Les amours de Vittorio Alfieri et de la belle Louise de Stollberg, comtesse d’Albany

« Le 17 août 1784, à huit heures du matin, à Colmar aux Deux Clefs, je la revis et restai muet à l’excès de ma joie. »

 VittorioAlfieri
De source littéraire connue, il s’agit là de la plus belle déclaration d’amour ayant Colmar pour cadre. L’auteur est un homme de théâtre. Et pas n’importe lequel : il s’agit de Vittorio Alfieri, le plus grand dramaturge italien de la fin du XVIIIe siècle. Celle qu’il revoit est la belle Louise de Stollberg, comtesse d’Albany, qui vit séparée de son mari, Charles Edouard Stuart, prétendant au trône d’Angleterre. Le lieu enfin de ces retrouvailles passionnées est un hôtel connu de la place, celui des Deux Clefs, proche de l’ancienne église des Franciscains, au cœur de Colmar. L’hostellerie des Deux Clefs est, avec celle du Schwarzenberg, tout à côté de l’église des jésuites, le lieu d’hébergement préféré des voyageurs qui séjournent à Colmar.
La déclaration assurément est belle. Elle eût pu figurer dans une pièce de théâtre. Tout dans cette histoire fait d’ailleurs référence à l’ordonnancement dramatique. Les protagonistes sont amants. Leur lieu de rencontre est un… hôtel ! A croire que leur histoire a été écrite. Lui est une espèce de Don Juan italien, ou, mieux, un Casanova qui est son contemporain. Ecrivain à succès, il a parcouru l’Europe, multipliant les expériences et les conquêtes. Paris, La Haye, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, Londres et Lisbonne ont ouvert son esprit au mouvement des Lumières. Ces villes lui ont fait découvrir en même temps ce qui sera le ressort essentiel de son œuvre : la haine de la tyrannie sous toutes ses formes et le culte de la liberté intellectuelle.
Louise est un personnage de roman. Son infortune a fait le tour de l’Europe. Mal et trop jeune mariée à un homme de trente ans son aîné, qui, aigri, s’adonnait à l’alcool et la maltraitait, elle a enfin réussi à s’en séparer. Elle semble avoir bénéficié de la complicité du pape et de l’un de ses proches collaborateurs, le cardinal d’York, qui est son beau-frère. Lors d’un bal à Rome, elle a croisé la route du poète et dramaturge Alfieri. Il a trente six ans, elle en a vingt cinq, ils tombent amoureux l’un de l’autre.
Alfieri est alors plongé dans les études et « la mélancolie, sauvage et fantasque de sa nature ». Elle lui apparaît comme une « étrangère de haute distinction ». « Il n’était guère possible, écrit-il dans ses mémoires, de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini ».
Il s’enflamme pour elle. Elle devient « sa dame ». Louise n’est pas un obstacle à sa gloire littéraire, mais « l’aiguillon, l’encouragement et un exemple pour tout ce qui est bien ».
Pour sauver les apparences sociales et vivre leur passion, ils décident de quitter l’Italie. Ils vont trouver refuge dans la propriété de la baronne Catherine de Maltzen qui avait été la dame de compagnie de Louise. Catherine dispose d’une charmante propriété, un petit château à Wettolsheim, à quelques lieues de Colmar. Ce castel, appelé la Martinsbourg, a fière allure. Un parc et un jardin « situé en amphithéâtre et disposé en labyrinthe » l’agrémentent. Les Truchsess de Rheinfelden, les Link de Thurnebourg l’avaient occupé jadis. Une famille de Walcourt, au service du Roi de France, en avait hérité au XVIIe siècle. La chanoinesse et baronne Catherine de Maltzen était apparentée aux Walcourt.
L’endroit a toutes les qualités pour abriter les amours du couple errant. Ils y séjourneront trois ans, interrompus par quelques voyages ou affaires personnelles. Le site inspire l’écrivain; « Représente toi, écrit-il à l’un de ses amis, une plaine immense, semblable à celle de Pise et qui s’étend du sud au nord. Dans toute sa longueur, un fleuve magnifique la traverse, le Rhin, auquel l’Arbia, fût-elle six fois plus grande ne pourrait se comparer jamais. Les montagnes de la frontière ouest, au pied desquelles je me trouve, se dressent majestueuses. Leurs flancs, jusqu’à mi-hauteur, sont recouverts de vignes, pour se garnir plus haut de sapins et de châtaigniers. A l’endroit de la plaine le plus étroit de tous, celle-ci n’en est pas moins large de dix milles, de sorte que les montagnes qui nous font face et se dressent sur la rive droite du fleuve, plus hautes et plus imposantes que celles de la rive gauche, sont un point de repos pour le regard qui se perd au-delà de la plaine, car la distance empêche que ne vous accable le spectacle de leur sauvage grandeur. La Martinsbourg s’élève sur une éminence, qui me permet d’embrasser tout ce tableau d’un coup d’œil et j’aperçois Vieux-Brisach, comme du Monte Chiaro on aperçoit Siona, alors que la distance se trouve être de quinze milles au moins ».
