Marie-Joseph Bopp, c’est d’abord une silhouette. Qui vous marque, ne l’auriez vous croisé qu’une seule fois. Grand et solide, exprimant une forme d’élégance qu’on prêtait autrefois aux artistes ou aux intellectuels. Il portait les cheveux longs bien avant que cela ne fût une mode. Déjà jeune professeur au lycée Bartholdi, quand ses pairs affichaient tous les stéréotypes de l’uniformité grisâtre et compassée des notables bourgeois de nos villes provinciales. Il y a du Rimbaud, avec la chevelure en plus, sur cette photo de 1922, où il nous fait face. Le masque volontaire, la moue légèrement boudeuse, il a 29 ans.
Nous sommes en 1936, il s’est un peu épaissi. Il pose au milieu des élèves de sixième. Ceux qui quelques années plus tard, gamins encore, payeront un lourd tribut au nazisme. En costume trois pièces, il tranche toujours autant parmi ses collègues enseignants. Ils sont trois, mais on ne voit que lui. Il est facile à reconnaître. Aucun élève n’a les cheveux aussi longs que lui. Des professeurs, présents sur la photo, n’en parlons pas.
C’est à la fin de années soixante, Bopp pose devant sa bibliothèque. Il sourit. La chevelure a blanchi mais elle est toujours aussi abondante. Il porte le noeud papillon, il est toujours aussi élégant. C’est un « monsieur » comme diraient ce qui le voient passer en ville avec son chapeau noir et sa chevelure « romantique ». Même si on ne sait pas vraiment à quoi ressemblait le romantisme on n’a aucune peine à imaginer que si ce courant était un homme, il ressemblerait au « professeur Bopp ».
L’image est restée. Chez ceux qui l’ont connu et fréquenté, chez ceux qui l’ont croisé sans le connaître, et chez tous ceux qui ne l’ayant connu en ont entendu parler. L’image est tenace et l’on connaît son pouvoir. Elle est capable de vous figer pour l’éternité. Alors, pour définitivement rompre avec l’image, considérons celle, peu après la Seconde Guerre, où assis sur l’herbe, un appareil photo à la main, il nous contemple, chemise ouverte et une cigarette au bec. La chevelure n’a pas changé, mais monsieur le professeur s’est lâché.
Car Bopp n’est pas une icône et n’a jamais aspiré à l’être. Il ne porte pas sur ses solides épaules le poids d’une dynastie distinguée et cultivée mais l’héritage d’une extraction modeste et laborieuse qui connaît le prix du labeur et des épreuves. Il est né à Sélestat, le 2 janvier 1893, dans l’Alsace allemande du Kaiserreich. Son père, Jean, est paysan et marchand de fromage. Il trime. Son épouse Marie-Antoinette Uffler, lui a donné huit enfants. Il faut les nourrir. Affiner des fromages n’est pas une sinécure. Cela se pratique dans des caves froides et humides. Il convient de disposer d’une bonne santé, ce que Bopp père n’a pas. La maladie l’emporte en 1904. Marie-Joseph a onze ans. Sa mère, devenue aveugle, n’est guère valide.
L’école sera la chance de Marie-Joseph Bopp. Il s’y révèle, il ne la quittera plus. L’élève est doué. Au Gymnasium de Sélestat, il est repéré par Henri Adrian, excellent germaniste et poète distingué. Celui-ci le prend sous sa coupe et le guide. Le voilà parti pour l’Université de Strasbourg, où il étudie la philologie et se passionne pour le sanskrit et l’hébreu. Faut-il préciser qu’il maîtrise le grec et le latin ?
L’armée n’en veut pas. Il passera quelques jours à Berlin, avant d’être déclaré inapte. Il saisit sa chance et achève, boulimique, ses études de façon brillante. Nous sommes en 1916, il a 23 ans. Il réussit le Staatsexamen haut la main et, six mois plus tard -événement rare dans les annales universitaires-, obtient son doctorat avec une thèse consacrée au poète et pédagogue colmarien Pfeffel dont il devient le grand spécialiste.
Attentes alsaciennes et réalités françaises
La même année, Bopp entre comme professeur stagiaire au Gymnasium de Colmar, bientôt lycée Bartholdi, où il fait toute sa carrière jusqu’en 1960. Il participe à l’effusion tricolore de 1918 comme tous les Alsaciens élevés dans le culte du souvenir. Et, comme la plupart d’entre eux, connaît une vive déception quand la mariée se révèle moins belle que prévue, voire tout à fait stupide à ses heures… administratives. C’est ainsi que Marie-Joseph se retrouve en 1919 avec une carte B, attribuée aux Alsaciens-Lorrains dont un des parents était d’origine étrangère.
