Cela fait cinquante ans que Le Corbusier est mort. L’occasion était belle pour rendre hommage à sa mémoire et à son art. Mais voilà, cinquante ans, ce n’est plus tout à fait un exercice de mémoire, mais c’est déjà le temps de l’histoire. On a rendu assez unanimement hommage à son génie créatif et à sa modernité. On n’en a pas moins débusqué quelques tristes égarements. En tout cas suffisamment pour provoquer de vifs débats autour d’une personnalité à la fois brillante et contrastée pour rester dans l’euphémisme.
Ils sont trois à avoir égratigné la statue du commandeur, cette année, à travers trois livres qui ont suscité la polémique parmi les gardiens du temple et les zélotes admirateurs de Charles-Edouard Jeanneret-Gris dit le Corbusier (1887-1965) : François Chaslin, Xavier de Jarcy et Marc Perelman.
Pour aller vite, on dira que tous les trois mettent l’accent sur ses zones d’ombre rapidement dissipées au lendemain de la Libération grâce à de forts efficaces soutiens politiques : Le Corbu, ce n’est pas seulement la cité radieuse et Ronchamp, La villa Savoie et le couvent de la Tourette, Firminy-Vert et le capitole de Chandirgarh dans le Pendjab, mais aussi une forme de un fascisme français qui a fait dire à l’un de ses détracteurs que Le Corbusier est à l’architecture ce que Martin Heidegger est à la philosophie, soit un modèle pas si modèle que cela, « homme fourvoyé dont l’œuvre est à réévaluer». Autrement dit, ce génie créateur dont on a vanté l’humanisme pour avoir conceptualisé l’unité d’habitation, traduite par des cités radieuses, n’était pas à proprement parler un humaniste. Mais plutôt un obsédé de l’hygiénisme et de la régénérescence de la race, singulièrement eugéniste, lourdement antisémite et pas mal arriviste. Ce qui fait beaucoup pour un seul homme.
Il ne fut guère philo sémite. C’est le moins que l’on puisse dire. Son antisémitisme fut constant et consternant. En 1913, il jugeait les Juifs « cauteleux au fond de leur race». En 1940, dans ses lettres à sa mère, il se lâche « estimant que la défaite est une miraculeuse victoire. Si nous avions vaincu par les armes, la pourriture triomphait, plus rien de propre n’aurait jamais pu prétendre à vivre ». Autre florilège de ses conversations intimes : « Les Juifs passent un sale moment ! Leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays ! ». « L’argent, les Juifs et la franc-maçonnerie, tout subira la loi juste. Ces forteresses honteuses seront démantelées ».
Il fut fasciste ou du moins fascisant dans ses années parisiennes après la première guerre mondiale, militant au Faisceau, premier parti fasciste français. Avec son excellent ami Pierre Winter ainsi que l’ingénieur Francois de Pierrefeu et Hubert Lagardelle, il crée la revue Plan, puis la revue Prélude qui témoignent toutes deux d’une adhésion au fascisme et une aspiration au totalitarisme.
Il ne pouvait échapper au pétainisme. D’emblée, il salue Pétain comme une chance pour la France : «Il s’est fait un vrai miracle avec Pétain. Tout aurait pu s’écrouler, s’anéantir dans l’anarchie. Tout est sauvé et l’action est dans le pays.» Il est enthousiaste et propose ses services à Vichy dès 1940. Il devient même conseiller pour l’urbanisme auprès du gouvernement. Pourtant, aucun de ses projets ne sera retenu. Ce n’est pas faute de s’être démené. Il a laissé quelques écrits qui ne font pas mystère de ses projets et de leur esprit : « Urbanisme de la Révolution nationale », « Sur les quatre routes », « Destin de Paris », « La Maison des hommes ». On y trouve un certain nombre de formules pour le moins ambigües: « L’animal humain est comme l’abeille, un constructeur de cellules géométriques ». Ou bien « On fait propre chez soi. Puis on fait propre en soi »…
Il n’a pas réussi à percer sous Vichy, mais retombe rapidement sur ses pieds. Le voilà, en 1942, conseiller de la fondation d’Alexis Carrel dont il partage les idées eugénistes. Pour ceux qui auraient oublié, rappelons qu’ Alexis Carrel est ce chirurgien français, pionnier de la chirurgie vasculaire qui fut prix Nobel de médecine en 1912 et l’auteur d’un livre au trouble succès « L’homme cet inconnu »(1935) où il plaide pour l’eugénisme recommandant notamment à la société de se débarrasser des plus faibles qui sont indignes de vivre. Il faudra attendre 1944 pour voir Le Corbusier se rendre compte que « la page tourne et qu’il faut décider de l’admettre ».
