La Maison Jaune , Journal du confinement mars-Juin 2020

Gabriel Braeuner

 

La Maison jaune

  Journal du confinement   Mars-Juin 2020

 

Mardi 17 mars

C’est fait, cela fait 12 heures que nous sommes confinés. Astreints à nous déplacer le moins possible pour gagner une guerre, celle du coronavirus que le président de la République a solennellement déclenchée la veille au soir. Nous étions, paraît-il, plus de trente millions à le suivre, rivés devant notre poste de télévision. C’est dire si heure était grave. Le ton était martial, ce qui va de soi quand on déclenche les hostilités.

On avait une demi-journée pour s’organiser. Pour beaucoup, le monde actif notamment, qui parait-il n’est plus le nôtre, c’était nettement insuffisant. Pour nous autres retraités, c’était « jouable ». Nous étions donc d’emblée les bons élèves de la classe. Nous nous sommes empressés de nous rendre via internet sur le site du gouvernement pour télécharger la fameuse attestation de déplacement dérogatoire, de même que la liste des établissements autorisés à recevoir du public.

Pour le reste, fidèle à une vielle habitude, nous avons essayé d’organiser un planning d’activité pour les semaines à venir. Comment utiliser sa journée quand on est condamné à rester à domicile ? Et si je me mettais à jouer, moi qui n’aime pas les jeux de société ? Et si chaque jour, à intervalle régulier, je jouais au Scrabble avec mon épouse comme font les vieux, dont je fais partie désormais, qui ont peur de perdre la mémoire et qui se rassurent à bon compte en plaçant leurs mots et leurs lettres sur un échiquier en doublant voire triplant leur valeur.

Mercredi 18 mars

La journée s’organise. La lecture de la presse locale le matin prend plus de temps que d’habitude. C’est que les nouvelles du front ne sont guère rassurantes. L’ennemi progresse avec une rapidité foudroyante ; il est un adepte du Blitzkrieg, frappe vite et bien. Surtout chez nous en Alsace qui très rapidement détrône toutes les autres régions françaises en devenant le foyer principal de la pandémie en France. L’occasion d’apprendre un nouveau nom, celui de cluster que les journalistes, experts et hommes politiques utilisent avec gourmandise. À une situation inédite, un vocabulaire nouveau. L’expertise cela doit être cela. Utiliser des mots que le commun des mortels n’utilise pas pour faire « science « à défaut de faire sens. Le cluster n’est rien d’autre qu’un foyer d’épidémie. Tout ça pour ça, on aurait pu faire plus simple. Mais aurait-on alors été « expert » ?

Le confinement est-il total ? Peut-on se balader ? Faire un tour ? Apparemment oui, mais rapidement. Le tour de la maison ou d’un pâté de maisons. Juste pour se dégourdir les jambes. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je prends mes bâtons de marche nordique et je me promène d’un pas assuré du côté du lac de canotage. Peu de monde, presque personne. Les rues sont vides, le tour du lac à peine fréquenté. Je me dis que les Sélestadiens sont bigrement disciplinés. Presque autant qu’un Chinois ou qu’un Singapourien. Je culpabilise. Mais qu’est-ce que je fous dehors ? Je rentre et gagne ma première partie de Scrabble. J’éprouve (presque) le plaisir du confinement. Pour combien de temps ?

 Jeudi 19 mars

Pas de course, aucune sortie. Il fait beau et le soleil brille. Une vraie et belle journée de printemps. Fenêtre ouverte, je bronze au soleil de midi en lisant un passionnant article écrit par notre confrère de l’Académie d’Alsace et professeur à la Sorbonne Jean-Marie Valentin sur Maurice Betz traducteur et médiateur. Qui se souvient encore de Maurice Betz (1898-1946), ce Colmarien de naissance qui le premier traduisit la Montagne magique de Thomas Mann avant de devenir celui qui fit connaître Rilke en France ? La ville est vide, la place de la République où nous résidons est déserte. De temps en temps, quelques rares personnes y promènent leur chien. Elles sont en règle, si elles ont le réflexe d’amener leur attestation. Les besoins des animaux de compagnie sont sur la liste des déplacements dérogatoires. Ils sont mieux traités que beaucoup de soignants qui manquent cruellement de masques, et de malades privés de respirateurs. C’est que la situation est catastrophique dans les villes alsaciennes et notamment à Mulhouse. Un hôpital militaire de campagne va y ouvrir. En attendant, des malades sont transportés par avion et hélicoptères dans des hôpitaux de » l’intérieur ». 1169 personnes sont hospitalisées dans la région du Grand Est, 300 en réanimation. Presque une centaine de morts. Et ce n’est que le début ! Ce soir, j’étais à 20 heures sur mon balcon pour applaudir le personnel soignant comme des centaines d’autres. Leur dévouement est exemplaire. C’est la moindre des choses de penser à eux et de le manifester. Je viens de prendre la pâtée au Scrabble. C’est la seule chose normale aujourd’hui !

Vendredi 20 mars

Vu mon médecin généraliste ce matin. La situation sélestadienne est au diapason. Plus de lit de libre pour accueillir les malades. Les chiffres communiqués sont inférieurs à la réalité. L’Agence régionale de la Santé annonce, laconique, que la situation s’aggrave. Les médecins croulent sous les coups de fil de personnes qui paniquent et qu’il faut rassurer. Plus de cent par jour chez mon praticien préféré. Et toujours en attente de masques. En attendant, il a sorti ceux que Roselyne Bachelot a fait fabriquer il y a une dizaine d’années. 1 milliard de masques contre la grippe H1 N1 en 2009 ! Ils sont officiellement périmés…uniquement l’élastique me confie avec le sourire mon ami médecin. Ses collègues montent au créneau demandant au gouvernement de renforcer les mesures et d’appliquer un confinement radical. À la chinoise !

L’historien que je suis resté n’a pu s’empêcher de scruter depuis quelques jours le passé pour s’intéresser au comportement de nos aïeux lors de l’épidémie de la peste… au temps des humanistes ! Telle ville italienne se plaint de ces jeunes qui jouent la sérénade à leur bien aimée quand ils devraient être confinés chez eux, tels médecins français estiment qu’il ne faut pas dire toute la vérité aux gens de peur de leur donner « des frayeurs paniques ». Bref, on recommande d’user d’un discours modéré, légèrement anxiogène.  Nix nejes under de Sun.  Quant à Laurent Fries, médecin humaniste bien connu en Alsace, qui publia le premier Vidal en langue vernaculaire à Strasbourg en 1519 chez l’imprimeur Grüninger, il recommandait, à côté des pilules pestilentielles et de la thériaque à base d’oseille et de mélisse « de faire l’amour fréquemment »

 Samedi 21 mars

Dans les messages reçus par mél ou par téléphone, j’aime qu’on me demande de prendre soin de moi. C’est une formule que j’utilise moi aussi volontiers quand je m’enquiers de la santé de mes amis. Elle fait flores en ce temps d’épidémie. Elle exprime une forme de tendresse et de bienveillance à l’égard d’autrui. Elle ne donne pas l’impression d’être une formule creuse que l’on peut utiliser n’importe quand et n’importe comment. Non, elle nous engage, elle nous oblige à prendre conscience de ce qu’on écrit. Elle fait vraiment sens, elle a du contenu. Elle a la sincérité qu’un like de FB n’aura jamais. On l’écrit, lettre après lettre, mot après mot. On a le temps de la ruminer. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour se donner bonne conscience. C’est autre chose qu’un geste mécanique. Elle dit notre sympathie et parfois même notre empathie, elle révèle une part d’humanité. Voilà pourquoi, elle ne s’adresse pas seulement qu’aux malades mais à toute la chaîne de ceux qui sont sur le pont pour essayer de les guérir. Ceux que nous applaudissons le soir à 20 heures sur nos balcons en pensant fortement au personnel soignant, qui le mérite tant, mais aussi à tous les autres, les « obligés » : caissières, policiers, postiers, livreurs, ouvriers du bâtiment et paysans et j’en omets par ignorance, qui assurent vaille que vaille la continuité du service… d’autrui !

Dimanche 22 mars

Les enfants sont devenus nos parents. C’est une inversion dont l’épidémie m’a fait prendre conscience. Ils prennent désormais régulièrement des nouvelles de nous à défaut de prendre soin de nous. Confinés eux aussi ! Ils nous téléphonent, se tiennent au courant de notre état de santé et nous engueulent avec tact et délicatesse quand ils estiment que nous ne sommes pas assez rigoureux avec les consignes de confinement. Que diable étais-je allé faire chez mon médecin généraliste pour renouveler une ordonnance de routine que le pharmacien m’aurait naturellement prolongé ? J’ai pris une volée de bois vert de mon aînée. Tout penaud, j’ai promis que je ne recommencerai pas.

Nous continuons à nous appeler prendre des nouvelles les uns des autres par le téléphone et, depuis aujourd’hui, miracle « coronavirusien » par Skype. J’ai l’impression de découvrir l’Amérique quand les autres pratiquent la chose depuis belle lurette. Mais voilà, je n’en voyais pas la nécessité, enfant davantage de la galaxie Gutenberg que celle d’Internet. Comme tous les convertis de la 11e heure, me voilà enthousiaste comme si j’avais conquis le saint Graal. L’installation à distance fut un morceau de bravoure dont les enfants, hilares devant tant de maladresse, se souviendront longtemps. Que leur chaud que leur père se promène tous les jours en terre humaniste sur les traces de d’Érasme, de Beatus et de leurs épigones, il ferait mieux d’apprendre à se servir des ressources de la toile et de son portable dont il doit utiliser 1/10e des ressources. Au mieux ! On ne peut pas leur donner tort. Oh le bouffon !

Lundi 23 mars 

Va, pensiero sull’ali dorate

Va, ti posa sui clivi, sui colli,

Ove olezzano trepide e molli

L’aure dolci del suolo natal !

Amis italiens, qui payez un si lourd tribut à cette funeste épidémie – 800 décès, hier soir encore — je ne résiste pas à l’émotion, partagé chaque soir avec vous, quand vous entonnez cet air de Giuseppe Verdi, tiré de Nabucco, votre deuxième hymne national. Vous me dites que c’est un chant de résistance autant qu’un chant patriotique, un plaidoyer pour l’unité italienne quand vous étiez sous le joug de l’étranger. Il me donne des frissons, et fait monter en moi quelques larmes que je ne mets pas sur le compte d’une sensibilité exacerbée. Je craque quand je vous entends, sur les balcons, l’entonner. Je fonds quand un orchestre virtuel ou chacun, confiné chez soi, dirigé par un chef d’orchestre tout aussi solitaire, l’amorce à l’unisson. Nous avons pour habitude de proclamer qu’un peuple qui chante est un peuple qui a su conserver son âme. Donnez-nous-en un tout petit peu. Consentez que nous le chantions avec vous, même si nous devions chanter faux. La cause en vaut la peine, elle est belle, même si elle est désespérée.

Mardi 24 mars

Nous sommes à la veille d’un nouveau tour de vis. Cela fait une semaine que nous vivons dans un confinement à géométrie variable, si l’on en croit le gouvernement. Devant l’horizon forcément réduit qui est le mien, la place de la République qui s’ouvre sous mon balcon est vide, désespérément vide. Le soleil brille sur un espace où hier encore résonnaient des cris d’enfants, où les parents prenaient l’air à l’abri des grands arbres et du monument aux morts. L’endroit est désormais désert. Le matin, quelques rares courageux promènent leurs chiens, l’après-midi, vers 16 heures, un joggeur solitaire abat consciemment ses kilomètres d’une petite foulée. Il fait le tour de la place qui ne fait pas tout à fait un kilomètre. Il passe et repasse inlassablement devant la maison. Il rythme notre après-midi, Il fait partie de notre quotidien. Aussi régulier que les cloches des églises d’alentour qui sonnent l’heure. On ne les a jamais entendues aussi distinctement. Paradoxe bienvenu : La nature a repris ses droits. Elle se fait à nouveau entendre, même en ville. Surtout en ville. Peu de bruit sinon ses murmures à elle, le vent qui frémit dans les feuilles des arbres. Un printemps au rendez-vous, aussi précis qu’une horloge suisse, des oiseaux qui chantent et un air qu’on respire à nouveau. Pur enfin. Depuis quand n’avions-nous plus est cette sensation ? Belle leçon de la nature à notre endroit. Elle est redevenue elle-même depuis qu’elle nous a demandé de nous retirer. À méditer ! Quand viendra l’heure de faire nos comptes, ce qui signifiera que nous sommes sortis de cette crise, il faudra s’en souvenir et en tirer les conséquences. Avant que l’amnésie, qui nous caractérise hélas, vienne nous endormir à nouveau.

L’oubli n’efface pas la faute.

 Mercredi 25 mars

Quand reverrons-nous la maison jaune ? Elle est pour nous un signe de ralliement. C’est là que nous nous sommes promis de nous retrouver lorsque tout ira mieux. Quand nous aurons survécu et que nous pourrons nous déplacer de nouveau. La maison jaune ? Un beau petit pavillon dans un village près de Colmar occupé par Sarah, notre petite fille trisomique, et ses parents Céline et Manu ainsi que son frère Romain. Un havre de paix, une maison de concorde, un lieu où l’on aime se retrouver. Quand Sarah a une contrariété, ou est tout simplement fatiguée, elle nous implore pour rentrer chez elle « dans la maison jaune ». C’est sa maison, son refuge et son univers. Il est devenu le nôtre. C’est ici qu’on se promet de venir pour écrire, un jour, le mot Fin à la pandémie qui nous submerge aujourd’hui.

Nous sommes au 8e jour de confinement. On vient de le prolonger de six semaines. La pandémie est mondiale et l’Alsace continue d’être en première ligne en France. Les hôpitaux sont saturés, l’hôpital militaire de campagne à Mulhouse a été enfin installé, le personnel soignant est aussi héroïque qu’exténué, les morts dans les Ehpad explosent. Parent pauvre des mesures sanitaires prises, les établissements qui accueillent nos aînés, qui sont censés nous accueillir demain, sont dans une situation épouvantable qui laisse craindre le pire. Un chiffre de 100 000 morts à venir dans les Ehpad a été lancé, sur le plan national par les professionnels du secteur. Chiffre choc destiné à faire réfléchir et surtout réagir. À Cornimont, tout proche, entre Mulhouse et Épinal, 20 pensionnaires sur un total de 160 viennent de mourir en quelques jours. La France est en état d’urgence pour deux mois. Les retrouvailles dans la maison jaune ne sont pas pour tout de suite.

Jeudi 26 mars

Rien de tel en ce jour de confinement qu’un petit détour par la philosophie. J’ai, depuis longtemps, un faible pour André Comte Sponville, cet athée non dogmatique, fidèle… au christianisme, excellent pédagogue qui en toute chose a su rester accessible à ses lecteurs. J’avais apprécié, en son temps, le Petit traité des grandes vertus. Son Dictionnaire philosophique (2013) est toujours, dans mon bureau à portée de main. J’ai beaucoup aimé ce qu’il disait, l’autre jour dans le magazine la Croix Hebdo sur l’éthique humaniste.