Quel crime avait donc commis la famille Bopp pour mériter pareille infamie ? En 1872, Jean, son père, plutôt que de revêtir l’uniforme allemand avait gagné la France pour effectuer son service militaire. Il avait servi durant cinq ans l’armée française à Constantine. Le mal du pays l’avait fait revenir en Alsace. Pour échapper aux peines qui frappaient les réfractaires, il avait été obligé de se faire naturaliser allemand.
C’est donc d’une façon singulière, et pour tout dire humiliante, que Marie-Joseph intègre un pays tellement rêvé qu’il en était devenu irréel, bien éloigné, en tout cas, de l’image idyllique qu’il pouvait se faire dans le cercle familial où l’on lisait « Mon journal » et « Lecture pour tous ». Il a quelque mal à digérer l’affront. Pour se venger ou se calmer, il écrit une pièce en dialecte intitulée Zwesche Fihr un Liecht (Entre feu et lumière) où il s’en prend à tous ces notables zélés qui, pour faire passer leur compromission au temps du Reich, président désormais, avec un zèle de néo-convertis, les fameuses commissions de triage destinées à séparer, au sein de la population alsacienne, le bon grain français de l’ivraie teutonne. Prévue d’être jouée au courant de l’année 1922, la pièce est interdite par la censure peu avant le lever de rideau.
Il en faut plus pour décourager le jeune enseignant qui s’est marié entre temps, en mars 1921, avec une jeune fille colmarienne, Emma Meta Biehly. Cette dernière l’accompagne à Saint-Omer, pendant l’année scolaire 1922-23, pour effectuer le fameux stage « à l’intérieur » auquel sont soumis tous les enseignants alsaciens pour se familiariser avec la langue et la pédagogie nationale. Si ce séjour est fatal à beaucoup d’enseignants locaux, qui s’isolent et perdent toute autorité sur leurs élèves par leur maîtrise insuffisante de la langue française, elle est une réussite pour Bopp. Naturellement doué pour les langues, ouvert, curieux et sociable, il noue quelques solides amitiés qui agrémentent le séjour. Il n’éprouve pas un seul instant le douloureux sentiment de l’exil.
Pédagogue d’abord
Il retrouve cependant très vite Bartholdi et ses chers élèves. Son rayonnement pédagogique, parmi ses derniers, est grand. L’historien et archiviste Christian Wildsorf, qui fut son élève avant la guerre, se souvient : « Ses principes pédagogiques peuvent se résumer dans un passage d’un traité antique sur l’éducation attribué autrefois à Plutarque qu’il paraphrasait ainsi : « L’âme d’un enfant n’est pas un vase à remplir mais un foyer à allumer ». Avec quel entrain les « cinquièmes » scandaient en choeur , sous sa direction la belle élégie de Tibulle ( « de agri lustratione ») : « Bache veni, dulcisque tuis e cornibus uva … » A tout instant, des digressions ouvraient aux élèves émerveillés – j’ai eu le privilège d’en être- de vastes horizons sur le monde ».
L’enseignant est aussi chercheur. Dans le prolongement de ses études sur Pfeffel, Bopp devient un excellent, sinon un des meilleurs spécialistes de l’histoire littéraire et sociale de l’Alsace. Il s’intéresse aussi au Théâtre Alsacien de Colmar dont il narre l’histoire de ses origines, de 1899 à 1924. La plume le démange. A côté de sa pièce consacrée aux excès des commissions de tri, il adapte en alsacien le « Malade imaginaire de Molière » en 1922 (D’r igabeld Krank), puis Georges Dandin, en 1924. Mais le chercheur reste pédagogue. N’est-il pas l’auteur, en 1923, d’une grammaire allemande (Deutsche Grammatik der deutschen Sprache, besonders für die höheren Schulsysteme im Elsass und Lothringen) qui fait autorité;?
