Le mythe du juif errant

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Avant de devenir un mythe, la légende du juif errant s’inscrit dans l’histoire. Elle apparaît dans l’Europe chrétienne au début du XIIIe, cité dans une chronique latine de Bologne et par un chroniqueur anglais du nom de Roger de Wendower, auteur d’une chronique universelle Flores Historiacum (1204-1234). Les deux documents, repris par Matthieu Paris dans la première moitié du XIIIe, s’appuient sur le témoignage d’un archevêque d’Arménie qui a voyagé en Angleterre en 1228 et qui aurait rencontré ce témoin de la mort du christ.

Ce n’est qu’au début du XVIIe siècle, en 1602, qu’une nouvelle version parue à Leyde aux Pays-Bas fixe son identité à travers les traits du cordonnier juif Ahasvérus, témoin hostile au Christ, serviteur du grand prêtre, qui a refusé à Jésus portant la croix, de faire une pause devant la porte de son échoppe. Ce qui lui valut d’être condamné par le Christ à errer dans le monde jusqu’à la fin des temps. Cette histoire ne figure pas dans l’Évangile. référence à une citation de l’Évangile de Jean : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ne s’adresse pas à lui mais à PierreÀ noter que ce n’est qu’à ce moment-là que son statut de juif est vraiment officialisé. Juste là, il était tantôt juif, tantôt romain, portier chez Ponce Pilate sous le nom de Carthaphilos,  ou l’un de ses soldats qui le mène à la crucifixion sur le chemin du Golgotha. Une autre fois, il était Malchus qui, entre autres, au mont des oliviers arrêta le Christ et fendit l’oreille à Pierre. Ou encore Longinus qui transperça le flanc du Christ pour constater sa mort.

Le texte de 1602 est en quelque sorte fondateur. Sa diffusion en Allemagne est rapide. Elle gagne l’Europe du nord, la Baltique, et les pays latins, la France, l’Espagne et Italie. Ahasverus change parfois de nom, il devient Isaak Laquedem en Hollande et Juan Espera-en-Dios (espère en Dieu) en Espagne. Si le récit s’enrichit à chaque fois de quelques détails, le témoin de la mort du Christ devient progressivement le symbole du destin du peuple juif condamné à l’exil à travers les siècles. Avec les stéréotypes qui l’accompagnent : l’errant, l’étranger, le non intégré, le génial mais aussi le dégénéré et le décadent qui trouveront dans l’antisémitisme radical nazi leur paroxysme.

C’est qu’entre-temps, Ahasvérus est devenu un mythe. À l’époque romantique, il change de statut. Et devient le représentant universel de la destinée humaine dans son ensemble, le voyageur en chemin vers la rédemption et en même temps, romantisme oblige, celui qui est frappé par le mal du siècle pouvant aller du scepticisme au nihilisme. Personnage de roman assurément. Goethe en 1774 s’y colle. Il est à la recherche d’un personnage mythique qu’il trouvera finalement dans Faust. Chez Shelley et Byron, Ahasvérus est le pair de Caïn et de Prométhée ; chez Nikolaus Lenau, il côtoie Don Juan et Faust. Lenau le place dans un admirable paysage autrichien avant qu’en 1844 Le juif errant d’Eugène Sue devienne une sorte de défenseur de la classe ouvrière contre les Jésuites. Autrement dit un héros de roman réaliste. L’élément merveilleux qui fit, si j’ose dire, son charme semble l’avoir quitté. Alexandre Dumas s’empara du sujet pour en faire son œuvre magistrale, une fresque complète de l’histoire de l’humanité. Publié en feuilleton en 1852 dans le journal Le Constitutionnel, il fut victime de la censure du Second Empire, effraya les catholiques et mécontenta les juifs. On l’accusa à tort d’antisémitisme. Dans La nouvelle d’Apollinaire, Le passant de Prague (1910), il est un pilier de tavernes et grand consommateur de catins et semble avoir accepté son sort : « Des remords ? Pourquoi ? Gardez la paix de l’âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ, je l’ai bafoué. Il m’a fait surhumain. Adieu ! »

Ce personnage de roman est un utile recours pour philosophes. Kiergegaard dans Ou bien… Ou bien (1843) en fait la figure du désespoir, à côté de Don Juan qui personnifie la jouissance et Faust, le doute. Il continue de nourrir l’imaginaire. Gustave Doré l’illustre en 1857, Schubart, à la fin du XVIIIe, l’intègre dans une rhapsodie intitulée Der ewige Jude. Le roman de Sue inspire Fromental Halévy qui lui dédie un opéra en 5 actes, Le Juif errant en 1852. Plus près de nous, Peter Jona Korn a composé une symphonie intitulée Ahasver, dans les années 1989-1990 alors qu’en 2003 un groupe de métal finlandais compose un titre baptisé The Wandering Jew.

Le cinéma ne pouvait être insensible, cinéma muet (Der Golem wie er in die Welt kam, 1920), cinéma nazi, Der ewig Jude (1940) qui est aussi le titre de l’exposition allemande qui se déroula au Deutsches Museum à Munich en 1937. Plus généralement, il devient le bouc émissaire idéal de l’idéologie nazie. Alfred Rosenberg, en 1930, dans son Mythe du XXe siècle, relie le stéréotype du juif errant avec le parasitisme des Juifs alors que Heinrich Himmler en fait le Führer der mörderischen Untermenschen en 1935.

Mais il n’a jamais cessé d’être une source d’inspiration littéraire, pour Leo Perutz dans Le marquis de Bolivar (1920), Borges dans l’Immortel en 1949, Gabriel Garcia Marquez, Friedrich Durrenmatt, Stefan Heym le grand écrivain de la DDR qui publie en 1981 un roman qui fit date sobrement intitulé Ahasver.  Pour le Hongrois Imre Madách dans la Tragédie de l’homme,(1861) l’errance ahasvérienne  à travers les âges n’est que le châtiment subi par Adam et Eve.  La France ne fut pas insensible à sa séduction. Maxime Alexandre a écrit une pièce en trois actes en 1946, Le Juif errant. Simone de Beauvoir s’y frotta. Dans Tous les hommes sont mortels, Fosca est le juif errant. Albert Cohen dans son roman Belle de Seigneur (1968) décrit le personnage de Solal, déguisé en juif errant pour séduire Ariane. Jean d’Ormesson (1990) en fait un esthète, humble, érudit et même sage à force de vivre éternellement. Personnifiant l’humanité entière plutôt qu’un seul peuple. Mais, retour aux sources, c’est à Jérusalem que tout commença. Laissez vous guider par Hervé de Chalendar.

Gabriel Braeuner,  Café de l’humanisme de Sélestat, 29 février 2020, consacré au livre de Hervé de Chalendar, L’homme au milles vies, Mémoire du juif errant,  Editions du Signe, 2019

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