Avec deux changements de nationalité, une guerre mondiale qui se déroula partiellement sur son territoire, les questions culturelles en Alsace-Moselle affichent une singularité et une complexité qui n’a pas d’équivalent dans l’hexagone. Si la région s’inscrit totalement dans le progrès économique, les courants transnationaux et le développement culturel qui affectent d’autres régions d’Europe, la spécificité de son histoire a marqué la vie culturelle locale. Si c’est devenu un lieu commun que de dire qu’elle changea deux fois de nationalité en moins de cinquante ans, on a cependant du mal à imaginer ce que représenta pour ses habitants la transformation, le plus souvent radicale, d’un cadre juridique, politique, économique, culturel et linguistique.
En 1870, cela faisait plus de deux siècles que la vieille région germanique était devenue française. Cela n’avait pas été évident, mais elle avait fini par le devenir. La Révolution française et Napoléon y avaient puissamment contribué. L’Alsace après le Traité de Francfort de 1871 n’était plus une province française, mais elle n’était pas davantage redevenue une province allemande comme les autres. Germaniser les esprits n’allait pas être une mince affaire. En 1918, ce fut le processus inverse mais qui posait les mêmes questions. Après avoir passé un demi-siècle au sein d’un Empire prospère économiquement et puissant politiquement, où elle avait réussi à trouver sa place, elle n’était plus tout à fait celle que la France avait abandonnée en 1870. Elle avait grandi et avait tenté de se forger une identité. Elle n’était plus tout à fait celle que la France s’apprêtait à retrouver. Franciser les esprits relevait de la même gageure que de la germaniser naguère.
La question culturelle est donc largement une question identitaire qui sans cesse posa la lancinante question de sa part française, allemande et autochtone. La réalité culturelle alsacienne est une rencontre, pour le moins délicat,e où la politique, la construction identitaire et l’expression artistique se croisent, se mêlent, se confondent parfois ou divergent tout simplement. Observons que cette période qui va de 1870 à 1930 est une période longue où les ruptures, pour importantes qu’elles soient , s’accompagnent d’une étonnante continuité dans les interrogations, les débats et les pratiques culturelles. Les guerres, malgré leurs intensité, ne modifient pas sur le fond les comportements, notamment au sein de la majorité de la population qui n’a pas l’habitude de courir les expositions, fréquenter les salons et les expositions, se pavaner parc de l’Orangerie. En 1930, l’Alsace se posait toujours la question de son identité – en atteste la grave crise de l’autonomisme- et de sa langue et lire, danser chanter, se promener restait la pratique culturelle préférée de ses habitants qu’ils fussent de la ville ou de la campagne. Les frères Matthis, jumeaux et poètes, arpenteurs du pavé strasbourgeois et des berges de l’Ill les représentent assez bien. La culture du plus grand nombre n’est pas celle de ses élites et Strasbourg n’est pas représentative de toute l’Alsace.
Dans ce que nous appellerions aujourd’hui une politique culturelle, Strasbourg occupa une place de choix en Alsace. Au lendemain de 1870 comme au lendemain de 1918, elle dut et sut assurer un rôle de vitrine, face à la France d’abord, face à l’Allemagne ensuite. Elle resta la capitale administrative de l’Alsace. La première période fut la plus faste. Elle doubla sa population en moins d’un demi-siècle, se dota d’un plan d’urbanisme conséquent et construisit une ville nouvelle la Neustadt dont les témoignages architecturaux, palais impérial, palais universitaire, bibliothèque régionale et universitaire, parlement régional, quartier des ministères, villas privées au style éclectique et piscine municipales sont les traces nombreuses et variées, d’un urbanisme ambitieux et cohérent, longtemps décrié et aujourd’hui candidat à un classement mérité au patrimoine mondial de l’Unesco. Ajoutons que la période du Reichsland a profondément marqué de son empreinte architecturale l’Alsace entière, le château du Haut-koenigsbourg en étant le symbole le plus connu.
Strasbourg devint une capitale musicale dont le rayonnement dépassa la terre d’Empire. Il en fut de même de son opéra et de l’école d’art décoratif. Son université, peu fréquentée par les Alsaciens, compta parmi les plus brillantes d’Allemagne et sa bibliothèque universitaire fut l’une des importantes d’Europe. C’est à Strasbourg que se concentrèrent la majorité des peintres, sculpteurs et artistes de la région, qui avaient bénéficié d’un enseignement solide dans les académies allemandes et que l’on trouvait les écrivains les plus prolifiques, auteur de théâtre dialectal ou de poésies (de Gustave Stoskopf aux frères Matthis), de romans ( Schickele). C’est dans la cité de Kléber qu’apparurent les éléments s caractéristiques d’une Alsace qui se construisait une identité autour de la Revue Alsacienne illustrée( 1898), le musée alsacien ( 1907) et ces lieux conviviaux de rencontres, d’échanges qu’étaient le Kunschthafe à Schiltigheim, la Mehlkischt près de l’hôpital à Strasbourg et le cercle de la Robertsau, tous enfants du cercle de Saint-Léonard qui avait beau faire référence à la proximité du Mont Saint-Odile mais dont les membres étaient peu ou prou acteurs ou résidents strasbourgeois. C’est enfin à Strasbourg (mais pas uniquement) que s’expérimentèrent ces pratiques culturelles nouvelles que furent la photographie, le cinéma, le vélocipède, la fréquentation des stades et des vélodromes, sans oublier, les cafés concerts. La culture dite de masse y fit ses premiers pas, comme elle le fit dans les villes allemandes et françaises, et même dans les communes alsaciennes de moyenne importance, à Mulhouse et Colmar notamment.
Fer de lance de la culture en Alsace durant le Reichsland, Strasbourg n’était cependant pas la seule ville culturelle alsacienne. Les villes précitées et des villes plus petites encore contribuèrent, elle aussi, à la qualité de la vie culturelle locale. L’Après-guerre ne changea pas fondamentalement la donne même si elle fut moins inventive et prise dans les rets de la crise autonomiste et des logiques nationalistes. Plus vitrine que laboratoire, Strasbourg et l’Alsace n’avaient ni la quiétude, ni le rôle et la mission d’être un lieu d’expérimentation où s’échangeât et se fécondât une véritable culture européenne. Le Geistiges Elsaessertum de Stadler et de Schickele appelé à irriguer et l’Allemagne et la France n’avait été qu’une belle utopie d’écrivains. Dommage !
Gabriel Braeuner, octobre 2015