Qui connaît le réseau des sociétés d’histoire du Rhin supérieur (Netzwerk Geschichtsvereine am Oberrhein) qui a vu le jour, le 16 juin 2012 à Lucelle, dans ce qui reste de l’ancien monastère cistercien ? Quatre ans après ce pittoresque baptême, où en sommes-nous ? Ouvert à toutes les sociétés d’histoire de la région du Rhin supérieur, le réseau était censé développer les contacts transfrontaliers entre les uns et les autres à travers une structure souple et partager une information régulièrement actualisée. Est-il devenu ce lien incontournable du dialogue transfrontalier pour l’histoire régionale ou, au contraire, est-il venu grossir le rang de l’organigramme transfrontalier déjà abondamment fourni ?
Evitons d’emblée tout malentendu. Les sociétés d’histoire dont il est question ici ne sont pas à confondre avec les sociétés savantes pour qui la rencontre transfrontalière et les compte rendus des travaux de recherche font partie des attributions naturelles ? Dans ce domaine, la Zeitschrift für die Geschichte des Oberheins (Z.G.O) et la Revue d’Alsace font un travail admirable depuis des décennies. Non, les sociétés d’histoire dont nous parlons sont celles de tous ces passionnés d’histoire, amateurs au sens premier du terme, plus de cent vingt rien qu’en Alsace, regroupées dans la très entreprenante Fédération des sociétés d’histoire et d’Archéologie d’Alsace, nettement moins nombreuses de l’autre côté du Rhin mais non moins valeureuses. Elles constituent toutes une part de notre identité régionale, au même titre que nos sociétés de gymnastique et de chant choral autrefois. Les plus anciens de ces sociétés d’histoire locale remontent au temps du Reichsland.
La souplesse de son organisation est un atout indéniable du réseau. A sa tête, un comité trinational élu pour un mandat de deux ans, constitué d’un représentant français, allemand et suisse, assisté par un suppléant chacun. Aucune hiérarchie dans leurs rapports, pas de président mais une assemblée plénière tous les deux ans pour renouveler le comité et fixer les grandes lignes du programme à mener. Les six se réunissent en général tous les semestres et disposent d’un siège symbolique au Dreiländermuseum de Lörrach qui leur offre un site internet, comptabilise les sociétés membres et publie, trois fois par, an un bulletin d’information que nos amis allemands s’évertuent à appeler Newsletter, où figurent la plupart des informations transfontalières susceptibles d’intéresser ses membres.
L’organisation, tous les deux ans, d’un colloque d’histoire transfrontalière accentue sa visibilité. Il en est aujourd’hui à sa troisième édition et se déroulera l’année prochaine à Offenburg, après Strasbourg (2013) et Liestal(2015). Six chercheurs, deux par pays, présentent leurs travaux de recherche ou évoquent un point d’histoire transfrontalière au cours d’une journée en général bien fréquentée. Plus de quatre vingt personnes avaient ainsi participé au colloque de Strasbourg, en octobre 2013, à la Maison de la région Alsace, la moitié provenant d’Allemagne et de Suisse. Constat réjouissant, les organisateurs n’ont jamais été en panne de sujets ou d’intervenants, preuve indirecte que les thèmes traités sont mobilisateurs et que le Rhin supérieur ne connait pas de frontière, du moins dans ce domaine-là.
Autre atout non négligeable, la publication régulière de la lettre d’information publiée sur la toile et relayée, pour la partie alsacienne, par le Bulletin de liaison trimestriel de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace.
Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, celui de l’Oberrhein, en l’occurrence ? Voilà un réseau qui fonctionne depuis quatre ans, sans anicroche aucune. La cohésion voire l’amitié régnant entre les membres du comité fait plaisir à voir. L’auteur de ces lignes peut en témoigner.
Mais qui aime bien, châtie bien selon le vieil adage. Les militants de la cause transfrontalière, aux têtes désormais chenues, restent un peu sur leur faim. Probablement, dans l’ambiance bucolique de Lucelle, espéraient-ils davantage ? Mais pouvait-on mieux faire que d’assurer ce service minimum qui a le mérite d’exister à défaut d’enthousiasmer ? Ce sentiment d’appartenance au Rhin supérieur, pour généreux qu’il soit, ne se heurte-t-il pas toujours et encore à quelques disparités juridiques et administratives, sinon culturelles et politiques dont, entre autres, l’obstacle de la langue. On a beau en faire une incantation, vouloir apprendre la langue du voisin, et pire, compte tenu de l’âge des participants, se piquer de la connaître, la réalité est désespérante : On se précipite sur les écouteurs et les traductions simultanées quand on organise un colloque transfrontalier. Les revues d’histoire ignorent dans leur écrasante majorité la langue du voisin. Quant aux sociétés d’histoire locale, reconnaissons, qu’à de rares exceptions près, la préoccupation transfrontalière reste secondaire quand elle n’est pas inexistante. On garde le regard rivé sur l’horizon de son territoire, qu’il soit urbain ou rural. On dépasse rarement le ban communal et si l’intercommunalité est administrativement de mise, on se gardera cependant de franchir le Rhin. Autre monde, autres mœurs ? On a assez à faire avec l’histoire de sa petite Heimet, sa petite patrie. Il n’est pas certain que le réseau répondait pour la majorité des sociétés d’histoire à une véritable attente. Elles étaient, et sont toujours, apparemment heureuses dans le cadre étroit de leur périmètre.
Plus de cent vingt sociétés d’histoire pour un territoire aussi petit que L’Alsace, voilà une situation originale qui n’a pas d’équivalent dans le reste de la France, pas davantage en Allemagne et en Suisse. C’est à la fois réjouissant et inquiétant. Réjouissant, car le phénomène témoigne d’un bel attachement au patrimoine local, inquiétant, parce que cet émiettement, caractéristique de l’Alsace, contribue à renforcer le sentiment qu’on ne s’intéresse qu’à son petit territoire et qu’en dehors, comme disait Montaigne, c’est déjà l’étranger. On ne peut manquer d’être frappé par la difficulté que rencontre la lettre d’information à chaque parution pour collecter des informations qui soient vraiment transfrontalières.
Compte-tenu du nombre de nos sociétés d’histoire en Alsace, une structure centralisée comme la Fédération s’impose. Elle permet à ses membres de parler, de temps en temps, d’une seule voix et se montre fort utile et efficace quand il s’agit d’organiser une manifestation d’envergure, comme un colloque d’histoire transfrontalière par exemple. La mobilisation est rapide, l’information partagée et les négociations avec les pouvoirs publics facilitées dans le mesure où ces derniers n’ont qu’un seul interlocuteur qui parle au nom d’une centaine d’autres. Rien de tout cela n’existe chez nos partenaires de proximité qui envient notre organisation et notre efficacité. Bel et paradoxal éloge de la centralisation par des praticiens, de longue date, de la décentralisation On en rougirait presque mais on se refusera de bouder notre plaisir.
Ainsi fonctionne notre réseau entre le souhaitable et le possible. Cela fait quelques années que cela dure et il y a des projets pour quelques années encore. Le pragmatisme et la flexibilité sont les atouts majeurs du réseau. Ce dernier n’est qu’une pierre qui aide à bâtir l’édifice de la coopération transfrontalière. Non pas essentielle mais à sa place. Comme toutes les initiatives transfrontalières qui s’évertuent à démontrer, jour après jour que le Rhin est autant porte que pont, Tür und Brücke.
Gabriel Braeuner
article publié par la Revue Land un Sproch/ Les cahiers du bilinguisme n° 199, septembre 2016.