« Il y a deux façons d’être humaniste. La première revient à faire de l’homme une sorte de dieu et à ériger l’humanisme en religion. Ce n’est absolument pas ma vision. Si l’homme est notre dieu, c’est le plus piètre que l’humanité ait inventé. Qu’est-ce que ce dieu tellement plus capable du pire que du meilleur ? Non. Être humaniste pour moi, ce n’est pas tant célébrer la grandeur de l’homme que de lui pardonner ses faiblesses. L’homme n’est pas notre dieu, mais notre prochain. C’est ce que j’appelle un humanisme de miséricorde. Il s’agit de nous pardonner mutuellement notre petitesse. Dès lors l’humanisme n’est pas notre religion, mais notre morale. La fragilité d’autrui renvoie à notre responsabilité envers lui. »

Il nous invite à aimer la vie et les autres, tout simplement. « Face à l’épidémie, soyons prudents et solidaires, bien sûr, mais sans paniquer. Se laver les mains, c’est bien mais cela ne tient pas lieu de sagesse. Profitons de cette période de confinement pour lire et réfléchir, prendre du recul et méditer, pour apprécier la chance d’être vivant, pour prendre soin de vos proches et de nous-mêmes. »

Vendredi 27 mars.

La catastrophe est devant nous à en croire les spécialistes comme les prophètes de malheur. L’opinion publique insensiblement se détache du gouvernement qu’elle soupçonne de ne pas dire toute la vérité. Malgré le sacrifice – nous sommes bien dans un langage de guerre — du personnel soignant qu’on invite à applaudir quotidiennement, l’impréparation de notre pays est dénoncée. Nous continuons de manquer de lits, de masques, de respirateurs et de matériel de détection du virus. Au grand dam des soignants du bas en haut de l’échelle sanitaire, admirables dans leur engagement et abnégation.

La comparaison avec nos voisins allemands, où l’on procède à 500 000 tests de dépistage par jour quand nous nous hissons péniblement à 9000, est confondante. Elle passe d’autant plus mal, que l’Alsace est à sa frontière. À quoi bon un hôpital militaire de campagne de… 30 lits qui fait se déplacer un président de la République et un TGV, une première en Europe ! (Et pour cause) transformé en hôpital mobile pour transporter 20 malades à l’autre bout de la France, quand il nous faudrait des lits par centaines sur place, et tout ce qui va avec. La « Grande Nation » semble rester fidèle à elle-même. Le verbe sert de moyen, la publicité de communication. Le chef d’État a certes endossé les habits de Clemenceau et son langage guerrier. L’anachronisme est révélateur. Mais rien n’a vraiment changé. Nous sommes toujours en retard d’une guerre. Et c’est dommage quand on voit cette formidable mobilisation, ce courage et ce sens du service d’autrui exprimé et vécu par des milliers de nos compatriotes.

Samedi 28 mars

Les temps sont moroses et le soleil continue de briller. Le printemps est là et bien là. La nature nous fait la nique. À moins que ce soit un clin d’œil. Une façon de nous dire qu’elle est toujours présente. Nous l’avons piétinée et ignorée, elle se rappelle à notre souvenir. Et à quel prix !

Le vague à l’âme n’est pas seulement lié à l’état de catastrophe et d’anxiété dans laquelle nous vivons. Il est constitutif de notre identité. D’alemanisch Wehmuet (la mélancolie alémanique) est un trait qui nous caractérise, nous autres Alsaciens. Souvenez-vous de cet extrait de la chanson de Germain Muller d’Alemanne, composée pour la revue du Barabli de 1965 :

Was guet duet / Wenn’s weh duet/ des isch d’alemanisch Wehmuet/ Wenn’s eim so guet duet, wenn’s Herz bluet/  des isch d’alemanisch Wehmuet.

Ce qui fait du bien/ quand ça fait mal / c’est cela, la mélancolie alémanique/ quand cela te fait tellement de bien/ quand ton cœur saigne. C’est cela la mélancolie alémanique

On ne lutte pas contre elle. On se laisse submerger. On l’accompagne au mieux. Fermez-les yeux si elle vous étreint et laissez-vous porter par l’admirable, intemporel, élégiaque et mélancolique Adagio du Quintette à cordes, en ut majeur (op. 103, D.956) de Schubert. Quand le silence devient mélodie « entre ciel et terre », écoutez-le !

Dimanche 29 mars 

Qui l’eût cru ? Facebook si décrié, souvent à raison, est devenu un formidable lien entre les uns et les autres. Dans notre confinement, il est un moyen efficace de continuer à dialoguer. Pour la première fois peut-être, les like sont autre chose qu’un simple acquiescement monotone et automatique que les moutons de Panurge que nous étions devenus échangeaient aussi mollement que distraitement. Un like ne nous coûtait pas grand-chose, il n’engageait pas énormément et donnait bonne conscience quand même, à peu de frais. Il était (presque) anonyme…

Et voilà que par je ne sais quel miracle, il devient un lien authentique et vécu, un moyen de se rassembler, de partager et même de communier. Les communautés de paroisses catholique et protestante de Sélestat -elles ne sont pas le seules — en ont fait un lieu de rassemblement. Le dimanche matin, on peut désormais suivre et la messe et le culte, sur FB. Chanter, écouter l’homélie, répondre aux invocations et prier ensemble « comme si vous y étiez ». Certes, la communion n’est que virtuelle, ou spirituelle pour être précis mais pour le reste, tout est là. C’est bien votre église, votre curé ou pasteur, vos cloches… Et si les églises sont vides, les fidèles qui suivent sont autant, sinon plus nombreux, que les assemblées dominicales habituelles. L’écran n’est plus un obstacle. La proximité avec l’officiant est un atout. Pas de « grand » devant vous qui vous empêche de voir même si, selon l’expression « consacrée », on écoute, référence au temps jadis, les messes. Unis dans la prière et le recueillement par FB. Unis tout simplement par FB. Etonnant non ? Comme aurait dit Pierre Desproges.

Lundi 30 mars

Il a été un de grands médiévistes. Spécialiste de l’histoire du Saint-Empire Romain germanique, de l’humanisme, de la Réforme et de l’histoire religieuse plus généralement. Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1993), un de ces enseignants qui vous marquent à vie. Ceux rares qui méritent le nom de maître. Maître de vie même, car Francis Rapp qui vient de succomber (hier) au coronavirus n’était pas qu’un remarquable pédagogue mais un homme courtois, probe, affable et ouvert aux autres, chrétien fervent qui avait fait de l’amour du prochain une maxime de vie. Je lui avais dédié mon ouvrage « Au cœur de l’Europe humaniste « et lui avais remis en main propre à l’automne 2018, cinquante ans après avoir été son élève ! Il vient de m’écrire, une dernière fois, le 18 février, il y a à peine un mois. Toujours aussi attentif et humain. Francis Rapp ne s’était jamais remis du départ de son épouse Marie-Rose, décédée en juillet 2018, qui était aussi sa collaboratrice. Ils se sont enfin retrouvés. L’Humanisme a perdu un de ses meilleurs spécialistes. Et l’humanisme chrétien un de ses représentants les plus éminents.

Mardi 31 mars

Cela fait deux semaines que nous sommes confinés. On devrait encore en avoir pour autant. Personne n’y croit en réalité, y compris ceux qui fixent et refixent les échéances. Le pire étant à venir, nous ne serons pas libérés de notre confinement aux alentours de Pâques. Même Donald Trump, n’y croit plus. C’est dire ! La France n’a pas encore connu le pic de la crise et les hôpitaux sont saturés. Nous avons dépassé le cap des 3000 décès quand les Espagnols ont franchi celui des 10 000 et qu’on en attend de « 100 à 200 000 » morts aux USA. Les prochains jours risquent effectivement d’être décisifs et nombreux sont ceux qui se préparent au pire.

En attendant, le personnel soignant, du bas au haut de l’échelle, continue de faire des miracles. Quotidiennement ! Dans les blocs opératoires comme dans les Ehpad. Les vrais héros, ce sont eux. Une foule d’anonymes qui ne comptent plus les gestes héroïques et qui, inlassablement, montent « au front » mal équipés, toujours en attente de blouses, de masques, de respirateurs qui sont, on nous l’assure, sur le point d’arriver. Comme quoi, c’est dans l’épreuve que se révèle le vrai courage et la personnalité de chacun.

Que se révèle aussi, hélas, parfois, la bêtise la plus crasse. Que penser, et nous autres Alsaciens, compte tenu de notre histoire, y sommes particulièrement sensibles, de ce flot de haine trouvé sur les réseaux sociaux, du côté de la Charente où quelques parfaits imbéciles n’ont rien trouvé de mieux, alors que leur hôpital accueillait quelques Alsaciens transportés d’urgence par TGV de les  accueillir avec les propos suivants : « Les Alsaciens reviennent comme en 14-18 et en 39-45 ( sic) » , « Merci l’Etat vous avez trouvé la bonne solution pour contaminer tout le monde. » La théorie du complot et la recherche du bouc émissaire sont aussi vieilles que les épidémies…

 Mercredi 1 er avril. 

La tête n’est manifestement pas au poisson d’avril qui faisait nos délices jadis. Même si nous nous sentons obligés parfois de nous pincer pour vérifier si nous ne rêvons pas. Ce ne serait donc qu’un cauchemar qui disparaîtra dès qu’on se réveillera. Un mauvais rêve, tout au plus, un poisson d’avril au goût douteux. Et pourtant, au réveil, la pandémie est toujours là. Plus que jamais. Elle mérite bien son nom. Elle est présente partout et les Etats-Unis qui, hier encore, par l’intermédiaire de leur président, la sous-estimaient, est submergée par son intrusion. En quelques jour, le pays est devenu le plus grand foyer de contamination du monde. Tiens, je n’ai pas parlé de « cluster ». Le terme est moins utilisé depuis quelques jours par les médias qui se sont aperçus que « foyer » faisait très bien l’affaire. A moins qu’il s’agisse d’une réponse au concept de produire localement qui est en train de s’imposer depuis que nous avons enfin compris qu’il était urgent de fabriquer masques, respirateurs et blouses sur place plutôt que de les importer de l’autre bout du monde. Nous venons de comprendre que les circuits courts, le recours à des magasins de proximité pour acheter nos produits alimentaires sont une solution pratique et « vraiment » économique. Rien de mieux que de continuer par notre propre langue qui reste une de nos rares et vraies richesses.

Jeudi 2 avril 

Je partage volontiers les propos de Marion Muller Colard, écrivaine et théologienne, qui vit en Alsace : « Voilà ce qui peut nous sauver, la conscience de notre précarité. » La présente pandémie nous montre combien nous sommes démunis et fragilisés face à ce virus dont nous ignorons, à l’heure actuelle, l’essentiel. Nous devons faire face à tant d’urgences que nous n’avons pas encore pris le temps de nous intéresser suffisamment à sa genèse et à son histoire. Les scientifiques y travaillent d’arrache pied et nous pouvons leur faire confiance. Nous saurons un jour en faire l’historique et connaîtrons sa genèse. En attendant, ce sont les effets qui font frémir et les statistiques qui s’affolent. Un peu partout dans le monde et en Italie qui continue à payer un prix exorbitant au fléau. 14 000 morts à ce jour ! Une Italie qui nous a prévenus et qui n’a pas été avare, parce qu’elle avait été en première ligne, de conseils et de recommandations pour nous éviter les erreurs qu’elle avait pu commettre. L’avons-nous assez écoutée ? Entendons-la. Elle a toujours quelque chose nous dire, elle qui fut le berceau de notre civilisation, après la Grèce, et qui nous donna plus tard l’humanisme dont, ici, nous nous revendiquons tant. « J’observe, nous dit l’écrivain Erri de Lucca, de là où je suis, que nous sommes comme en état de siège. Et qu’il y a un nouveau sentiment de résistance et de solidarité. Pour la première fois de ma vie, l’économie idolâtre avec le mythe de la croissance qui l’accompagne, cède le pas sur la protection de la santé publique. La vie dans sa simplicité régit les relations humaines. Ce sont désormais les médecins et non plus les économistes qui font autorité »

Vendredi 3 avril

Nous sommes nombreux à penser qu’il y aura un avant et un après pandémie. Au plus fort de la crise et du confinement, nous imaginons parfois la vie d’après. Nous avançons la belle utopie d’un nouveau rapport au vivant, d’une solidarité retrouvée, d’un lien plus affirmé entre les uns et les autres, subitement conscients que nous ne possédons pas la vie mais que nous lui appartenons. Nous nous mettons à rêver d’un monde plus juste et plus équitable. Nous donnons l’impression, puisque nous sommes en terre humaniste, que l’humilitas l’emportera sur la superbia, qui tenait le gouvernail, naguère, c’est à dire il y a quelques jours encore. Le confinement nous a (parfois) conduit à réfléchir tout seul, enfin, comme un grand, par nous-même et non pas en fonction d’un « prêt à penser » commode représenté par tous les faux experts qui se relayaient sur nos chaînes d’information continue et qui, miracle, se font rare depuis que de paroles autorisées, celle des médecins, les ont remplacés. Heureusement et positivement ! Mais qu’en est-il de cette nouvelle utopie ? Un comportement durable ou une simple foucade. Que sera demain ?

Demain, nous dit Erri de Lucca, nous reviendrons aux mêmes mauvaises habitudes. Mais nous garderons en nous les deuils et une lueur au loin, avec la perception d’une autre vie possible donnant la priorité à la vie plutôt qu’à l’accumulation ».

Samedi 4 avril 

Le pessimisme lucide de l’auteur italien a trouvé confirmation rapidement. La foire d’empoigne qu’est devenue la chasse aux masques laisse songeur. Ce qui se passe sur le tarmac de l’aéroport de Pékin est surréaliste. Des Etats détournent, avec une parfaite bonne conscience, des masques achetés par d’autres. Les victimes se plaignent en oubliant qu’elles procèdent de même. Chacun pour soi comme si rien n’avait changé.  D’un côté des exemples admirables de compassion et de mouvement solidaires, de l’autre des comportements de voyou.  L’homme est capable, « en même temps », du meilleur comme du pire. Nous retiendrons cependant le meilleur. Ce personnel soignant, dans les hôpitaux comme dans les Ehpad, qui monte au front sous la mitraille, manquant de masques et de protection malgré les promesses, vaines jusque-là, d’un équipement qui est annoncé, chaque jour, comme… imminent ! Parmi ces damnés de la terre, les éboueurs, les chauffeurs routiers et les ambulanciers.  Et la police chargée de traquer ceux qui ne respectent pas le confinement, ceux qui, en cette veille de semaine pascale, songent à déserter les villes pour une campagne subitement nantie de toutes les qualités. Plus de paysans bashing actuellement. Nous sommes bien contents de trouver refuge et nourriture. Pour un peu, quelques citadins, aux oreilles sensibles le reste du temps, accepteraient d’entendre, de nouveau, les cloches de l’église du bourg la nuit et le chant du coq au matin, quand le jour se lève.

Dimanche 5 avril.

Pas de rameaux aujourd’hui. Pas de procession ni de Palmesel ce jour.  Les branches que vous avez subrepticement rassemblées seront bénies « virtuellement ».  L’Église se démène pour assurer. Sa liturgie est, elle aussi, victime du coronavirus. Vous la trouverez, signe des temps, sur les réseaux sociaux désormais. Les sanctuaires sont fermés. Le Mont-Saint-Michel a retrouvé son silence initial. Quand le site était celui d’un couvent. On entend le bruit de la mer, et celui des cloches qui vous invitent à matines ou aux vêpres. Moines et moniales, qui sont d’habitude dépassés par l’accueil des touristes, retrouvent la solitude et le silence qui sied à leur vie contemplative. Enfin ! Enfin un vrai retour aux sources. Celui d’ora et labora. Prie et travaille ! Hommage, par la prière à Dieu et au travail des hommes. Cela nous ramène à la règle de saint Benoit, créée au VIe siècle pour sa communauté religieuse et qui nous paraît tellement loin. Cela n’a jamais été aussi actuel. Nous qui sommes impatients de sortir de chez nous sommes invités à sortir d’abord de nous-même.

