surprenantes lectures, où le rêve et l’imaginaire côtoient l’irréel et le fantastique, où le formel le dispute au non formel, où Eros rencontre Thanatos pour une « gigantesque danse de mort rhénane  ».

Daniel Selig compte pleinement parmi les acteurs essentiels mais souvent méconnus de ce que l’histoire culturelle de notre ville eut de plus délicieusement moderne et  provocatrice. Je songe à André Clavé, à la tête  de feu le Centre dramatique de l’Est, pionnier de la décentralisation théâtrale au lendemain de la guerre,  à Edouard Jaeglé qui risqua l’art contemporain dans sa mythique galerie Jade, à Pierre Barrat qui expérimenta dans nos murs l’exigeant et difficile  langage du théâtre musical contemporain.  Tous représentaient cette autre culture colmarienne qui a fait bouger les lignes parce qu’innovante, inventive et dérangeante. Et libre, oui libre comme la peinture de Daniel. Il est grand temps de leur redonner toute leur place : la première !

Gabriel Braeuner,  mars 2014

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