Le dramaturge est un peu géographe. Ses nombreux voyages ont exercé l’œil. L’impression restera forte. « L’Alsace fut notre paradis » écrira-t-il quand, au soir de sa vie, il entre dans « les tristes saisons du désenchantement ».
Le lieu l’enchante. Le géographe se fait poète. Il fait part de son enthousiasme pour le lieu à un ami de Sienne, ce 29 novembre 1785 : « La vue dont on jouit est admirable; de la terrasse et surtout des fenêtres du premier étage, on domine toute l’immense plaine traversée par le Rhin. Au pied du château, adossé à la montagne, s’étend le modeste mais riant village, dont la vue ne fatigue pas l’œil, tandis que de l’autre côté, imposants jusque dans leurs ruines, s’élèvent les trois châteaux d’Eguisheim, l’antique résidence des dynastes dont descendit le pape Léon IX. Quand le temps est clair et que les glaciers de la Suisse apparaissent, dentelant le ciel à l’horizon, il serait difficile de rêver une plus grande variété d’aspects, une plus magique profusion de couleurs ».
Le couple s’installe. Il prend ses dispositions pour un séjour prolongé. L’écrivain fait venir d’Italie ses papiers, les titres de sa fortune, sa bibliothèque et surtout sa cavalerie. Alfieri a la passion des chevaux. Celle-ci l’a consolé jusqu’à présent de bien de déceptions. En 1781, il avait fait venir d’Angleterre quatorze chevaux en souvenir des quatorze tragédies qu’il avait composée jusque là. Parmi eux, « son beau fauve, son Fido, le même qui dans Rome avait reçu plusieurs fois le fardeau de sa bien aimée ».
Havre de paix et nid douillet, la Martinsbourg se révèle féconde. Tous deux sont infatigablement occupés l’un et l’autre de l’étude des lettres. Il écrit, elle lit. Louise possède très bien l’allemand et l’anglais. Elle est également bien instruite dans l’italien et le français. Elle connaît, au grand bonheur de son ami, parfaitement la littérature de ces quatre nations. Possédant quatre langues, elle accède aux trésors de l’antiquité dont les traductions « lui ont appris tout ce qu’il faut savoir ». Elle est la compagne, la muse et la première lectrice, le premier public aussi des tragédies qui progressivement se mettent en scène.
« Figurez vous, écrit Annette de Rathsamhausen, épouse du baron de Gérando et grande amie de Pfeffel, de ses filles ainsi que des demoiselles de Berckheim, un vaste sofa de damas jaune, surmonté d’un dais pareil. Sur ce sofa était étendu le comte Alfieri, enveloppé de pelisses, même au gros de l’été. La comtesse Albany et quelques dames de ses amies étaient assises à l’entour pendant qu’Alfieri lui déclamait avec une fureur poétique des passages de ses tragédies ».
Alfieri est heureux. Il a trouvé la compagne idéale : « Je pouvais donc m’entretenir de tout avec elle et, le cœur et l’esprit également satisfait, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre, loin des soucis de l’humanité ». Non, Louise n’est pas un obstacle à sa gloire littéraire. Elle fait tout pour l’enrichir. Même ses absences sont bénéfiques au dramaturge. Il se lance alors avec frénésie dans le travail. Le matin, à peine éveillé, il écrit aussitôt cinq à six pages à son amie. Puis il travaille à ses tragédies jusqu’à trois heures de l’après midi. Pour se changer les idées, il monte à cheval pendant une couple d’heures. Mais il ne trouve guère le repos. Il se languit de Louise. Ses créations dramatiques l’obsèdent : « Je ne cesse de penser, écrit-il, soit à tel vers, soit à tel personnage, soit à tout autre chose, je fatiguais ma tête sans la reposer ».
Il achève trois tragédies, Agis, Le Sophoniste et Myrrha. Il écrit le dialogue de la vertu méconnue, compose son drame de la trémologédie d’Abel et conçoit deux autres tragédies sur Brutus. Son activité littéraire ne connaît aucun répit. A croire qu’il voulait profiter intensément de son séjour en Alsace et de la paix qu’il lui procurait. Tôt ou tard, il reprendrait avec Louise sa vie d’errance. Ils avaient tous deux rejoint Paris pour sept mois à la fin de l’année 1785. Alfieri en avait profité pour surveiller l’impression de ses œuvres dramatiques. Ils étaient revenus en Alsace. Heureux et soulagés : c’est ici dans le calme, au milieux des livres, des chevaux qu’ils se sentaient bien.
Louise danse, chante, joue de la harpe et du clavecin. Elle monte même à cheval. Elle est une amazone remarquable selon le témoignage d’un contemporain. Alfieri lui a transmis sa passion. La lecture reste cependant son occupation favorite. Elle suit pas à pas la production de Vittorio. Elle partage avec lui les enthousiasmes et les affres de la création littéraire. Elle entre passionnément dans son théâtre de terreur et de passion. Elle fait sienne la lutte du héros contre le tyran, l’exaltation des vertus héroïques de l’individu contre toutes les formes d’oppression.