Lundi 6 avril 

 Nous ne sommes pas égaux devant le virus. Nous ne le sommes pas davantage face au confinement. Quant au silence dont nous-nous prévalons, un silence retrouvé, essentiel, qui nous permet d’entrevoir la vie autrement, en retrouvant un corps et une nouvelle relation aux gens et au monde, à Dieu pour ceux qui croient, il s’avère être lui aussi un facteur d’inégalité. Essayez de méditer dans un appartement étroit, où s’entassent, dans nos banlieues et quartiers pauvres, les familles nombreuses. Même le silence est un privilège de nanti. Ce retour à l’essentiel, cette redécouverte de soi, cette pleine conscience à laquelle nous invitent les gourous de la méditation, ne sont pas donnés- c’est le cas de la dire- à tout le monde. Loin de là.

Que dire enfin du silence dans les Ehpad, où vous avez beau avoir votre chambre individuelle. Vous êtes seul. Confiné à l’intérieur de votre cellule, coupé de vos proches à qui l’on interdit les visites : vos amis, mère, père, fille et fils, épouse ou époux. La double peine pour nos aînés. Nous les reverrons peut-être si le virus y consent. Et qui s’en iront, seuls, s’il insiste. Seul, c’est à dire, sans nous, sans vous, sans parole bienfaisante et geste tendre. Seul, face à l’inconnu !

Mardi 7 avril

 « La nature, les animaux se vengent de l’homme ! » On a l’impression d’entendre un télévangéliste américain nous invectiver et nous promettre les flammes de l’enfer si nous ne convertissons pas. Plus sérieusement, et exprimé (un peu) autrement, la crise sanitaire semble trouver sa source dans une crise écologique. L’homme a abattu des animaux pour le trafic d’espèces sauvages. Il a déforesté avidement pour extraire des matières premières. 100 millions d’hectares de forêt tropicale ont disparu entre 1980 et 2000. Il a forcé les animaux à se rapprocher des zones habitées. Le commerce d’animaux de brousse s’est développé de façon anarchique. 2/3 des maladies émergentes sont aujourd’hui des zoonoses, autrement dit des maladies transmises par des agents infectieux qui ont trouvé dans l’animal sauvage leur réservoir. Prédateur de la nature, l’homme s’est mis en danger naturellement si on peut dire. Il se trouve désormais en présence d’agents pathogènes issus d’animaux dont on a bouleversé le milieu. Et ce n’est pas fini ! L’équilibre de la biodiversité doit devenir une préoccupation prioritaire. Ce n’est pas gagné. Outre des habitudes culturelles anciennes, des résistances économiques sont à prévoir. Ce commerce d’animaux sauvage n’est-il pas aussi une des rares ressources d’innombrables familles pauvres de par le monde ? Sans évoquer le réchauffement climatique largement imputable à l’activité humaine. On sait aujourd’hui que ce dernier est à l’origine de l’arrivée du moustique Zika au Brésil.  Et demain la dengue qui se rapproche de plus en plus de l’Europe. Il a bon dos le pangolin.

Mercredi 8 avril

 Nous n’en sommes pas encore, malgré les impatiences qui se font jour, au stade du déconfinement. Il sera lent et progressif. Officieusement c’est pour la fin avril. Ajoutez un mois de plus probablement. La communication du gouvernement, qui désormais ne fait plus rien sans l’aval du conseil scientifique, reste floue. Tout le monde a compris que c’est une stratégie. Après trois semaines de confinement les résultats sont loin d’être satisfaisants. Tant au niveau mondial que national. Il y a 80 000 victimes à ce jour du coronavirus dans le vaste monde. La Chine semble voir le bout du tunnel. Les Etats unis et la Grande Bretagne morflent. Trump, qui avait tout faux, semble maintenant accepter les chiffres catastrophe de 100 à 200 000 morts et les retourne, avec sa mauvaise foi habituelle, à son crédit. « Si on s’en sort avec ce nombre, on aura fait du bon boulot. On en annonçait dix fois plus… » Le premier ministre anglais, Boris Johnson, qui avait proclamé urbi et orbi qu’il continuerait à serrer les mains est au plus mal au Charity Hospital de Londres. Le virus n’en fait qu’à sa tête et se paye en même temps quelques têtes élues et couronnées. L’Alsace continue de payer le prix fort avec ses centaines de morts, ceux des Ehpad y compris. Moins de monde depuis quelques jours dans les services de réanimation. Elle est un peu moins présente sur les médias nationaux depuis que l’Ile de France est devenue, et de loin, la région française la plus exposée.

Jeudi 9 avril

 Moins présente mais non pas absente. Ne nous plaignons pas du traitement dont nous sommes l’objet de la part des médias nationaux. Pour une fois, on aurait aimé se faire plus petit. Pour une fois, on se cacherait volontiers derrière l’anonymat du Grand Est. C’est bien la première fois ! Pour autant, nous faisons partie de cette même communauté de destin, comme nous faisons partie de la communauté nationale. Les médecins des autres régions françaises, et notamment ceux de l’Ile de France, également durement touchée, sont unanimes pour reconnaître combien leurs confrères et consœurs alsaciens ont été exemplaires par leur courage, leur compétence et leur exemple. Comprendre non seulement les médecins, mais l’ensemble du personnel soignant de la région. Bel hommage hier soir sur les chaines nationales de la TV de ce médecin de Fribourg-en- Brisgau qui a soigné des malades français et a « tiré son chapeau », en français dans le texte (allemand) à ses confrères d’Outre-Rhin.

 Vendredi 10 avril

 Un vrai temps de printemps. Lumineux et ensoleillé. Tout le contraire de l’image que l’on se fait du Vendredi-Saint dans la région. Maussade et triste. Comme une histoire qui se termine (en apparence) sur le Golgotha, loin d’ici et il y a longtemps. Celle du coronavirus n’en est hélas pas encore là. 100 000 victimes, à la date d’aujourd’hui, dans le monde. L’activité de la Covid-19 dans le Grand Est a atteint un pic depuis quelques jours et semble (doucement) se réduire. Une amorce d’infléchissement, ce que montre incontestablement la courbe des admis en réanimation. Pourtant, on meurt toujours autant. La situation reste fragile. Pour éviter tout relâchement, et nous éviter de succomber à la tentation de sortir par beau temps, le confinement sera encore renforcé durant le weekend pascal. Ce sera Pâques au balcon. Et le recours à l’écran pour nous retrouver autour de Skype. Signe des temps, la messe de Pâques procédera de même. Croyants, pratiquants ou mécréants, nous voilà tous réduits à utiliser les mêmes outils. Fidèle à une vieille pratique, j’écoute en cette après-midi lumineusement maussade mon Haydn annuel : Les sept dernières paroles du Christ. Parallèlement, à quelques kilomètres de là, mon frangin se passe le tristement romantique Voyage d’hiver de Schubert. Nous avons le moral cette année : d’habitude, en ce jour, c’est Passio d’Arvo Pärt.

Samedi 11 avril

Nous approchons des mille morts en Alsace depuis le début de la crise. Nous l’aurons dépassé au lendemain du triduum pascal. Elle fut poignante cette semaine de montée vers Pâques. C’est dans le silence du samedi de Pâques que nous recevons cette information. Silence à la fois liturgique dans les églises, silence désormais imposé par le très laïque confinement.  Les deux ont fini par se rejoindre. Parions que lorsque le déconfinement sera amorcé, la tentation de parler de résurrection sera grande. « L’après » continue de nous hanter. C’est plutôt bon signe. C’est même un excellent antidote contre le découragement et le laisser-aller. A condition de figurer dans la bonne case. Dans les hypothèses nombreuses et contradictoires du déconfinement imaginé aujourd’hui par les décideurs et leurs conseillers, experts ou non, il apparaît que les seniors, ceux qui ont plus de 70 ans seront les derniers. C’est gentil de vouloir les préserver. Tant de sollicitude devrait nous toucher. Nous versons une larme quand nous voyons le dévouement du personnel soignant dans les hôpitaux et Ehpad pour tous ces « petits » vieux et « petites » vieilles, mais nous enrageons en même temps. Nous sommes quelques-uns à avoir atteint cette septième décade, et bon pied, bon œil encore (pour combien de temps ?), nous aimerions offrir nos services à qui voudrait bien de nous en cette période de crise. De guerre même pour en revenir au langage présidentiel. Les portes se sont fermées. On ne nous calcule plus. Il y avait bien autrefois, en des temps autrement plus belliqueux, la défense passive où les jeunes vieux savaient se rendre utiles…

Dimanche 12 avril

 Dimanche de Pâques. Il n’y a pas seulement le tombeau qui est vide ce matin. La ville est déserte. Si Marie-Madeleine avait parcouru, au même moment nos cités, elle aurait éprouvé le même malaise qu’à Jérusalem, il y a plus de 2000 ans. C’est normalement jour de fête aujourd’hui. Religieuse et laïque. Résurrection pour les premiers, renaissance pour les autres. Celle du printemps. Premières promenades en forêt, bicyclettes que l’on ressort du garage, que l’on regonfle et brique pour une première sortie familiale. Pas de messe ou de culte ce dimanche, pas d’apéro sur les terrasses qui auraient été ensoleillées, pas de vélo non plus. Confinement oblige.

J’aurais volontiers, comme autrefois, à Pâques, fait ma visite rituelle au retable d’Issenheim de Matthias Grünewald. Plus qu’un sermon, davantage qu’un savant traité théologique, il offre cette particularité « d’approcher » le mystère de la Résurrection. Ce contraste saisissant entre le Christ du Golgotha, lourd et pesant de toute son humanité bafouée et lasse, et la représentation, aérienne, éthérée du Christ de la Résurrection a été, l’espace d’un instant, « saisi » par le génie du peintre. Sur l’avers, le corps quasi cadavérique d’un homme qui se tord de douleur sur le bois de la croix ; sur le revers, la silhouette transfigurée d’un être lumineux qui irradie l’alentour. Résurrection, ascension et transfiguration, tout en un ! Longtemps, un obstacle pour la raison. Par la grâce du peintre, l’invraisemblable devient envisageable. Mystère pascal !

Lundi 13 avril

La presse régionale fait bien son travail. Elle rend compte et prend position.  Compte-tenu des circonstances, elle s’est réorganisée et territorialisée en une seule édition. Ce qui se passe à Strasbourg, Wissembourg ou Saverne n’a plus de secret pour le lecteur sélestadien. Les DNA n’ont plus que deux cahiers mais leur densité impressionne. Le sport, et pour cause, a quasiment disparu de la circulation. Quelques (rares) joueurs du Racing occupent encore le terrain médiatique. Ils rendent régulièrement compte de leur confinement. Le stade de la Meinau leur manque. A nous aussi. Le virus est devenu le sujet quasi exclusif de nos quotidiens. Les articles qui n’en traitent pas sautent immédiatement aux yeux. Merci donc à eux de nous avoir rappelé que Sartre était mort il y a quarante ans. Autre temps, autres mœurs. Il était encore des nôtres en mai 1968, accompagné du Castor et distribuant la Cause du Peuple. On avait lu tous ses bouquins et ceux de Camus, qu’il avait renié, aussi. En ces temps-là, déjà, j’avais pris le parti du second. Qu’importe, on avait le choix. Au contraire d’aujourd’hui. Mais où est donc passée, dans la crise présente, la voix des intellectuels ? Leur parole est devenue inaudible, remplacée par celle des experts et des technocrates.

Mardi 14 avril

36 millions de téléspectateurs hier soir pour écouter le président de la République indiquer le cap aux Français qui, déboussolés par les informations contradictoires, les querelles scientifiques et le nombre des décès attendaient non seulement d’être rassurés mais de savoir où l’on allait. A quand la reprise, à quand le déconfinement ? La date du 11 mai fut avancée, date conditionnelle aux paramètres nombreux, par un président non jupitérien pour l’occasion, encore moins martial, attentif et prêt à reconnaître des limites, des défaillances et des errements, y compris personnels. Il avait trouvé un ton plus juste, enfin adapté à la situation. Nous n’étions plus en guerre mais confrontés à une épreuve dure à l’issue incertaine qui requérait l’engagement de tous et la patience de chacun. Non, nous ne serons pas tous « déconfinés » en même temps ; non, toutes les entreprises n’ouvriront pas à la même date, oui, les écoles accueilleront à nouveau les élèves. Pour les spectacles culturels et les manifestations sportives, les restaurants et les bars, ce sera pour plus tard. Oui, les questions sanitaires sont aussi importantes sinon davantage que les questions économiques. Oui, les premières nécessitent des moyens, beaucoup de moyens sur lesquels il ne convient pas de mégoter. Jupiter, à son tour, est descendu sur terre. Il y a comme un frémissement.  Un air de printemps ?

Mercredi 15 avril

 Comment cela, les plus de 70 ans, même en bonne forme, sont des personnes à risque ? Leur système immunitaire étant affaibli, ils seront, « déconfinés » en dernier. J’enrage, mais il n’y a rien à faire. « Ils » font tout cela pour nous alors, de grâce, un peu de reconnaissance. Je m’incline et me dis qu’il y a, malgré le confinement, matière à servir la collectivité. J’entre aussitôt en contact avec un ami médecin, à la retraite, et lui demande de voir ce dont l’hôpital de Sélestat a le plus besoin. La réponse tombe rapidement, des respirateurs pardi ! Il y en a de plusieurs sortes. L’Agence régionale de santé en a mis trois à la disposition de l’hôpital local. Et encore ce sont le plus sommaires. Ils risquent de les reprendre pour les placer dans des lieux prioritaires sachant que les admissions dans notre région connaissent un tassement depuis quelques jours. Cela fait un mois que nous étions en première ligne ! Notre choix porte sur un modèle solide appelé Monnal T. 75 dont le coût est d’environ 18 000€. Je consacre l’après-midi à monter un plan de financement pour le Rotary de Sélestat qui pourrait être le porteur du projet. J’en ai assuré deux fois la présidence dans la dernière décennie. Après quelques contacts infructueux avec des clubs services voisins, hélas déjà engagés ailleurs, j’ouvre des négociations, dans la soirée, avec notre club contact d’Ulm, en Allemagne, avec qui nous sommes jumelés depuis 62 ans. Je mets toute ma passion pour les convaincre de s’associer à nous. Mon interlocuteur et ami, Jörg, pourtant très malade, me promet de se décarcasser et d’en informer ses collègues. Le soir même, le président du club d’Ulm me téléphone. Il est intéressé. Reste à consulter son comité. Réponse promise la semaine prochaine. Une frustration de has been, transformée en sainte colère ? Le mystère pascal toujours…

Jeudi 16 avril 2020

 Il est midi. Je fais plusieurs fois le tout du lac de canotage, à quelques centaines de mètres de chez moi : soleil éclatant, herbe grasse, pas de vent, une eau calme. Au milieu de quelques bancs vides, je suis le seul humain, une sorte d’intrus. Devant moi, sur les berges habituellement occupées par les mamans qui surveillent leurs enfants, un peuple d’oiseaux, canards, pigeons, tourterelles, cygnes ont pris possession. Même les ragondins, d’habitude discrets, « mettent le nez à la fenêtre ». Aucun bruit, sinon le pépiement des oiseaux. Toute cette faune vit en bonne intelligence. Chacun à sa place. Je ne les dérange pas. Je suis devenu une espèce rare, presque invisible.  Ils sont chez eux. L’image qui s’offre à moi est celle du monde sans l’homme. Un état du monde en miniature d’avant et probablement d’après. Un rappel à l’essentiel : la nature ne nous appartient pas. Nous en sommes locataires pour un temps déterminé. Elle était là avant nous, elle le sera encore après notre passage. C’est aussi simple que cela.

