Quand des artistes et intellectuels, de part et d’autre du Rhin, jouaient à saute- frontières du Moyen-Age à nos jours
Elle peut étonner cette présence de moines bénédictins qui nous viennent de Conques et s’installent à Sélestat, au XIe siècle. Le Rouergue et l’Alsace n’ont pas d’histoire commune, encore moins de frontières. Si ce n’est que l’abbaye bénédictine se trouve sur le chemin qui mène au pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Quelques membres de la famille de Hohenstaufen s’y rendent en 1092. Ils s’arrêtent à l’abbaye. A leur retour, ils convainquent leur mère, Hildegarde de Buren, qui vient de fonder une chapelle placée sous l’invocation du saint sépulcre à Sélestat, de faire don du sanctuaire aux moines de Conques. Au début ils ne sont pas bien nombreux, deux au maximum les moines du Rouergue dans leur prieuré de Sélestat qui n’est pas encore une ville, ni même un bourg. Mais dans cette parcelle d’Empire germanique, ils attestent une présence occitane qui durera jusqu’au XVe siècle. La géographie bénédictine n’a cure des frontières.
Ni l’art de bâtir des cathédrales. Au sein du Saint-Empire Romain germanique, la cathédrale de Strasbourg est un immense interminable chantier. En 1015, l’évêque Wernher, débute les travaux d’un vaste édifice roman qui brûlera trois fois au cours du XIIe siècle. On repartira de plus belle pour édifier le plus beau des édifices à Notre Dame. Vers 1225-1335 le chantier de Strasbourg connaît une effervescence qui n’a pas d’équivalent dans tout l’Empire. On innove, on crée, on renouvelle les sources d’inspiration et de style. Pour ce faire, on fait appel à des ateliers français qui entre autres nous laissent cet admirable et unique pilier du jugement dernier et cette non moins sublime représentation de la Synagogue « la vaincue, la repoussée » ( Ernst Stadler) face à l’Eglise triomphante sur la façade du transept nord. Un peu plus au sud, quasiment en même temps, sur le portail Saint-Nicolas de l’église collégiale Saint-Martin de Colmar, muni du compas et de l’équerre un humble maitre bâtisseur apparait sur les voussures. On peut lire sous la figure le nom de « maistre Humbret ». Probablement venait-il du chantier de Strasbourg et plus loin du royaume de France. La géographie des bâtisseurs n’a pas davantage cure des frontières.
Encore moins la République des lettres, celles des humanistes à l’automne du Moyen Age dont Erasme fut le prince. Lui qui nous vint de Rotterdam voyagea, dans toute l’Europe pour s’établir et mourir, ici, à proximité, à Bâle. Parce qu’il y avait des érudits et des imprimeurs. Son principal collaborateur, le sélestadien Beatus Rhenanus, aurait comme ses ainés et contemporains, Geiler, Wimfeling et Brandt pu faire des études universitaires à Bâle ou à Fribourg, jeunes universités nées au milieu du XVe siècle au lendemain du concile de Bâle, voire à Heidelberg, il choisit Paris et pour maître Lefevre d’Etaples qui le fortifia. Il s’y constitua une première bibliothèque de quelques 188 oeuvres, riches, autre autres, de vingt traités d’Aristote, une multitude d’éditions d’auteurs latins et d’éditions princeps des pères de l’Eglise. Elle fut le noyau de sa très belle bibliothèque, augmentée sa vie durant, qu’il légua, forte de 670 volumes soit plus de 2000 ouvrages à sa ville natale avant de mourir et qui vient d’être classée au registre Mémoire du monde de l’Unesco.