Et c’est dans la France de la reconstruction, soutenu par le ministre Claudius-Petit et adulé par Malraux que Charles Edouard Jeanneret-Gris va faire son nid, et incarner une forme de génie de la France gaulliste. Il aura habilement maquillé son passé, bénéficié de quelques soutiens notables qui surent marier la célébration patriotique avec l’amnésie sélective, et réussi à être enfin reconnu à sa juste valeur qu’il estimait grande.
Le passé a fini par le rattraper, Clio a bonne mémoire, elle n’est pas fille de Mnémosyne pour rien. Et elle continue de s’interroger. En se posant notamment la question à propos de l’architecte qui tout au long de sa vie aima l’ordre, la hiérarchie, la discipline et la normalisation si ses convictions n’inspiraient pas ses projets et réalisations. Souvenons-nous de cette standardisation à forte valeur morale qui veut qu’on fasse propre chez soi avant de faire propre en soi, que nous avions évoquée plus haut.
On opposera à ce constat pour le moins contrasté la qualité d’une œuvre bâtie et pensée qui fait partie de l’héritage culturel du 20e siècle. Les fanas du Corbusier comme les adeptes du modernisme ne peuvent nier l’influence de l’intéressé sur l’architecture contemporaine ni celle qu’il continue d’exercer sur les architectes et décorateurs contemporains. Que ce fait acquis n’édulcore en rien le côté sombre d’un individu nettement moins grand que son œuvre. Et qu’on ne vienne pas nous masquer la gravité de son errance sous le prétexte qu’il aurait fait comme tous les autres, car c’était le Zeitgeist, l’esprit de l’époque, qui voulait cela. Il avait l’intelligence et la culture requise pour ne pas suivre cette route-là. Qu’on ne vienne surtout plus nous parler du visionnaire humaniste. Il se situe aux antipodes de l’humanisme, une notion décidément galvaudée avec allégresse. Né en 1887 à la Chaux-de-Fond, le plus Français des Suisses, si bien récupéré par notre pays au point d’en faire un ambassadeur de son génie national, avait 58 ans à la Libération. Il avait passé l’essentiel de sa vie à flirter avec le fascisme et les idéologues de la droite nationale.
« Ce personnage aux rêves totalitaires et au cynisme en béton armé » selon Xavier de Jarcy n’a probablement pas fini de nous interpeller. Ne vous privez pas de continuer à aller voir ses réalisations – je rentre d’une escapade au couvent de la Tourette près de Lyon, qu’il réalisa pour l’ordre des dominicains en 1957- mais ne soyez pas dupe. Le génie n’excuse pas tout, bien au contraire. Il ne devrait pas s’affranchir de l’éthique. Comme quoi, on peut être le pape de l’urbanisme et un parfait « enfoiré » au sens étymologique du terme. Vite à votre Robert qui introduisit le terme en 1905 ! Soit la même signification qu’en Alsacien, langue merveilleuse qui sait si bien distinguer les choses et les gens, qui aurait qualifié l’intéressé de Verschiessener Corbusier . En toute simplicité !
Bibliographie
François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, Un fascisme français, Albin Michel, 2015
Marc Perelman, Un Corbusier, Une froide vision du monde, Michalon, 2015
Gabriel Braeuner, in : Espoir, septembre 2015