 Vendredi 17 avril

 L’annonce du confinement des seniors jusqu’aux calendes grecques passe mal. Nous sommes nombreux à estimer que la mesure est inappropriée. Combien de « jeunes vieux » qui ont encore quelque chose à dire et à faire ? Le débat est vif. Selon des juristes, et non des moindre, la mesure est anticonstitutionnelle. Pour d’autres, elle est fondée et justifiée par des circonstances tout à fait exceptionnelles. Tout rentrera dans l’ordre dès que nous serons arrivés au bout d’un virus qu’on connaît … de plus en plus mal.

L’humilité est devenue une vertu majeure. A côté d’une minorité de sachants au convictions arrêtées et aux proclamations péremptoires, de plus en plus d’experts, sommités médicales notamment, avouent leur ignorance sur la nature et l’évolution de la  covid 19. « Je ne sais pas », « je ne peux pas vous dire » sont des mots d’une apparente banalité. Rassurants par temps normal, inquiétants sinon angoissants en temps de crise. Ils n’instillent pas seulement le doute, ils nourrissent notre peur et sont même capables de semer la panique. Ad kalendas graecas surtout pas ! En effet, les Grecs n’ayant jamais eu de calendes, l’expression fait référence à une date inconnue… qui n’aura jamais lieu. La saint Glin-Glin, plus familière, n’est pas moins rassurante.

Samedi 18 avril 

Que l’Alsacien soit chauvin ne fait pas de doute. Pas plus ni moins que ses voisins cependant. Quand de surcroît la cause est valeureuse, il n’y a aucune raison d’avoir des scrupules. Malgré la douleur, malgré le nombre des morts dans notre région, nous sommes légitimement fiers du courage et de l’exemplarité déployés par notre personnel soignant depuis le premier jour. Il restera, quand on fera le bilan de cette pandémie, que nous avons été les premiers en France à avoir essuyé les horribles méfaits de ce virus aussi brutal que mortel. Nos médecins et leurs collaborateurs ont aplani le chemin, ont montré la voie à tous ceux qui allaient connaître, dans notre pays, une dizaine de jours plus tard, les mêmes tourments. Médecins d’Ile de France et d’autres régions françaises, rapidement rattrapées par le mal, furent unanimes pour reconnaître combien utiles furent les conseils prodigués par leurs confrères de l’Est. Ils ont été les premiers experts de terrain d’une épidémie inconnue. Le récit de la vaillance mulhousienne a fait l’objet de la première page et du dossier du journal La Croix le 17 avril sous le titre L’hôpital de Mulhouse face au tsunami épidémique. Il y a un mois et demi déjà que le ciel leur était tombé sur la tête. Le récit est poignant et le témoignage émouvant. Les actes de bravoure se succèdent et les héros sont des personnes ordinaires qui, face à l’épreuve, ont soudainement basculé de l’autre côté, dans l’extraordinaire. « Franchement, je ne pensais pas que notre hôpital serait capable de réagir comme il l’a fait » s’étonne un de ces héros anonymes. Il y a désormais un récit héroïque, comme une nouvelle chanson de geste, qui s’inscrit dans l’histoire d’Alsace. Il mérite d’être connu de tous.

Dimanche 19 avril

 200 000 morts dans le monde, 20 000 en France. Des chiffres ronds pour une pandémie insaisissable. Soit pour notre pays, l’équivalent de la population de Sélestat. En Alsace 1000 morts sur les 2400 que compte le Grand Est. Les chiffres parlent. Ils disent la vérité et ils font mal. Ils le font d’autant plus que le virus est un présent absent ou son contraire. Il ne ressemble à rien. L’image que nous en avons est hideuse.  Il ne semble même pas exister. On ne le voit pas, on ne le sent pas, on ne l’entend pas. Et pourtant, il est présent, tapi dans l’ombre, prêt à vous sauter à la gorge. Vous ne l’avez pas vu venir.  Pour ceux qui l’ont vécue, il fait penser d’abord à la « drôle de guerre ». Il fait beau, le soleil brille, on se promène, on entend les oiseaux, la rumeur de la ville a disparu. On se dit que ce n’est pas vrai, tout est si calme. La guerre, on a du mal à l’imaginer. C’est loin, c’est pour les autres, cela ne peut pas nous arriver. Elle est proche pourtant. Elle est à nos portes. Elle est là.

Lundi 20 avril

 Depuis la conférence de presse de hier soir du premier ministre et du ministre de la santé, nous sommes censés voir plus clair. Plus de deux heures d’une information qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Le déconfinement est prévu pour le 11 mai. Il sera progressif et largement expérimental. Nous en avons saisi quelques lignes directrices et compris que gouvernement et experts ont trois semaines pour en arrêter les détails. Peu de certitudes et peu de promesses. Si, quand même, on pourra rendre visite, avec des précautions drastiques, aux personnes âgées dans les Ehpad, ce dont tout le monde se réjouit et d’abord les pensionnaires qui éprouvaient un fort sentiment d’isolement et d’abandon. Nous avons bien compris que le déconfinement repose sur trois principes : le respect des gestes barrières, des tests virologiques et l’isolement des porteurs du virus. L’équation est posée, elle n’est pas résolue. Comme ne sont pas réglées les modalités pratiques si essentielles de la « rentrée scolaire » également fixée au 11 mai. La suite à la prochaine conférence de presse qui devrait apporter une réponse à nos mille questions. On ne sait finalement pas grand-chose. Et le gouvernement est aussi mal à l’aise que les experts médicaux. Tous prônent la patience, tous font montre d’une inhabituelle humilité. Cette « vacherie », selon le président du Conseil scientifique nous aura au moins conduit à cela ; à moins la ramener, à plus la ramener du tout. « Prenez soin de vous », c’est sur ces mots tout à fait inhabituels que le premier ministre a conclu sa conférence de presse. Inédit ! Et en même temps pathétique, révélateur d’une impuissance générale. Le 11 mai ce ne sera toujours pas comme avant !

Mardi 21 avril 

Ça y est, les Allemands ont repris. Pas complètement, loin de là, mais avec la bonne conscience des bons élèves. Déjà prêts, trois semaines avant les autres. Avec gel, masque et distanciation et cinq fois moins de morts que nous. Le cartable est prêt, il est bien rempli. Ne manque rien, pas même la gomme. C’est la sacoche des premiers de la classe. Ils vont maintenant à l’école ou au boulot sous le regard attendri et (un peu) inquiet de Mutti qui incite ses rejetons à la prudence car dit-elle, « nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge ». Mais pourquoi s’inquiéter ? Elle a confiance comme ont confiance ceux qu’elle entoure de son manteau protecteur. Rassurante, plus ménagère que guerrière. On croit rêver. Un autre monde à quelques km d’ici… Ne dites pas qu’ils ne connaissent pas la crise. Ils viennent de supprimer l’Oktoberfest reporté à l’année prochaine. C’est dire ! Ils ont aussi leurs malheureux : les commerçants de Fribourg et de Kehl. On leur manque proclament-ils. « On a vraiment hâte d’entendre à nouveau le dialecte alsacien dans nos magasins » dit l’un d’eux. On ne se savait pas autant aimé…

Mercredi 22 avril

 Je suis tombé par hasard sur le philosophe Remy Brague que je ne connaissais pas. Membre de l’Académie des Sciences morales, il a eu le grand prix de l’Académie française en 2009. Il vit un confinement confortable à Paris avec son épouse avec qui il vient de fêter les noces d’or. Il se sait privilégié par rapport à tous ceux qui vivent l’enfermement dans des appartements minuscules et connaissent une promiscuité morbide et le déchaînement des violences. Autrement dit, il a les moyens de l’introspection et des (bonnes) résolutions. J’apprécie son honnêteté et recueille volontiers son questionnement : « Pour moi, cette pandémie est au contraire l’occasion d’un examen de conscience, individuel, comme citoyen et universitaire mais aussi collectif, comme compagnon dans la corporation des philosophes dont ma retraite m’a exclu, voire comme bénéficiaire de cette civilisation, qui, partie d’Europe, a gagné une bonne partie du monde. Je me demande donc : cette épidémie est-elle la plus grave qui soit ? N’y a-t-il pas des épidémies intellectuelles, morales, spirituelles, certes plus discrètes mais plus délétères sur le long terme ? tous ne viennent pas d’Orient, la plupart ont pour l’épicentre l’Europe voire la France. Ai-je tout fait pour atténuer les effets ? »

 Jeudi 23 avril

 Je continue, jour après jour, à être profondément impressionné par l’engagement du personnel soignant qui puise dans ses ressources pour tenir, inquiet à juste titre, qu’une seconde vague remette tout en cause et balaye tous les efforts auxquels il a consenti. Je reste tout aussi impressionné par l’extrême modestie des experts médicaux qui, subitement, avec une belle unanimité reconnaissent volontiers qu’ils ne savent pas grand-chose du virus, de son évolution et donc de notre avenir. Cela ne rassure personne bien évidemment. Cela aurait même tendance à contribuer à quelques poussées d’obscurantisme, de complotisme, de fausses rumeurs et d’exclusion qui accompagnaient jadis les grandes peurs de l’humanité. Je suis ravi d’apprendre que la nicotine protégerait ou atténuerait les effets du virus. Ce n’est pas une fake news qui propage ici la rumeur mais l’amorce d’une observation scientifique.  Je comprends que les scientifiques se perdent en conjecture. Pour parler comme Angela Merkel, « on n’est pas sorti de l’auberge » malgré la date du déconfinement qui se rapproche. Je n’y connais rien, je n’ai pas de certitude, je suis en général mauvais prophète, mais j’ai comme l’intuition que demain ne sera plus comme hier, c’est-à-dire comme il y a quelques semaines, un autre temps et d’autres mœurs. D’autres mœurs assurément ! Où l’on s’embrassait, se serrait la pogne, se coupait les cheveux, allait au stade de la Meinau, au cinoche et au théâtre, aux musées, chez notre librairie préférée, et où l’on assistait à des funérailles qui avaient de la gueule.

Vendredi 24 avril

 Où l’on redécouvre la pertinence de l’échelon territorial. Le Président du Grand Est comme celui du département du Bas-Rhin se sont unis pour convaincre le premier ministre, de passage dans la région, de la cohérence et naturelle complémentarité des trois départements, traditionnellement appelés départements de l’Est (et non du Grand Est) pour expérimenter le déconfinement annoncé. Ils partagent une même communauté de destin depuis des siècles, ils partagent aussi le triste bilan d’avoir été les départements les plus touchés par la pandémie au sein du Grand Est. Surprenant effet d’un virus qui n’hésite pas à prendre position dans le débat régional. Ne conduit-il pas, en même temps, quelques syndicats locaux à demander que l’installation de la Communauté européenne d’Alsace, à partir du 1er janvier 2021, soit reportée, estimant que les priorités actuelles de lutte contre la Covid-19 ne permettent pas de s’y préparer convenablement. La politique est de retour. Serait-ce un signe ?

Samedi 25 avril

C’est vrai qu’on a du mal à imaginer l’après. Impatients de retrouver quelques comportements anciens, renouer avec le vieux monde qui, malgré les misères présentes, savait être mortellement séduisant. On serait même prêt à payer cher pour en retrouver le parfum. D’un autre côté, nos résolutions de confinés craignent d’être rapidement remisés au placard en cas de retour à la situation d’avant. Après cinq semaines de confinement, ce n’est pas tant d’une nouvelle vie dont on rêve mais d’un retour à l’ancienne. Ainsi va l’homme. Est-il vraiment changeable s’interroge le journaliste Bruno Frappat ? L’homme nouveau que voulait fabriquer les régimes totalitaires, au XXe siècle, le dépouillement du vieil homme, dans les écrits testamentaires, procèdent d’une vieille et toujours actuelle utopie. Depuis le temps… Son âge même, son échec récurrent n’est-il pas la preuve que « rien ne sera comme avant » est davantage une illusion qu’une conviction. Paradoxalement, cette illusion se maintiendra tant que nous serons sous la menace du méchant virus. Et comme le déconfinement total n’est pas pour demain dans l’Alsace-Moselle, profitons-en pour remplir notre besace de belles et fondatrices résolutions que nous nous empresserons d’abandonner le moment venu. Et si, je ne sais par quel miracle, nous les conservions …

Dimanche 26 avril

 J’ai plaisir, une fois par an au moins de lire et relire le fameux récit des disciples d’Emmaüs, rapporté par Luc (24, 13-35). Ce texte a des qualités littéraires exceptionnelles. Ce n’est pas le cas de tous les récits bibliques à qui l’on demande de convaincre plutôt que de séduire. Celui-ci est à part. Il raconte une histoire que l’on peut suivre, où l’on peut même s’immiscer comme cette tierce personne qui vient se joindre aux deux disciples qui font route vers un village appelé Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. Ils parlent d’un certain Jésus de Nazareth et lui, l’intrus, s’enquiert du sujet de leur conversation. Ils s’étonnent de son ignorance des événements qui s’étaient déroulés dans la capitale. Ils lui racontent par le détail les péripéties de sa fin de vie : condamnation à mort et crucifixion. Et puis, stupeur, quand les femmes se sont présentées au tombeau, le troisième jour, le corps avait disparu. Ce que confirmèrent des disciples, enfin curieux, un peu plus courageux que d’habitude. Et voilà que l’intrus leur raconte l’Ecriture pour ce qui le concerne. Il les engueule même, leur reprochant de mettre du temps à croire ce que les prophètes ont annoncé. Et les ballots ne l’ont toujours pas reconnu. Ils l’invitent même à partager la croûte chez eux « car le soir approche, et déjà le jour baisse ». Ce n’est qu’au moment de la fraction du pain que cela fera tilt dans leur esprit, mais c’est déjà trop tard, « il a disparu à leur regard ». Les pèlerins d’Emmaüs, c’est une histoire superbement racontée avec son itinéraire : le chemin de vie, de notre vie, ses lieux, son atmosphère : l’émergence de l’invisible. Le langage en est cinématographique. La séquence se voit et se vit de l’intérieur comme de l’extérieur. On se l’imagine aisément. Tiens, on pourrait se le projeter par temps de confinement.

Lundi 27 avril

 Après six semaines de confinement, nous avons acquis quelques habitudes. Nous restons fidèles aux rites inventés en mars. Des rendez-vous à intervalles réguliers, des moments de solitude, des sorties quasi journalières avec masque et formulaire de dérogation. Ecriture, lecture et écoute musicale le reste du temps. Premier étonnement, nous avons eu suffisamment de discipline tous les deux, pour avoir réussi à maintenir le cap. Rien de mieux qu’un rituel pour entretenir la stabilité, vertu essentielle autrefois de la vie monastique. Quitte pourtant, et c’est un beau paradoxe, à y trouver des nouveaux espaces de liberté.

