Exposition de l’Association Mémoires de Sélestat, du 14 au 20 mai 2015 au caveau Sainte- Barbe
La dix-septième exposition en six ans d’existence ! L’Association « Mémoires de Sélestat » est toujours aussi boulimique. Pour notre plus grand plaisir d’ailleurs. Elle donne l’impression d’avoir encore accéléré son rythme alors que, paradoxalement, elle n’aura, cérémonies de la Libération oblige, « que» réalisé une seule exposition en 2015, celle consacrée au quai des Tanneurs.
Le principe de réaliser une exposition sur une rue ou un quartier est une excellente idée. Elle est même astucieuse. Cela laisse de la marge et nous promet encore quelques belles découvertes pour l’avenir. Cela ne va pas non plus sans difficulté. Plus l’espace se réduit, plus les sources s’amenuisent. D’où la nécessité de situer la rue ou le quartier dans un ensemble plus vaste, géographiquement ou urbanistiquement cohérent. En élargissant la focale, vous augmentez les points de vue et vous vous munissez de quelques sources d’archives ou bibliographiques supplémentaires.
L’exercice portant sur le quai des tanneurs illustre éloquemment ce choix. Le quartier a le mérite du pittoresque et d’une certaine unité, malgré l’évolution de la ville, et il s’inscrit dans un périmètre plus large qui permet de le situer à proximité du Ladhof et de son activité portuaire, de l’ancien hôpital devenu, par la suite, prison et de son activité sanitaire et sociale sans oublier la fonction commerciale de la place de marché aux choux, toute proche.
L’essentiel du matériau d’exposition proposé tourne, comme souvent dans les manifestations de l’association, autour d’une très riche documentation photographique dont quelques cartes postales de collection remontant à l’aube du siècle dernier. De quoi montrer que si le quartier est pittoresque aujourd’hui, invitant à la flânerie et au tourisme, il fut utilitaire autrefois et pas nécessairement aguichant.
C’est de tannerie dont il fut ici longtemps question. Soit une activité polluante, mais essentielle à l’économie, du travail et de la transformation des peaux. Nous en connaissons la technique : les peaux d’animaux sont rincées et trempées à multiples reprises et durant de nombreuses heures. Les tanneurs, qui constituent une corporation organisée et réglementée, mouillent, grattent et raclent la peau pour en enlever les poils et la dégraisser avant de la traiter et de la sécher. On tanne la peau avec le tannin, à l’origine du mot tanneur, on utilise également de la chaux, de l’urine et des excréments. On l’aura compris, l’activité n’a rien de pittoresque. Une horrible puanteur, à nos nez délicats, la caractérise. On y suffoque quand on n’est pas habitué. « Es stinkt » tout simplement. Comme autrefois à Barr, Strasbourg et Colmar, et à Sélestat bien évidemment et dans la plupart des villes où sévissait la pourtant honorable corporation des tanneurs. Petit pied de nez à l’histoire, petit paradoxe anachronique, la plupart des quartiers des tanneurs sont aujourd’hui des sites touristiques confortables, attrayants et résidentiels, voyez Strasbourg, voyez Colmar, à cent lieux de la réalité quotidienne d’autrefois.
Mieux qu’à Strasbourg, davantage qu’à Colmar, le quartier des tanneurs et surtout le quai des tanneurs sélestadien permet d’imaginer, hormis les odeurs, ce qu’en fut autrefois sa géographie et son activité. Manque bien sûr l’essentiel, le cours d’eau sans lequel il n’y a pas de tanneurs. Le Gerberbach a été recouvert en 1912. Il occupait à la fin du Moyen Age la largeur de la voie, bordé de maisons sur pilotis et enjambé de pontons. Il fut canalisé en 1620 quand on dénombrait alors vingt maitres et dix sept compagnons qui exerçaient le métier de tanneurs. Il a été recouvert en 1912 mais les cartes postales anciennes et les premières photographies le restituent facilement.
La silhouette d’ensemble n’a pas changé. La plupart des maisons ont conservé, sur le linteau de leurs portes, les armoiries des tanneurs, autrement dit les racloirs qui leur permettaient de gratter et racler les peaux. Quelques-unes ont conservé leur volume d’origine et leur toit à forte pente qui se prêtaient au séchage des peaux d’autant plus que les combles étaient bien aérés. L’une d’entre elles a conservé la trace des pilotis sur lesquels elle reposait même si l’espace a été comblé depuis lors. Beaucoup sont anciennes, ce qu’atteste l’assemblage de leurs pans de bois, à la fois simple, sans fioritures ou décoration, et de qualité. Ces édifices n’étaient pas là pour en imposer mais pour durer. Elles ont réussi au-delà de leurs espérances initiales. Elles sont toujours là et contribuent aujourd’hui au « charme pittoresque » du vieux Sélestat alors qu’autrefois, elle se contentait, sans souci d’esthétique et d’environnement, à contribuer au bien être économique de la cité.
Le voyage proposé par l’association traverse ainsi les siècles. Le quartier du début du XXe siècle n’est plus comme il fut jadis. Celui d’aujourd’hui n’est plus tout à fait le même que celui du siècle dernier. Il s’est progressivement embelli sans pour autant renier ce qui fit à défaut de son charme qui a rarement existé, son âpre réalité. Actif et laborieux toujours, habité par des petites gens qui trimaient durs et s’occupaient en permanence. En témoigne cette admirable reproduction montrant sur le marché aux choux, des dizaines et des dizaines de personnes dont nombre d’enfants, effeuiller le houblon dont les arrivages provenant du Ried étaient triés sur la place. Autre temps, autre économie, autres mœurs. C’était à peine hier et c’est déjà loin. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’association Mémoires de Sélestat que d’avoir su en retracer la richesse et l’éphémère durée.
Gabriel Braeuner, juillet 2015