Louise assiste à la naissance de Myrrha qui est peut-être l’œuvre la plus accomplie de son ami. Le tourment intérieur remplace ici l’affrontement manichéen du héros et du tyran. Elle découvre dans ce sujet emprunté à Ovide, et que Vittorio a retravaillé, la révélation progressive de l’amour de la jeune Myrrha pour son père Cynire et son suicide, sous ses yeux, quand elle prend conscience de sa passion incestueuse. Jamais une oeuvre de Vittorio Alfieri n’a recelé une telle tension dramatique. Pudique et barbare à la fois, elle enthousiasme Louise, comme elle enthousiasmera plus tard Byron.
La retraite de la Martinsbourg n’est pas un ermitage. Il coppia singulare, le couple singulier, reçoit aussi quelques amis chers. Le savant abbé Tomaso Valperga di Caluso, professeur de littérature grecque et orientale à l’Université de Turin passe l’été 1787 à la Martinsbourg. On retrouve même les deux amoureux à Colmar, rendant visite au poète aveugle Pfeffel et à son Académie militaire qui accueille des jeunes gens venant de toute l’Europe. Ils s’enregistrent dans le Fremdenbuch du pédagogue colmarien, à la fin de l’année 1786. Leur visite a fait forte impression à Pfeffel. Il s’empresse d’en informer son ami Jakob Sarasin de Bâle. Louise est déjà venue à plusieurs reprises. Il la trouve séduisante et cultivée. Quant à Alfieri, qu’il présente comme étant le Oberhofmeister de la princesse de Stollberg – il n’est pas dupe de la nature de leur relation-, il lui trouve l’âme d’un Romain de la période consulaire… !
Mais très vite, ils reviennent dans leur chère Martinsbourg. Ils y sont simplement heureux, se nourrissant l’un de l’autre. Vittorio n’a jamais été aussi inspiré, Louise n’a jamais été aussi belle. M. de Lassberg, parent de Mme de Maltzen, qui leur a rendu visite, dresse, dans une lettre à un ami, le portrait suivant de la comtesse d’Albany :
« La comtesse se trouvait encore dans tout l’éclat de sa beauté. De taille légèrement supérieure à la moyenne, elle était, quoique sans excès, de forte sature. Il y avait dans ses mouvements autant de mesure que de grâce. Sa chevelure abondante et d’un beau brun doré, croulait presque jusqu’à terre. Ses yeux bleus exprimaient l’amour et la douceur, et ses lèvres au pur dessin découvraient des dents parfaites et du plus bel ivoire. Sur la peau fine et douce de ses joues et de son visage, les malheurs endurés avaient ôté jusqu’au moindre soupçon de rose. Ses mains et ses pieds étaient bien conformés. Son port et sa démarche avaient de la grâce et de la majesté… ».
Toutes les belles histoires ont hélas une fin. A l’enchanteur séjour alsacien succéda un séjour parisien bien détestable. La Révolution fut pour Alfieri une grande désillusion. Le couple s’en revint en Italie. Vittorio Alfieri mourut à Florence en 1803. Il fut enterré en l’église de Santa Croce entre Michel Ange et Machiavel. Louise lui fit ériger un digne monument par Canova. Elle le rejoint en 1824 non sans avoir encore suscité l’amitié amoureuse du peintre François-Xavier Fabre à qui elle légua sa célèbre collection de tableaux, aujourd’hui conservée au musée de Montpellier. Fabre, à son tour, avait succombé au charme de Louise dont le sire de Lassberg avait fort adroitement écrit qu’« elle était aimable à l’égard de chacun, généreuse et charitable aux pauvres. Il fallait la connaître pour apprendre à l’aimer, mais on lui devenait alors à jamais dévoué ».
La Martinsbourg qui abrita les amours de Louise et de Vittorio disparut, il y a un peu plus de quarante ans. La Ville de Colmar, qui en avait hérité, ne sut qu’en faire. Le problème crucial du logement la hantait. Elle rêvait d’une ZUP, pas d’un castel en ruine. Quand le conseil municipal prit la funeste décision, nul ne protesta. Pas un conseiller pour se souvenir de la belle histoire de Louise et de Vittorio. Nous étions en 1960 et Colmar avait définitivement renoncé à la vie de château.

Pour en savoir plus :
Reumont , Afredo di, Vittorio Alfieri in Alsazia, Firenze, 1882.
Kloeckler von Veldegg-Muenchenstein, K., Alfieri en Alsace d’après un nouveau mémoire de M. Alfred de Reumont, La Revue nouvelle d’Alsace-Lorraine, Colmar, Decker, 1883 n°1.
Doellinger H.A, l’Alsace qui fut notre paradis, Vie en Alsace, 1931, pp. 97-101.
Knittel Pierre, le séjour de la comtesse d’Albany et du comte Alfieri, Bulletin officiel cantonal de Wintzenheim, n°6, 1985.
Kubler L., la Martinsbourg, Annuaire de la Société historique et littéraire de Colmar, 1961, pp. 129-132.
Sitzmann E., Le château de la Martinsbourg à Wettolsheim, Revue catholique d’Alsace, X, Rixheim 1891.

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