« Nous ne sommes plus asservis au temps chronométré.  Nous faisons ce qui nous fait plaisir en journée, sous une impulsion intérieure et non sous le diktat » relève le sociologue et philosophe Edgar Morin, 99 ans, alors que son épouse Sabah Abouassalem, enseignante-chercheuse, ajoute : « Trop d’impératifs nous ont déjà fait refouler l’essentiel. Trop de préoccupations secondaires nous ont fait omettre le principal.  Dans un sens, le confinement c’est le temps retrouvé : le temps intérieur si différent du temps chronométré. »  Un temps de (re) dé couverte de l’autre. « Du jour au lendemain, nous nous retrouvons face à face. Face à l’autre face à soi- même. C’est une situation inédite. Jamais nous n’avons eu autant de temps pour nous deux. Nous sommes dans un face à face de vérité. La vérité du couple, c’est son inséparabilité, c’est son respect mutuel, c’est surtout la poésie qui émane de l’un pour l’autre. A notre sens, c’est quand l’un perd sa poésie pour l’autre que l’amour se meurt »

 Mardi 28 avril

Nous sommes dans l’attente des déclarations du premier ministre concernant le déconfinement à partir du 11 mai. La politique va rapidement reprendre sa place. Pas besoin d’être expert pour savoir que les postures reprendront de part et d’autre, que les clivages n’ont jamais cessé et qu’au bout du compte nous continuons dans ce pays à rester étranger à la culture du compromis ou de l’unité nationale quand les circonstances l’exigent. Mais c’est cela la France probablement encore longtemps, détestable et adorable à la fois, incapable de gérer collectivement la crise, et suscitant, « en même temps » individuellement des milliers d’actes héroïques. Et quelques lâchetés qui font tâche. Oubliant longtemps de doter de moyens les pensionnaires mais aussi le personnel des Ehpad et ignorant définitivement les handicapés. Rejetés quand les établissements qui les accueillaient tentaient en vain de placer quelques-uns de leurs malades dans les hôpitaux du coin. Avec comme seule réponse cet horrible « vous les gardez, ils vont mourir chez vous, nous n’avons pas de place, n’appelez plus ». Le témoignage poignant du directeur général de l’association Marie Pire qui est en charge de 330 personnes handicapés moteurs et mental à Altkirch et Riespach paru dans Le Monde dimanche est saisissant. Quatre de ses résidents sont décédés faute de soins. Ils ont été refusés parce qu’ils étaient… handicapés. Ils n’avaient pas de maison verte !

Mercredi 29 avril

 On en sait désormais un peu plus. Mais pas beaucoup. Le 11 mai prochain, notre pays connaîtra un déconfinement progressif. Il comptera des départements verts et rouges. Verts et rouges comme les feux de circulation. L’état sanitaire territorial déterminera le label. Les Alsaciens risquent de demeurer dans le rouge. Les marchés et les commerces pourront ouvrir mais pas les cafés, les restaurants et les cinémas ; Les crèches et les écoles sous condition, les lycéens plus tard. Les masques dont on ne voulait pas il y a un mois, les estimant inutiles, deviennent une priorité notamment dans les transports. Le chômage partiel comme le télétravail sont maintenus comme devraient se maintenir à la maison les séniors… au-delà de 65 ans. Rien de changé a priori, on continue d’expérimenter. On ne voit pas clair, on hésite. Mais l’hésitation des décideurs se répercute sur la population inquiète qui voit bien que personne ne détient la vérité. L’opposition politique se paie le gouvernement. C’est de bonne guerre et tout à fait risible. C’est fou les gens qui savent ce qu’il faut faire… a posteriori. On n’aimerait pas être à la place du premier ministre qui accuse la fatigue, ni de la majorité qui refuse le débat. Il n’est pas certain qu’on aimerait être dans l’opposition.

  Jeudi 30 avril

 Dernier jour d’avril. Le temps est ensoleillé depuis presque un mois. Le printemps s’est installé à la fois devant nous et sans nous. Nous l’avons vu arriver par la fenêtre. Nous continuons à le voir tous les jours derrière la vitre. Il est là, à portée de regard. Nous nous tenons à l’écart comme si nous assistions à un spectacle. La scène est devant nous, les acteurs également. Dans l’obscurité, les spectateurs sont à leur place : attentifs et passifs. On leur donne à voir et à entendre. Ils murmurent, récitent ou chantonnent du bout des lèvres. C’est tout ce qu’ils peuvent faire. Ils s’exprimeront tout à l’heure à l’issue du spectacle. Par des applaudissements ou quelques rares sifflets. Leur participation s’arrêtera là. C’est ainsi que nous avons reçu le printemps cette année. Ce fut une première. Nous risquons de nous en souvenir si nous survivons à la seconde vague de la pandémie. Chose étrange, personne n’en écarte l’idée. Ni les politiques ni les scientifiques. A mesure que nous approchons de la date du 11 mai, l’hypothèse d’une rechute prend corps. On était à la joie du déconfinement, même progressif. Nous voilà de nouveau rongé par le doute. Même nos voisins allemands ont perdu leur sérénité. Pas de quoi nous rassurer.

 Vendredi 1er mai

 Sarah qui habite la maison jaune, où nous retrouverons quand le coronavirus se sera retiré, nous a rendu visite hier avec son frère Romain et son papa, venu nous ravitailler comme il le fait toutes les semaines. Nous les avons accueillis masqués comme il convient à de jeunes septuagénaires.  Bref instant d’hésitation de part et d’autre. On aurait aimé les prendre dans nos bras, ils auraient tellement aimé s’y câliner. Nous nous sommes arrêtés la, refrénant nos ardeurs. Un élan naturel nous attirait les uns vers les autres, la raison nous commanda de le maîtriser. Il va falloir s’y habituer. Notre relation à autrui, notre relation au corps, le langage de ce dernier sont à réinventer. C’est cruel et tout à fait contre nature. On ne réprime pas une impulsion naturelle. Les masques, la distanciation physique vont peut-être nous sauver. Mais à quel prix ?

Cela fait longtemps que les défilés du 1er mai sont réduits à la portion congrue. Que reste-t-il de la classe ouvrière ? Cette manifestation fait pourtant partie de notre mémoire collective. Folklorique pour les jeunes générations, voire incompréhensible, elle témoigne d’une belle histoire, celle des conquêtes et des luttes « des damnés de la terre, des forçats de la faim ». On chantait l’Internationale, naguère encore, ce jour-là. On levait le poing et l’on faisait peur aux bourgeois. Les paroles étaient aussi féroces que celle de la Marseillaise. Dans notre mémoire, une fois par an, resurgit ce refrain : » C’est la lutte finale, groupons-nous et demain l’Internationale sera le genre humain… » D’un autre temps vraiment ?

Samedi 2 mai

 L’après est un adverbe qui s’impose doucement dans notre champ lexical.  Il a, en apparence, toutes les qualités de la clarté et nous situe dans le temps. Il fixe des bornes et annonce la fin de l’épreuve ou de l’événement. Quoi, en l’occurrence, de plus rassurant. Les médias, les politiques et les malades l’utilisent abondamment. Nous aussi d’ailleurs. Nous l’agitons comme un mantra. Nous le répétons jusqu’à satiété. Il est censé apaiser nos angoisses et l’incertitude de l’avenir. Quand nous l’aurons atteint, nous serons a priori guéris du virus. Aujourd’hui l’après est encore un futur. Mais un futur qui se rapproche. Nous devrions nous en réjouir. Pour le rendre concret, on lui a même fixé un horizon, le 11 mai. C’est à dire demain. C’est une question de jours. Que sont dix jours par les temps qui courent ? Pourtant, il y a comme un malaise : plus on se rapproche de la date, moins on a le sentiment de basculer dans un autre monde, le monde d’après justement. Celui qui nous est annoncé est un drôle d’après. Un corpuscule d’après, rachitique et inégal. Manquant singulièrement de vitamines. Un après Canada dry. Loin d’être donné à tout le monde. Interdit même de séjour sur une bonne partie du territoire, sur ces fameuses zones rouges, nouvelle flétrissure dont on aimerait tant se débarrasser. Que ne donnerait-on pas pour se retrouver déjà en zone orange ? Attendant sereinement que le feu passe au vert. Mais voilà que ce virus détraque nos feux. L’orange peut très bien revenir au rouge. Ou le rouge rester rouge. Longtemps, très longtemps même jusqu’à ce que nous ayons atteint la fin de l’épidémie et qu’on pourra enfin nous installer dans l’après véritable qui apparemment n’est pas pour demain.

Dimanche 3 mai

 Nous avons redécouvert un rituel d’autrefois : la fameuse promenade dominicale. Cette que l’on faisait dans les villages mais aussi dans les villes après le repas. Un repas de fête puisque c’était dimanche. Plus riche et plus lourd que le reste de la semaine. On avait été à la messe le matin, on s’était rassasié à table, il était de bon temps de se dégourdir un peu les jambes quand on était adulte, et courir de son saoul quand on était enfant. Cela fait quelque temps que nous n’allions plus aux vêpres, mais nous restions assidus à la promenade vespérale. Le circuit était immuable, il fallait un peu plus d’une heure pour l’accomplir. La ville était calme, les touristes absents, les voitures parcimonieuses. On se serait cru à la campagne. C’est l’impression que nous avons eu aujourd’hui en nous promenant à Sélestat.  Marche silencieuse de personnes parfois masquées, toujours polies, se saluant d’un hochement de tête quand ils se croisaient. Personne n’était vraiment pressé, tous donnaient l’impression de vouloir pleinement goûter, dans l’heure impartie par l’administration, l’atmosphère unique d’un dimanche confiné. Le prochain devrait être le dernier.

Lundi 4 mai

En consultant un agenda désespérément vide depuis deux mois, je note, qu’en temps normal, le voyage que nous avions prévu de faire avec des amis à Venise se serait achevé il y a quelques jours. Nous aurions été sous le charme et avec ces mêmes amis, tous Sélestadiens, nous nous serions retrouvés pour partager souvenirs et impressions, quelques jours plus tard, autour d’un verre, sur une terrasse. Nous voulions voir Venise autrement. En dehors du carnaval et en dehors des vacances où le tourisme de masse étrangle la ville. Nous avions même appointé une guide professionnelle, experte en histoire de l’art, pour nous éclairer et nous amener à découvrir ce qu’habituellement nous ne voyons pas. Nous ne sommes pas allés à Venise. Le coronavirus en a décidé autrement. De Venise, outre l’occasion manquée de la revoir, telle que nous l’aimons, en réalité telle que nous la rêvons, nous cultivons depuis peu une pratique qui ne semblait que réservée à elle : le port du masque. Certes les nôtres sont moins flamboyants, mais depuis que tout à chacun les fabrique, ils sont de plus en plus colorés. Quand le déconfinement sera arrivé, nous serons nombreux à en porter. Le masque fait désormais partie des objets barrières, ceux qui nous obligent à une distanciation physique. Il n’est pas là pour préserver notre anonymat mais pour garantir notre santé. Il est aujourd’hui utilitaire. Il le sera encore demain. Mais quelque chose me dit qu’il sera aussi esthétique. Ces masques grand public confectionnés à domicile ou dans des petites unités de production se distinguent déjà par l’élégance et le chatoiement des étoffes utilisées. Encore un peu, il sera un produit de luxe. Puisqu’il faut vivre avec, autant qu’il soit agréable à porter et beau à voir.

Mardi 5 mai

Irons-nous au théâtre masqué ? Quand retournerons-nous au cinéma ? Et les concerts quand y assisterons-nous ? Malgré les appels de quelques responsables culturels ou artistes engagés, la culture ne semble pas prioritaire actuellement. Voici venu le temps des dentistes et des coiffeurs, et bientôt celui des maîtres écoles. Le supplément d’âme attendra. Les églises non plus ne sont pas ouvertes. On a beau se dire qu’« ils » s’apercevront bien vite qu’il faut quelques nourritures spirituelles à côté d’autres plus immédiatement essentielles. Cela risque de durer cependant avant que nous reprenions le chemin des festivals et des salles de musique. Rendez-nous au moins nos livres, permettez aux médiathèques d’ouvrir et aux libraires de nous faire partager leurs coups de cœur. On sait que ce n’est pas évident, mais faites un effort, entendez notre supplique, donnez-nous notre pain qui naguère fut (presque) quotidien. Ne faites pas de la culture une intermittence et souvenez-vous, vous tous à la recherche du masque protecteur qu’on l’appelait persona jadis, le masque de l’acteur.

Mercredi 6 mai

Nous avons le bonheur malgré le confinement de pouvoir continuer à lire. Albert Strickler m’a fait l’amitié de me déposer deux exemplaires de son journal La Constellation du Labyrinthe. Notre diariste est comme chacun sait un remarquable poète et son ouvrage est, chaque année, l’objet d’une belle attente. Mon épouse et moi nous nous sommes précipités sur le livre. A chacun son exemplaire. A chacun son ressenti pour nous retrouver sur l’essentiel : le talent d’un auteur, le miracle d’une introspection pudique, la légèreté d’une plume enjouée, la gravité des sujets qui nous touchent directement : le temps qui passe, la souffrance, la maladie et la disparition d’être aimés. Et puis de temps en temps l’irruption d’un passé déjà ancien où sont évoqués, par exemple, la figure d’un père aimant et éclairant qui nous fait songer au nôtre. Aussi modeste, aussi humble, aussi riche par les qualités de cœur et l’amour porté aux gens. Une connivence s’est installée entre nous. La musique, la poésie de Gilles Baudry, la voix de Kathleen Ferrier, le Bach du dimanche, les concerts de France Musique, le Tour de France et le foot que nous avons pratiqués tous les deux. Et, depuis peu, le Café de l’humanisme que nous avons lancé à Sélestat pour nous découvrir davantage et prolonger une belle et pourtant récente amitié.

Jeudi 7 mai

Le confinement produit parfois quelques miracles domestiques. Retrouver un livre qu’on cherche depuis longtemps ou, mieux encore, un CD qu’on désespérait de retrouver. J’ai pu remettre la main sur les deux quintettes à cordes de Mozart, celui en ut majeur (K.515) et l’émouvant quintette en sol mineur (K.516) dans la version, qui, pour moi, reste la référence, celle du quatuor Alban Berg renforcée en l’occurrence par le violoncelliste Heinrich Schiff. L’enregistrement va sur ses 40 ans, il date de 1983. J’ai eu la chance de les voir jouer, il y a deux décennies, à Colmar. Artistes prodigieux et caractères de cochon, ils ne s’étaient pas parlé de la journée, se faisaient la gueule mais quand ils prirent leurs archets… L’adagio ma non troppo du Quintette en sol mineur fut l’une de mes plus grandes émotions musicales. « Prière d’une âme isolée toute entourée d’abîmes » comme l’avait qualifié Einstein évoquant le jardin de Gethsémani à son propos. Je l’ai réécouté ce soir. J’en ai eu les larmes aux yeux. Complètement dessaisi, dépossédé, ailleurs. Au milieu de la désolation, un chant angélique. Sublime !