Pour les intellectuels alors pas de frontières, du moins en apparence. Elles sont pourtant fort appréciée quand on vous poursuit pour vos idées. Le français Calvin dut interrompre son premier séjour genevois, chassé comme un malpropre. Il trouva à Strasbourg, ville libre du Saint-Empire romain germanique, de 1538 à 1541, un accueil bienveillant. Deux siècles plus tard – l’Alsace appartenant désormais au Royaume de France – Voltaire, chassé de la cour du roi de Prusse alors qu’il rédigeait les Annales de l’Empire, trouva à Colmar, en 1753-1754, un refuge bienvenu qui lui permit de les achever. Pour les intellectuels, la frontière peut être un précieux auxiliaire, dont on use ou que l’on contourne en fonction des besoins. Une édition à Kehl vous évite parfois bien des désagréments dans le royaume de France. Il en fut ainsi de la première édition posthume des oeuvres du patriarche de Ferney à la fin de l’Ancien Régime.
Traverser la frontière peut être un intellectuellement fécond. Dans Strasbourg, ville royale française, Goethe mena, en 1770, des études de droit, s’initia à l’art d’ Homère, Ossian et Shakespeare sous la conduite de Herder, se passionna pour la cathédrale de Strasbourg et la fille du pasteur de Sessenheim et s’en retourna à Francfort plein d’usages, de raison et d’enthousiasme, pour y débuter une immense carrière. Parallèlement c’est en Allemagne, que Théophile Conrad Pfeffel (1736-l809), poète et pédagogue colmarien fit une carrière littéraire de fabuliste reconnu durant la même période et s’employa à y faire connaitre la dramaturgie française.
Même la période du Reichlsand, où l’Alsace redevint pour un peu moins d’un demi-siècle allemande, ne réussit pas totalement à brouiller les pistes. On doit à un universitaire allemand, Werner Wittich, une étude d’une rare pertinence sur la double culture alsacienne. Elle parut, en 1900, dans la Revue Alsacienne illustrée, revue culturelle, un tantinet politique qui faisait autorité au tournant du siècle. Et c’est un autre universitaire de talent, fauché dès 1914 dans les premiers combats de la grande guerre, Ernst Stadler, né à Colmar, fils d’un altdeutscher qui publie un ouvrage poétique rare, Der Aufbruch, une des oeuvres majeures de l’expressionnisme littéraire allemand. Stadler était l’ami de René Schickele natif d’Obernai, fondateur d’un mouvement littéraire d’avant-garde et d’une revue Der Stürmer qui rêva d’une liberté qui transcendât le politique et le culturel et inventa la belle et tonique utopie du Geistiges Elsässertum, « l’alsacianité de l’esprit », attitude progressiste ouverte sur l’Europe, qui cultivait l’image d’une Alsace jardin symbolique de la nation européenne qui transcenderait les frontières. Parmi eux le strasbourgeois Jean Hans Arp au début d’un prodigieux destin artistique et l’écrivain allemand Otto Flake, qui connut le succès sous la République de Weimar et devint un érudit traducteur de Montaigne, la Bruyère, Stendhal, Balzac et Dumas père.
Inclassable, paradoxal et universel, la figure d’Albert Schweitzer (1875-1965) résume à elle seule le destin de ces personnalités fortes, nourries non seulement par une double culture mais ouvertes sur le vaste monde, africain par son destin de médecin, asiatique par l’intérêt porté aux spiritualités orientales, européen par son ancrage et sa formation et dont le principe philosophique du respect de la vie, toutes formes de vie, Ehrfurcht vor dem Leben, demeure une contribution essentielle à la pensée humaniste contemporaine. Allemand par son parcours universitaire, époux d’une intellectuelle allemande originaire de Berlin, Hélène Bresslau, fille d’un médiéviste réputé, médecin d’une brousse bien française, le Gabon, écrivain et philosophe de langue allemande, prix Nobel de la paix français, en 1953, Schweitzer est « le contrebandier des frontières » par excellence.
Gabriel Braeuner, 2013
Article paru dans le supplément des Dernières Nouvelles d’Alsace « Salut voisin, Hallo Nachbarn » du 19 janvier 2013 pour le 50e anniversaire du traité franco-allemand.