Vendredi 8 mai

Nous sommes dans le rouge.  Le chef du gouvernement vient, entouré d’une demi-douzaine de ministres, de nous attribuer notre couleur définitive. L’orange a disparu de la cartographie du confinement. Ou du déconfinement selon le point de vue où l’on se place. Au soulagement des uns, à la déception des autres, on mesure subitement quelle importance on attache à ce genre de classement. On oublie que la différence est ténue et que le confinement même s’il s’allège partiellement se prolonge en réalité.  Les verts exultent comme si tout recommençait.  Les rouges se résignent, ils n’avaient guère d’illusion. On est frappé par le manichéisme du procédé. Ciel ou enfer, pas de voie médiane. La République vient de supprimer le purgatoire. C’est une faute. On sait que c’est une invention tardive dans l’histoire du christianisme. Elle remonte au XIe siècle mais est bougrement pratique et totalement adaptée à l’imperfection humaine. On en sortait toujours du purgatoire après une période de probation plus ou moins longue. Puis on rejoignait le ciel comme si de rien était. Que l’Alsace soit restée écarlate n’est pas une surprise. « La carte de France porte la marque de l’accident de Mulhouse » peut-on lire sans la presse. Le handicap était trop grand pour notre région malgré la bravoure de ses héros. L’histoire l’a habitué aux situations extrêmes. Elle s’en relèvera. Ce n’est pas moi qui le prétends mais le poète. Et le poète a toujours raison. Ecoutez Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957) nous dire dans Goethe en Alsace : « … Pays de Kléber. Pays d’Albert Schweitzer. Par sa vitalité, sa solidité, sa lourdeur, ses lits à hauts édredons rouges, carrefour de tous les sangs d’Europe, pays fait pour durer ».

Samedi 9 mai

C’est la fête de l’Europe aujourd’hui. On a failli l’oublier.  C’est vrai qu’elle n’a pas bonne mine. Même avant la pandémie, elle manquait de couleur. Elle devait s’ouvrir et ouvrir chacun des pays qui la compose à l’autre. Elle se replie et donne souvent l’impression d’être un agrégat d’égoïsmes. Chacun pour soi. On la critique sous le prétexte qu’elle nous empêcherait d’être nous-même, mais on n’oublie pas de passer à la caisse rafler quelques subventions opportunes.  Je suis resté fidèle à cette belle utopie. A la paix qu’elle nous a offert depuis le dernier conflit mondial. J’ai deux ans de plus que la déclaration de Robert Schuman. Je continue à me sentir concerné. J’y ai cru et j’y crois encore. C’est un acte de foi. Je trouve toujours merveilleux que les ennemis d’hier aient pu se réconcilier. Quand je doute, je relis ce qu’écrivait Yvan Goll « Être Alsacien veut dire : être l’homme de deux âmes, celles de l’Ouest et celle de l’Est. Être Alsacien veut dire : se servir de ses deux bras pour mieux embrasser l’Europe, avoir un bras gauche et un bras droit qui unissent dans l’étreinte. Être Alsacien veut dire : être le trait d’union entre deux peuples qui s’ignorent encore, qui persistent à s’ignorer… » Il avait écrit cela en 1931. Il aurait apprécié le résultat auquel nous sommes (tout de même) parvenus et face aux tracasseries nationales et mesquineries transfrontalières présentes, il nous aurait intimé de revenir à l’esprit des pionniers de l’Europe.

Dimanche 10 mai

Dernier jour du confinement officiel. Demain sera (un peu) différent. La ville était déserte aujourd’hui. Nous avons rencontré peu de monde lors de notre promenade dominicale. Il y a fort à parier que demain sera malgré les appels à la prudence, aux gestes barrières, un peu plus fébrile. C’est vrai que traditionnellement le lundi est à Sélestat un jour de relâche qui prolonge harmonieusement le dimanche. Il ne s’y passe rien. Alors prenons rendez-vous mardi. Traditionnellement jour de marché, soit la journée la plus vivante et la plus colorée de la semaine sélestadienne. Mais comme les marchés ne sont pas encore ouverts, disons mercredi pour faire un premier test. Mais comme mercredi en général, à Sélestat ou récupère du mardi jour de marché… alors disons jeudi pour se faire une idée. Sinon vendredi qui est déjà le dernier jour de la semaine active. Parce que samedi à Sélestat, c’est la veille du dimanche. Promis, juré, je vous raconterai le déconfinement dans notre ville quand il aura lieu. Patience : c’est une question de jours… ou de semaines.  Qu’on se le dise : nous n’irons pas plus vite que la musique ! Les Sélestadiens sont les maîtres du temps, de leur temps. Dans le Nouvel Eloge de Sélestat que j’avais rédigé en 2016, j’observais : « On la raille, elle s’en moque, et tient bon. Rira bien qui rira le dernier ! Elle sait d’expérience que l’agitation ne sert à rien. Elle, elle est faite pour durer. Elle a quelques siècles au compteur et compte bien en ajouter quelques autres. Malgré ses sept siècles d’existence, l’âge n’a pas de prise sur elle ». Confinement ou déconfinement, elle n’a pas changé. Non mais !

Lundi 11 mai

Notre région est rentrée prudemment dans ce premier jour de déconfinement. Le subit mauvais temps a douché les enthousiasmes. Chat échaudé craint l’eau et notre région ayant été sérieusement secouée par la pandémie, personne ne fanfaronne, bien au contraire. Le déconfinement n’est pas encore dans tous les esprits et c’est peut-être une bonne chose. La prudence, voire la retenue est de mise. Nous attendrons quelque temps encore avant de nous retrouver tous autour de la table. Les grands parents que nous sommes continueront de voir leurs enfants et petits-enfants par écran interposé. Nos retrouvailles collectives à la maison jaune s’armeront de patience.  Ce n’est pas pour tout de suite.  Pour autant, cela sentait la reprise. J’ai tenté un rendez-vous chez mon coiffeur préféré. Je patienterai jusqu’au 22 mai prochain. Presque deux semaines d’attente. C’est inhabituel mais la circonstance est exceptionnelle. Le virus n’a pas eu raison des cheveux. Ils ont continué à pousser.   Je crois que les miens n’ont jamais été aussi épais (à défaut d’être longs) depuis mai 1968. Je vous parle d’un temps…  Je me réjouis de retrouver Christian mon coiffeur. Les salons de coiffures sont les derniers lieux de rendez-vous où la parole se libère et ou la conversation est reine. J’admire la patience des coiffeurs à écouter les histoires, leur talent à les raconter, leur maîtrise à les relancer, leur art à les dominer, sans jamais prendre position. Ce sont des équilibristes talentueux. Ils retombent toujours sur leurs pieds tout en gardant leur sourire. Ils participent à la sociabilité de la ville. Leurs salons sont des lieux d’urbanité naturelle et élégante. Ils mériteraient, eux-aussi, qu’on les applaudisse.

Mardi 12 mai

Que retiendrons nous de cette cinquantaine de jours de confinement ? Impressions et images se bousculent. Il est trop tôt pour avoir du recul. Le déconfinement comme on le sait n’est pas encore la fin du confinement. Inutile donc de se hâter avant de tirer quelques conclusions qui en l’occurrence ne sauraient être que provisoires. Laissons encore un peu de temps avant de classer ce qui donne aujourd’hui l’impression d’être un inventaire à la Prévert.  En vrac donc :

Un confinement qui ne fut pas un enfermement, mais hélas pas pour tous ;  une sortie de nous-même, l’importance de prendre soin des autres, l’émergence des invisibles d’avant, la contribution des travailleurs précaires, les applaudissements de 20h, l’héroïsme du personnel soignant, le drame des Ehpad, la valeur de la vie, l’envie de lire, la solidarité qui fonctionne et les égoïsmes qui se révèlent,   le retour en grâce  des paysans, l’engagement pour le climat, la peur du lendemain, la dictature de l’evènement unique, un sursaut de créativité, l’errance des politiques, l’humilité progressive des experts, la peur des autres, notre impréparation, l’oubli de handicapés, les violences conjugales et les familles ressoudées. Tout et son contraire, « en même temps ». Le moment est venu de sortir de l’émotion et de commencer à   essayer de séparer le bon grain de l’ivraie, d’apprendre à discerner. Cela prendra un peu de temps.

Mercredi 13 mai

Comme beaucoup d’entre nous j’ai ressorti La Peste de Camus. Des livres de « ce philosophe pour classes terminales » comme l’avait méchamment traité un séide de Sartre qui avait lâché les chiens, c’est celui que je préfère.  Je l’ai lu à 20 ans, j’ai remis cela vingt ans après. L’édition ancienne que je possède est surchargé de notes et abondamment soulignée. J’ai tout gardé, les impressions du jeune révolté de 1968 et celui du quadragénaire vingt ans après devenu un peu plus mûr. Ou du moins qui avait l’impression d’avoir mûri.  J’avais fait du docteur Rieux un modèle, un exemple à suivre. J’avais perdu la foi ou du moins je lui courrais après.  Je me cherchais un modèle. Rieux m’avait montré la voie. Faire son métier d’homme tout simplement, obstiné comme Sisyphe. L’injonction me parlait : « Le meilleur moyen de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté, avait-il concédé, faire mon métier ». Il ne croyait pas au dogmatisme du Père Paneloux, culpabilisateur à l’extrême qui mettait l’épidémie sur le compte de la colère divine. Il ne voulait pas devenir un saint mais simplement rester un homme capable d’empathie. Son humanisme de résistance m’avait plu. Un humanisme miséricordieux comme dirait Comte Sponville aujourd’hui. Trente ans après ma seconde lecture, l’ouvrage n’a pas vieilli. Au contraire, on dirait qu’il a été écrit durant ces cinquante jours de confinement. Stupéfiant et tellement vrai. Tout est dans La Peste, y compris le coronavirus. L’insouciance et l’égoïsme des uns, l’héroïsme des autres, le rêve et le cauchemar réunis, le repli sur soi et l’aventure collective, le scandale de la mort d’un enfant… La liesse de la délivrance et la certitude silencieuse de Rieux : le virus reviendra !

Jeudi 14 mai

Cela fait un mois que nous avions pris la décision d’aider par une action rotarienne l’hôpital de Sélestat en l’équipant d’un respirateur pour les personnes touchées par la pandémie. L’inaction nous pesait. La stigmatisation des plus de 70 ans nous agaçait. J’ai eu envie de réagir. Un mois plus tard nous venons de remettre un chèque de 18 000 € aux responsables administratifs et médicaux du Groupement Hospitalier de Sélestat-Obernai. Sans l’apport de notre club contact d’Ulm, nous n’y serions pas arrivés. Cela fait 62 ans que nous nous fréquentons. Indécrottables militants de la cause européenne, nous partageons les mêmes idéaux ; la table et le vin également. Chaque année, nous faisons, chez les Boeckel de Mittelbergheim, des vendanges communes. Le produit de la récolte, une fois vinifié, est acheminé par l’un d’entre nous en Souabe. Il servira à des actions du Rotary d’Ulm. Il y a deux ans, nous avions fêté nos noces de diamant. C’est dire la solidité de ce couple franco-allemand. Ils ont été à nos côtés en ces temps tourmentés de pandémie. C’est un beau symbole, c’est une bien belle amitié. Mieux encore, c’est un beau pied de nez à certains égoïsmes nationaux récents, à la tentation du repli sur soi, à la réinstallation des frontières entre nos deux pays et, plus généralement, à cette tentation de rejeter l’étranger, potentiellement dangereux, soit, depuis des siècles, le bouc émissaire idéal.

Vendredi 15 mai

 Voici une nouvelle qui nous réjouit le cœur. Dans quelques jours, la librairie Pleine Page ouvrira à nouveau ses portes à Sélestat. Fabrice Battesti, à la tête de l’établissement depuis 22 ans, passe le relais à Viviane Zimmermann qui nous vient d’Obernai. Voilà une passation rêvée, une reprise dans la continuité. Malgré la crise, malgré les difficultés que connaissent les libraires indépendants, l’avenir est souriant dans notre ville. Viviane réalise un rêve. Sa vocation est tardive, c’est peut-être pour cela qu’elle est solide et riche de promesses. Fabrice, notre libraire contemplatif, a eu raison de prendre un peu de temps pour trouver la bonne personne. Nous nous réjouissons de l’accueillir, nous piaffons d’impatience de pousser la porte pour reprendre possession des lieux. Nous sommes nombreux à vouloir passer commande d’ouvrages qui accompagneront notre sortie de confinement. Ce confinement-là, né de la lecture, n’est pas une figure imposée, bien au contraire. C’est un choix volontaire, le contraire d’une contrainte, un acte pleinement responsable, librement consenti. Une retraite et non pas une prison. D’ailleurs rarement geôlière fut autant attendue.

Samedi 16 mai

 Il fait beau. L’envie de se balader gagne un peu tout le monde. Nous avons, après quelques semaines d’enfermement, besoin de « crapahuter » dans les Vosges notamment. Ou dans les parcs urbains qui restent désespérément fermés. Est-ce notre classement en zone rouge qui nous empêche d’ouvrir leurs grilles ?  Le vert de l’ouest du pays a manifestement contribué à la réouverture, sous contrôle certes, des plages.  Le rouge doit-il être assimilé à une marque d’infamie ? Cette cartographie a le don d’agacer maints Alsaciens. Rouge de la honte, rouge de l’opprobre, il est de plus en plus perçu comme un élément discriminateur. Quelques responsables politiques et économiques montent au créneau pour demander aux autorités, sans remettre en cause la pertinence des mesures sanitaires, une forme pédagogique plus adaptée, moins stigmatisante. L’idée d’une France coupée en deux s’installe progressivement dans l’inconscient collectif. Avez-vous vraiment envie de passer vos vacances dans une région située en zone rouge ?  Poser la question c’est hélas y répondre.

Dimanche 17 mai

Première promenade dominicale en dehors de la ville. Ce ne sont pas les sommets que nous avons rejoints, mais le Ried autour de Muttersholtz. L’herbe y est haute, l’eau de l’Ill paresseuse comme l’image qu’en garda le poète Jean-Paul de Dadelsen. Nous avons traversé « l’eau lisse noire et lente » et, vu à la hauteur d’Ennwihr, « les barques plates et noires amarrées, gondoles qui jamais ne serviront à la fête ». Le poète aujourd’hui aurait retrouvé une partie du paysage et de l’atmosphère du Ried de son enfance Le chant des oiseaux notamment. Ce n’est plus un chant mais une chorale. Deux mois de silence imposé ont exercé nos oreilles subitement devenues réceptrices. Deux mois d’absence au cours desquels la faune s’est lâchée.  Je n’ai toujours pas rencontré le courlis, mais, pour la première fois, j’ai l’impression de l’avoir entendu.

L’herbe n’est pas encore coupée. Elle recouvre désormais les chemins qu’emprunte le circuit des mouettes et celui des belettes. Cela fait deux mois que les pas de l’homme ne l’ont pas foulée. Ici un oiseau s’en échappe, là des papillons et des libellules chamarrées surgissent, dérangées dans leur quiétude L’homme est de retour. Pourtant nous faisons attention, marchons sur la pointe de pieds, silencieux.  Nous avons conscience de déranger. Je ne nous savais pas aussi timides. Et gauche même. Nous avons perdu nos repères. Après deux mois seulement d’absence. Le poète aurait souri devant tant de maladresse. Et se serait interrogé sur ces étranges visiteurs qui avancent masqués.

 

 

Lundi 18 mai

Les postes Frontière s’ouvrent un peu. Les contrôles ne sont plus systématiques.  Aurions-nous retrouvé cette vocation qui nous sied si bien depuis des décennies : celle de saute frontière.  Nous n’en sommes hélas pas encore là. On veut bien de nous de l’autre côté du Rhin à condition cependant de ne pas nous attarder et faire du tourisme. Pas sûr que les commerçants de Kehl soient d’accord. Ni ceux de Freiburg ou de Breisach. C’est vrai que le DM nous manque pour nos menus objets du quotidien et notamment le PQ. Les glaces des marchands italiens, tout autant. A écouter les commerçants voisins, nous leur manquons également. La ligne de tram strasbourgeoise qui se rend à Kehl était devenue la ligne la plus fréquentée de la CTS. Elle est en train de rentrer dans le rang. Plus de Français à Kehl, plus d’Allemand chez nous. La cause est désespérée chez la marchande de glace de la rue des Maroquins à Strasbourg. Comme nous avons besoin d’un coupable nous aurions, en temps normal, désigné tout naturellement l’Etat français, la centralisation parisienne et la crasse ignorance de la réalité du terrain de l’Enarchie. Et pan sur le bec, il n’en est rien. C’est le Land tout à fait décentralisé du Bade Wurtemberg qui a fermé brutalement la frontière sans nous prévenir. C’est lui qui ouvre timidement aujourd’hui. Si j’ai bien compris, le système fédéral, qu’on nous vante tant, n’est rien d’autre qu’un système centralisateur de proximité.  Je me disais bien.

Mardi 19 mai

Pas de chronique pandémique aujourd’hui mais un hommage à Michel Piccoli qui vient de nous quitter à 94 ans. Un bel âge avons-nous coutume de dire. Demandez- lui son avis. Il témoignera des tracas de l’âge et du naufrage qu’est le vieillissement. Quoi de pire pour un acteur que de perdre la mémoire. Progressivement et inexorablement. Il n’a jamais été dupe. On se souvient de l’acteur de cinéma, des films de Bunuel, de Ferreri et de Sautet. On ne devrait pas oublier le remarquable acteur de théâtre qu’il fut.  Nous avons tous quelques images de ce prodigieux interprète en mémoire. Dans mon petit panthéon personnel, reste l’image fascinante du Don Juan, découvert à la télé, un soir de 1965, dans l’adaptation mémorable et inégalée de Marcel Bluwal. 12 millions de téléspectateurs agglutinés devant de tous petits écrans en noir et blanc soit autant de monde qu’un président de la république aujourd’hui quand il déclare à la guerre au coronavirus. Miracle culturel de la télévision qui était alors un service public. Des millions de compatriotes pour voir « ce grand seigneur, méchant homme » selon Sganarelle son valet (Claude Brasseur) défier la morale et la mort, invitant la statue du commandeur à son banquet au nom de la liberté. Une liberté revendiquée par l’acteur toute sa vie, énorme dans la Grande Bouffe de Ferreri, pathétique dans Habemus Papam de Moretti (2011). Comment ne pas aimer un homme qui aima les fesses de BB dans le Mépris de Godard en 1963 ?

 Mercredi 20 mai

Ils l’ont fait et on n’y croyait plus. Angela Merkel et Emmanuel Macron se sont entendus pour mutualiser un emprunt européen à 500 milliards d’Euros qui irait aux Etats le plus durement touchés par la pandémie. Pour parler clairement, il profiterait aux états du Sud mais seraient remboursés par tous, donc également par ceux du Nord, généralement plus riches et qui ont tendance à considérer les premiers comme des cigales alors qu’eux sont des fourmis. Et encore, je m’exprime correctement. Ceux du Nord ont une fâcheuse tendance à prendre ceux du Sud pour des fumistes voire des escrocs. On s’attend d’ailleurs à quelques fortes réticences voire à de sérieuses oppositions provenant de certains pays autoproclamés « vertueux ». Qu’est-ce-que les « pauvres » Grecs n’ont pas entendu, il y a peu quand ils étaient dans la mouise. Italie et Espagne les rejoignent désormais sur le banc de l’infamie. Mais, et c’est là toute la cocasse de la situation, les Allemands, naguère plus vertueux encore que les plus vertueux et volontiers donneurs de leçon en matière de rigueur budgétaire, viennent de rejoindre le camp de la France et des sudistes. Les deux locomotives européennes tirent dans la même direction et donnent l’impression d’être d’accord pour sortir une partie de l’Europe de l’ornière. Il n’est pas certain qu’ils réussiront. Mais le symbole est fort. Un tabou vient de tomber, une ligne infranchissable vient d’être franchie. Le coronavirus est venu au secours de l’Europe. Finalement, il est comme l’Esprit Saint. Il souffle où il veut.

Jeudi 21 mai

Le coup de gueule d’Ariane Mouchkine[1] qui créa le Théâtre du Soleil en 1964 et s’installa à la Cartoucherie de Vincennes pour une aventure culturelle qui dure encore, n’est pas passé inaperçu. Il faut écouter sa colère sur la réclusion et l’infantilisation des aînés, sa compassion vis-à-vis des victimes du virus qui sont morts dans une effroyable solitude, son rejet de la désinformation du gouvernement, son horreur des médias perroquets, sa révolte contre le racisme anti-vieux, son accablement face à l’aveuglement du monde politique, sa peur du déconfinement de la haine, sa nostalgie de la fraternité « qui est inscrite sur nos frontons ». Elle n’en finit pas de râler à juste titre défendant bec et oncle l’art vivant si essentiel à la Société, surtout en temps de crise. Quand les journalistes, voulant probablement la calmer en lui posant benoîtement la question « Et si on parlait de théâtre ? », elle a cette réponse admirable qui devrait se retrouver dans tous les manuels scolaires et sur le fronton des établissements qui enseignent l’art dramatique « Mais je vous parle de théâtre. Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! c’est ça le théâtre. Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite transformer, pour que la beauté transfigurante nous aide à connaître et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre ! » Parole d’octogénaire qui n’a jamais été aussi jeune.

Vendredi 22 mai

Serait-ce déjà le temps des historiens ? Tout le monde s’étant exprimé, il n’y aucune raison qu’on ne leur donne pas la parole. En l’occurrence, il ne s’agit pas de tirer des conclusions sur une épidémie que nous connaissons encore mal mais de nous interroger sur le poids des mots utilisés. La lutte contre la pandémie n’est pas une guerre. L’analogie est simpliste voire dangereuse. Ce dont sont tout à fait convaincus les historiens Frédérique Neau Dufour et Robert Steegmann interrogés par la presse régionale pour l’occasion. Tous les deux dénoncent à juste titre cet emballement qui consiste à comparer des événements qui ne sont pas comparables. Et de rappeler, en tant qu’historien mais aussi avec beaucoup de bon sens, qu’il ne faut pas raconter n’importe quoi. La seconde guerre mondiale a entraîné la mort de 60 millions de personnes dont une majorité de civils. Les guerres sont déclenchées par des hommes qui s’opposent à d’autre hommes, elles restent « un mode paroxystique de règlement des conflits entre sociétés et idéologies ». La crise sanitaire vécue actuellement n’a rien à voir avec un conflit armé. « Pas d’ennemi visible, pas ou peu de rupture dans la marche de la démocratie, un cadre politique conservé même s’il est rogné ou pourrait l’être, une moindre mortalité (300 000 à la date d’aujourd’hui contre 60 millions) des mesures restrictives qui ne peuvent être comparées aux rationnement, réquisition et couvre-feu en temps de guerre. » Restent cependant quelques analogies troublantes dans le comportement des gens : méfiance, crainte du lendemain, rejet d’autrui ou exclusion et même délation !  Vigilance donc mais vigilance d’abord portée à l’emploi exact des termes utilisés. Il ne faut pas les dévoyer !

Samedi 23 mai

Nous savons depuis hier que le 2e tour des élections municipales aura finalement lieu le 28 juin prochain. A condition, bien sûr, que la situation sanitaire ne s’aggrave pas sous la forme d’une seconde vague de Covid 19. Apparemment, la décision n’était pas facile à prendre. Chacun était dans ses petits souliers et ravi de refiler le bébé de la responsabilité de la décision au seul exécutif. On a connu des oppositions plus hardies. Mais le traumatisme né du premier tour, le 15 mars dernier, est resté dans les mémoires. Ou du moins ses conséquences. Les bureaux des votes étaient en fin de compte des foyers potentiels de contamination. Les attroupements aux QG de campagne à l’issue du scrutin, encore davantage.  Pour ma part, je garde le souvenir d’une organisation plus que satisfaisante. Dans l’écrasante majorité des bureaux de vote, les mesures sanitaires édictées étaient respectées. Les assesseurs avaient été exemplaires, il faut le souligner. Comme il convient d’insister, en dehors des calculs politiques des partis et des individus qui les représentent, que l’organisation de ces élections municipales est une impérieuse nécessité démocratique et économique. Pour avoir servi la collectivité territoriale pendant presque quarante ans, je peux témoigner de l’importance de la démocratie locale et combien les commandes publiques sont essentielles dans la vie économique du pays.

Dimanche 24 mai

Huit jours avant la Pentecôte, les églises sont ouvertes. Et l’ensemble des lieux de culte. Apparemment les catholiques de France ont été les plus impatients. Les protestants, juifs et musulmans étaient moins pressés ou en tout cas plus patients pour l’ouverture de leurs lieux de prière pour des raisons sanitaires. La rentrée dans les lieux de culte devait se faire initialement le 2 juin. La pression sur le gouvernement semble avoir été forte notamment de la part des milieux catholiques. Un recours en référé au Conseil d’Etat a même été introduit pour hâter l’ouverture. Les fidèles ont donc pu retourner dans leurs lieux de culte ce dimanche à condition de respecter l’ensemble des mesure sanitaires. On ne peut que s’en réjouir – la joie des pratiquants faisait plaisir à voir- même s’il faut s’interroger sur ces empressements inégaux. Il en dit long sur les relations des uns et des autres avec l’autorité publique. Le passé n’est jamais loin et la France, fille aînée de l’Eglise, est aussi un Etat laïque. Resurgissent régulièrement quelques ombres passées, quelques méfiances récurrentes même quand on se défend, la main sur le cœur, de nourrir des pensées revanchardes. On donne l’impression de se tenir par la barbichette. Le coronavirus qui sert souvent de révélateur n’a rien changé de ce côté-là.  Protestants, juifs et musulmans donnaient l’impression d’être plus en phase avec le calendrier gouvernemental, dont ils s’accommodaient sans barguigner, que les catholiques. Sauf en Alsace, terre concordataire où l’évêque aussi a pris rendez-vous avec ses ouailles… pour le dimanche de Pentecôte, soit dans huit jours, sans interdire pour autant à ses curés d’ouvrir leur sanctuaire dès aujourd’hui, à condition de respecter les normes sanitaires. Pragmatisme concordataire …

Lundi 25 mai

Nous avons eu la visite, hier, de Sarah accompagnée de sa famille. Le moment où nous nous retrouverons à la maison jaune semble proche. Nous avons hâte de la retrouver dans son milieu naturel. Verrions-nous la fin du tunnel ? Le moment serait-il venu de mettre un point final à cette modeste chronique ? En tout cas le confinement lui a réussi. On la comprend mieux, elle se met à lire, joue aux cartes, triche comme une professionnelle, avec le sourire. En fait, comme tous les élèves de son âge, elle n’est pas retournée à l’école. Les parents condamnés au télétravail ont été à ses côtés tous les jours. Comme son frère Romain. Elle a bénéficié d’un encadrement idéal. Elle a même suivi des cours par visio-conférence avec sa maîtresse et bénéficié de l’assistance pédagogique de ses autres grands parents tous deux enseignants de métier. Casquée, elle fait de la trottinette dans notre cour. Son sourire illumine nos retrouvailles. Au moment de nous quitter, elle ramène ses deux mains devant elle, et nous reproduit un cœur qui signifie « je vous aime ». Nous nous empressons de faire de même.

Mardi, 26 mai

Un match de foot réunissant 400 personnes entre deux quartiers de Strasbourg, Hautepierre et Neuhof, vient d’avoir lieu, dimanche, au nez et à la barbe des autorités, des responsables du stade, et de la plupart des habitants du quartier. Les réseaux sociaux ont chauffé, et des centaines de jeunes se sont retrouvés, contents de leur coup, contents de s’être libéré d’un carcan, contents d’avoir joué un bon tour à ceux « d’en haut » qui confinent ou déconfinent, à les entendre, sans jamais mettre les pieds dans les quartiers que la pudeur appelle tantôt sensible, tantôt difficile.  C’est un coup réussi de la France d’en bas, jeune et insouciante qui aurait parfois tendance à voir la pandémie comme étant un complot orchestré par quelques puissances occultes. C’est une jeunesse amoureuse aussi de foot et privée de son sport favori, réduit quand il existe (à l’étranger) à jouer dans des stades vides.  Et c’est tout cela et bien davantage, une illustration supplémentaire de l’inégalité sociale et géographique, une manifestation de plus de la défiance contre l’autorité, le reflet d’une impatience qui surgit après un sevrage devenu subitement insupportable. A priori, cela ne mange pas de pain, et il n’y aurait pas de quoi s’indigner, sinon de rigoler un bon coup du coup réussi, s’il n’y avait le risque sanitaire encouru.  Ce serait vraiment trop con de mourir à cause d’un match de foot. Il parait qu’il y aura une enquête et des poursuites. La réponse la plus intelligente que j’ai entendu deux jours après les faits, c’est-à-dire aujourd’hui, c’est une invitation aux présents de venir se faire dépister.  Non pour les punir, mais pour les aider à préserver leur santé. La pandémie c’est d’abord une crise sanitaire.

Mercredi 27 mai

Qui pouvait prévoir que ce seront les jeunes, les plus costauds, les plus insouciants qui seront les victimes économiques de cette pandémie. Passe encore pour nous, blanchis sous le harnais, rapidement mis hors-jeu pour cause de fragilité supposée ou réelle, mais pas eux, ces gamins pleins d’entrain qui pour certains terminaient leurs études, pour d’autres escomptaient un stage ou des petits boulots, pour l’été et le reste de l’année, leur permettant de vivre ou de survivre un an de plus.  La récession économique qui s’annonce va faire d’eux les prochains sinistrés Ils prennent chers, comme ils ont tendance à dire. Coupés dans leur envol au moment où ils pensaient que les planètes allaient s’aligner Si une partie de la jeunesse va rejoindre la masse grandissante des adultes au chômage ou sur le point de l’être, il y a de quoi s’inquiéter. Leur désespoir risque d’être plus violent que celui de leurs aînés. Dans la liste des priorités qui s’accumulent, en voici une nouvelle. Elle n’est pas des moindres. On croit rêver quand on lit, que dans une des premières puissances économiques du monde (c’est-à-dire en France) une partie de la population dont maints étudiants, ne mange plus à sa faim.  Le préfet d’Ile de France s’inquiète d’un risque « d’émeutes de la faim ». Comme au Moyen-Age ou sous l’Ancien Régime ! …

Jeudi 28 mai

 Nous sommes quelques-uns à écrire et faisons partie de ceux qui ont la chance d’être publiés.  Il est vrai que nous n’en vivons pas. Si l’écriture est une passion tout comme la recherche, elle est aussi pour certains un métier, soit une activité d’où l’on tire ses ressources. Les pros en quelque sorte, les écrivains qui rarement roulent sur l’or. La plupart, même talentueux, n’obtiendront pas le Goncourt qui stimule si bien les ventes. Sait-on que la moitié des écrivains perçoit, en temps normal, des revenus d’auteurs inférieurs au smic.  Je ne voudrais pas être à leur place, et encore moins à celles ou ceux qui viennent de sortir un ouvrage au printemps, après une gestation souvent de plusieurs années, et qui s’interrogent sur une diffusion hypothétique. Tous ceux qui ont écrit savent l’énergie, la tension et la concentration nécessaires à la naissance d’un ouvrage. La comparaison souvent utilisée d’un enfantement   s’impose naturellement : « Un livre est comme un être vivant qu’on met au monde « témoigne, ces jours-ci une auteure frustrée et piégée. On place beaucoup d’espoir en lui. Tous se passait soudain, du jour au lendemain, comme si on l’empêchait d’accomplir sa destinée. » A méditer, d’autant plus que la filière du livre est singulièrement absente des aides à la culture annoncées par le chef de l’Etat le 6 mai dernier.

Vendredi 29 mai

Nous voilà tous redevenus verts. La carte de France a subitement viré à la couleur de l’espoir ou de la nature. Comme par miracle. Le suspens était bien entretenu et le résultat à la hauteur de l’attente. Restait du côté de l’Ile de France une petite teinte rouge qui avait passé à l’orange. L’écarlate avait disparu. Nous avions bien compris que ce n’était qu’une étape avant la libération verte. Le purgatoire à sens unique, vers la rédemption, prenait à nouveau sens. Merci pour cette réhabilitation. L’Alsace, malgré quelques inquiétudes, cette crainte identitaire d’être à nouveau victime, était cette fois-ci du bon côté.  Du côté des vainqueurs pour être précis. Elle redevenait une région comme les autres. Peut-être que désormais ses habitants ne seraient plus considérés comme des pestiférés. Je pense à ce brave monsieur Lindecker qui, il y a quelques jours, avait réservé un gite en Bretagne pour y passer ses vacances d’été. Et qui eut la désagréable surprise de voir sa réservation annulée parce qu’il venait d’une région à risque. Le propriétaire faisait appel à sa compréhension : il était comptable de la santé de sa famille comme celle des autres clients. Finalement, notre ami a fini par trouver chaussure à son pied, quelques kilomètres plus loin. Une bretonne lui mettait un appartement à disposition et se moquait bien de ses origines alsaciennes, son mari était vosgien ! La solidarité « grandestienne » avait joué.  Encore un miracle dû au coronavirus qui décidément n’en fait qu’à sa tête.

Samedi 30 mai

On a presque le sentiment que la vie normale a repris. Dans un mois, auront lieu les élections municipales. Pour être précis, le deuxième tour des élections municipales dont le premier s’était déroulé le 15 mars dernier. Une majorité de communes avaient élu leurs maires au premier tour. Les autres sont invités à recommencer. Pour eux la campagne n’aura pas tout à fait le même visage qu’avant. Un maudit virus est passé par là. Plutôt que de faire campagne les sortants qu’ils se représentaient ou non, avaient été quitte pour gérer la crise.  Ils l’on fait la plupart avec un bel esprit civique. Mais c’est là, après tout, leur qualité et métier. Ce n’est pas pour rien que les élus de proximité ont la cote chez les Français si prompts par ailleurs à dénigrer le reste de la classe politique. Être maire c’est un métier disions-nous, être en campagne, apparemment aussi Je viens d’en croiser un, cette après-midi. Il est candidat à sa réélection. Il s’est placé au milieu d’une rue étroite mais commerçante avec sa bicyclette. Légèrement de travers pour obstruer (un peu) le passage. Juste assez pour obliger le passant à le croiser. Donc à le saluer et entamer un brin de discours. Pas longtemps d’ailleurs. Il y a du monde en ville un samedi après-midi. Il faut éviter les bouchons. Il faut que tout le monde puisse saluer ou être salué. Le passage ressemble à un poste de douane. A l’octroi d’autrefois. On ne peut pas se serrer la main, distanciation physique oblige, mais échanger quelques mots sous le masque, c’est tout à fait jouable. On reste audible. Le candidat lui porte le masque à la main. Il sera encore plus audible que vous. Avec son vélo, il fait proche. Il n’en est pas descendu, il continue à l’enfourcher. Il est à l’arrêt. Il est comme vous et moi : Simple. Mais plus que nous : madré. Être maire, même et surtout en campagne, c’est un métier !

Dimanche 3 juin

C’est la Pentecôte. Le coronavirus, qui est doté d’une intelligence peu commune comme nous l’avons déjà remarqué sait parfaitement s’adapter. Il sait même s’adapter aux fêtes religieuses. Qu’est-ce que la Pentecôte dans la liturgie chrétienne ? La fin d’un confinement où les apôtres, confinés tous ensembles, reçoivent, sous forme de langues de feu, le souffle de l’Esprit-Saint. Et voilà qu’ils reprennent courage, sont prêts à répandre la Bonne Nouvelle aux quatre coins de la terre comme on leur enjoint. Eux, si peureux au point d’être paralysés, reprennent des couleurs, sortent de leur coquille et vont s’engager à témoigner jusqu’au péril de leur vie. Pour commencer ils se mettent à parler toutes les langues, et d’abord celle de leurs voisins : « Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, de la province du Pont et de la Pamphylie, de l’Egypte et des contrées de Lybie proches de Cyrène, Romains de passage, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes… ».  Le coronavirus qui a apparemment des lettres et de la mémoire semble bien informé. S’il a décidé de lever le pied, serait-ce pour nous inviter à son tour de sortir de notre repli pour reprendre le chemin vers autrui ?

Lundi 1er juin

Serions-nous menacés d’amnésie ? La frénésie que nous mettons à sortir de cet exceptionnel confinement interroge. Avons-nous déjà oublié les règles élémentaires sanitaires, qui, il y a quelques jours à peine, étaient notre lot quotidien partagé. Nous nous étions auto-félicités : même les Français étaient capables de discipline quand l’heure était grave et que la patrie était en danger. Le vrai test interviendra demain quand la vraie vie redémarrera. Hier et aujourd’hui, lors d’un superbe week-end de Pentecôte, aussi lumineux que les langues de feu autrefois sur les apôtres, « c’était pour de faux. » Une répétition, sans bistrots, sans terrasses, sans restaurant ouvert. Un air de vacances privé des ingrédients de saison. Nous avons fait comme si. Les villes touristiques étaient noires de monde et les autres, Sélestat notamment, aussi calmes qu’un dimanche ordinaire. Chez les unes comme les autres, les marchands de glace ne chômaient pas. Pour le reste, morne plaine. Nous répétions donc et déjà avions, pour la plupart, tombé les masques. Et pas seulement les jeunes réputés insouciants sinon provocateurs, mais les aînés, présentés comme fragiles, tout autant. Comme si les uns et les autres voulaient tourner la page une fois pour toute. Un indice m’avait mis la puce à l’oreille : l’appel lancé, ci et là, par quelques archives publiques auprès de la population pour qu’elle lui abandonne quelques photos et des documents de cette parenthèse si peu enchanteresse qu’elle était prête à l’oublier. Si donc vous aviez pris quelques notes, fait quelques photos écrit une improbable chronique sur cette période qui ne devait être qu’un mauvais rêve, hâtez-vous de communiquer cela aux professionnels de la mémoire. Ils classeront le tout comme ils savent le faire et porteront un jour témoignage de ce qui fut quand nous aurons tout oublié.

Mardi 2 juin

Le monde de l’histoire est en deuil. Une fois de plus. Après Christian Wilsdorf, il y a un an, Francis Rapp, il y a deux mois, c’est autour de Marcel Thomann de prendre congé de nous, à 96 ans. C’est une page qui se tourne, une génération d’historiens talentueux, nos aînés, qui viennent de se retirer. Marcel Thomann a été un remarquable historien du droit, un connaisseur rare de nos institutions et de leurs évolutions. Il fut le très entreprenant et efficace président de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’Archéologie d’Alsace de 1978 à 1993, la hissant au sommet et en en faisant un acteur incontournable de la vie publique et culturelle alsacienne. Il la professionnalisa, assura son indépendance et réussit à préserver ce subtil équilibre entre le monde de la recherche universitaire et celui des sociétés d’histoire particulièrement nombreuses en Alsace. Qui mieux que lui pouvait les représenter ? Ce remarquable spécialiste de Christian Wolff, philosophe, mathématicien et juriste allemand de la Frühaufklärung était aussi un militant associatif apprécié. Son engagement pour les orgues en général et pour celles de Marmoutier, en particulier étaient connus. Au sein de la « Fédé », il contribua à maintenir la revue d’Alsace à un exceptionnel niveau de rigueur et d’exigence scientifique et fut l’initiateur, l’animateur et l’âme de ce beau cadeau à l’histoire d’Alsace qu’est le Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne (N.D.B.A.), si utile, si précieux aux chercheurs et à tous les amateurs de l’histoire de notre région. Membre de l’Académie d’Alsace depuis 1989, il faisait partie de son comité d’honneur.

Mercredi 3 juin

Elle vivait auprès de son arbre et probablement était-elle heureuse. Quand il disparut, elle en fut ébranlée. Sont remontées en elles, ses racines, sa vie, sa langue, son histoire et celle de la région où elle vivait. Des mots surgirent qui évoquaient autant l’arbre, que la nature, que son enfance. Des mots dans sa langue maternelle qui était notre dialecte alsacien. Cet arbre était un noyer et il eut sur elle l’effet des langues de feu qui apparurent sur la tête des apôtres le matin de Pentecôte. Elle ne parlait pas toutes les langues mais maîtrisait parfaitement et la française et l’alsacienne. C’est un immense bonheur que de lire Simone Morgenthaler. D’grien Schatt, l’Ombre verte, fut ma dernière lecture de confinement. Un voyage dans ses racines qui sont aussi les nôtres. Un rendez-vous poétique, historique et linguistique que je vous recommande de lire toute affaire cessante.  Pour un voyage chez vous, sur vos terres, dans votre langue. Quand vous vous promènerez, munissez-vous du petit livre vert de Simone. Il vous aidera dans la quête de vos origines. Il vous en dira la richesse et son extrême fragilité : « Il faut plier l’échine, mïr müen uns dùcke disait ma grand-mère… »  Nos parents qui ont connu la guerre et nos grands-parents qui ont connu la première ne disaient pas autre chose.  Ce petit livre vous éclairera et vous découvrirez ce dont vous n’aviez pas pleinement conscience jusque-là : « Pour apprécier la lumière, il faut de l’ombre. La lumière doit sa magnificence à l’ombre. Weiss’s Liecht dis ? La lumière le sait-elle ?

Jeudi 4 juin

Quelle leçon tirerons-nous de cette pandémie ? Dans nos moments d’enthousiasme nous avons rêvé d’un changement de comportement radical. Nous étions prêts à tuer en nous le vieil homme.  Dans nos moments d’égarement, nous n’avons espéré qu’une chose : retrouver la vie d’avant. Dans nos moments de doute, nous nous sommes abandonnés à la triste conclusion que finalement tout redeviendra comme avant. Que nous ne changerons pas, hélas, même avec la meilleure volonté possible. Bien sûr, nous continuons de croire (un peu) au miracle. Nous aimerions tant, au fond de nous-même, que quelques êtres d’exception surgissent par miracle pour nous montrer le chemin et nous guider afin de réaliser ce que nous sommes incapables de faire par nous-même. A la date d’aujourd’hui, nous savons déjà que la divine surprise ne viendra pas des politiques. La préparation du deuxième tour des élections municipales, qui auront lieu dans quelques semaines, le 28 juin, nous démontre, en Alsace comme ailleurs, que les vieux réflexes sont revenus. Chassez le naturel …

Les retournements d’alliance, de dernière minute, à Strasbourg et le pathétique sabordage du maire sortant de Colmar, capable d’entraîner dans sa chute l’ensemble de sa liste, sont là pour nous rappeler qu’il reste du travail !

 Vendredi 5 juin

 Le club service dans lequel je me suis engagé a une belle devise : servir d’abord ! nous étions particulièrement concernés par la pandémie. Nous avons trouvé là une occasion d’être utile et de vivre pleinement notre engagement. Nous ne nous en sommes pas privés malgré les obstacles qui n’étaient pas habituels. Ce ne sont ni les bras ni les bonnes volontés qui nous ont manqués. Pas davantage les moyens que nous savons susciter en temps normal. Non le handicap majeur que nous avons rencontré, l’interdit qui nous a frappé, d’emblée et officiellement, était notre âge. Nous étions subitement rentrés dans une catégorie de population fragile qu’il fallait protéger à tout prix.  Nous n’en sommes toujours pas revenus. C’est vrai que nous sommes assez nombreux à avoir atteint ou dépassé les 65 ans. Retraités actifs, en quelque sorte, qui prolongent pour une bonne cause leur engagement passé tout en étant fidèle à un idéal. Nous avons su réagir, montrer qu’on pouvait être aussi efficaces que les actifs et nous ne nous sommes pas privés des moyens modernes du numérique, des réseaux sociaux et de la communication par visioconférence. Les papys du Skype se sont plutôt bien débrouillés. Restait le plaisir de se retrouver autour d’une table. C’est fait depuis ce midi. Nous avons comblé un manque existentiel, apte à mettre en danger notre santé mentale et physique si on en est privé longtemps : Nous avons enfin pu manger des frites !

Samedi 6 juin – dimanche 12 juin

 Quand les hommes dans l’Antiquité voulaient trop s’approcher des dieux, prendre non pas leur place mais faire comme eux, les dieux les sanctionnaient. A l’hybris, autrement dit la démesure, répondait le châtiment de la nemesis, la rétractation à l’intérieur du territoire assigné à l’homme. Un retour à la raison et à la maison, un amenuisement vengeur. Ai-je outragé les dieux ? J’ai dû les titiller quelque peu avec ma défense passionnée de l’engagement des vieux qui ne l’étaient pas. En réalité qui ne pensaient pas l’être. Résultat, ce samedi 6 juin, en pleine euphorie du déconfinement et au lendemain de la première et frugale agape rotarienne, me voilà saisi par une brusque fatigue et une fébrilité inhabituelle. J’ai tous les symptômes de ce que vous savez, la toux en moins et l’odorat préservé. D’autres douleurs s’ajouteront qui nous éloignent de la crainte première. Quand le diagnostic tomba, en début de semaine, je fus tout heureux d’apprendre que je souffrais bien d’une infection bactériologique, douloureuse de surcroît, mais qui se soigne avec des antibiotiques. J’en ai pour trois semaines supplémentaires de confinement « responsable », ce qui nous amènera au début du mois de juillet. Il prendra fin à la date du 5 juillet. Ce n’est pas la Faculté qui a décidé de la date, mais Sarah, qui m’invite à un barbecue dans la maison jaune. La boucle sera alors bouclée. A moi de tout faire pour ne pas rater le plus important rendez-vous de l’année. Quand je la reverrai, je lui ferai un cœur de mes deux mains rapprochées et lui dirai ce qu’elle -même sait si bien dire avec un large sourire d’enfant confiant : « Je t’aime de tout mon cœur ». Isch dïss nït lieb ?

 


[1] Télérama 3670, 13/05/20