A l’instar des intellectuels alsaciens de son temps, il continue d’ utiliser l’allemand pour ses écrits scientifiques. Comme Schweitzer et bien d’autres. L’allemand reste la langue de la culture, celle qui a ouvert sa génération, née dans le Reichsland, au monde des idées et des arts. Celle qui lui a conféré ses diplômes universitaires. Il n’y a aucune posture militante dans cette attitude, sinon une sorte de reconnaissance pour la grandeur et l’apport d’une des grandes cultures européennes.
Attentif à la marche du monde
Pour autant, Bopp ne se désintéresse pas de la situation politique en Alsace. Comme beaucoup de ses contemporains, il assiste à la difficile intégration de la province retrouvée au sein de la République française. Comme eux, il observe, agacé, les tentatives brutales et expéditives de Paris d’assimiler, pour ne pas dire, digérer l’Alsace, riche de son histoire et de ses particularismes, dans le creuset réducteur de l’égalitarisme républicain. La déclaration d’Herriot et la volonté d’introduire en Alsace toutes les lois de la République, sans délai et sans nuance, en 1924, l’horripile. Il sympathise avec le mouvement autonomiste clérical. Sa ville d’adoption, Colmar, est, dans ce domaine, particulièrement active : autour de l’abbé Haegy, des éditions Alsatia et du journal l‘Elsässerkurier.
Attentif et curieux, il demeure cependant à la lisière. Il reste un témoin plus qu’un acteur. Sa position est celle de l’intellectuel dont l’action citoyenne consiste à observer, à attirer l’attention, à dénoncer s’il le faut, mais pas à s’ encarter, encore moins à défiler. La prise de pouvoir d’Hitler l’intrigue et, à travers le peu qu’il en sait, l’inquiète. Raison de plus d’aller sur place pour se faire une idée. Accompagné de son épouse, il entreprend un grand voyage en Allemagne, en 1936, « pour juger de la situation ».
Le périple les mène à Francfort, Berlin, Hambourg, Weimar, Dresde et Bayreuth. Il y rencontre d’anciens professeurs et des camarades d’études. Le résultat est à la hauteur de ses craintes. La situation en Allemagne est préoccupante pour l’Europe. Il revient avec la certitude de l’imminence de la guerre et … de la défaite de la France, compte- tenu des errements de la politique française. Il vit alors, selon ses propres confidences, « les années les plus malheureuses de (sa) vie toujours sous l’impression de l’affreuse guerre en perspective ». Devant ses élèves, il prophétise, en 1938, qu’Hitler attaquera dans les deux années à venir. A chacun d’eux, en octobre 1939, il donne l’inattendu et utile conseil de tenir leur journal.
Témoigner…
Ce conseil, il le prodigue d’abord pour lui. Il rendra compte fidèlement de ce qu’il aura vu, de ce qu’il aura entendu. Il s’est juré de la faire dès le début, ce 14 juin 1940, après une journée pénible et angoissante, où il ne trouve pas le sommeil, où il a la prescience des malheurs qui vont s’abattre sur l’Alsace.
« Je ne sais pas ce que l’avenir me réservera – écrit-il- mais je prends la résolution, autant que les circonstances me le permettront, de contribuer au rétablissement de la vérité historique et cela par deux moyens : en premier lieu, je collectionnerai soigneusement tous les documents officiels que je pourrai me procurer, concernant l’occupation de notre Alsace, mettant ainsi à la disposition des historiens futurs une documentation irréfutable. En même temps, je commencerai la rédaction d’un journal de guerre qui, pendant toute la durée de la guerre et de l’occupation, sera mon confident amical… »
Le journal, dont un exemplaire est déposé aux Archives départementales du Haut-Rhin, en 1974, connaît une singulière notoriété quand, en 2004, il est publié par les éditions de la Nuée bleue sous le titre Ma ville à l’heure nazie, Colmar 1940-1945. Il est un incontestable succès de librairie. A travers la chronique d’un quotidien minutieusement rapporté, où sont consignés les informations de première main comme les rumeurs les plus farfelues, les faits comme les représentations, l’essentiel comme l’accessoire, il nous donne à voir, comme jamais on ne l’avait fait avant lui, la « banale » réalité de l’occupation.
Cette banalité se résume en une équation très simple : une nazification brutale d’un côté, une compromission collective de l’autre. Un pays nazifié en surface et résistant au fond. Non pas une résistance héroïque et spectaculaire mais une résistance civique, frondeuse, qui sait, à défaut des armes, parfois manier l’humour avec une redoutable efficacité, et excelle dans l’art de s’adapter aux circonstances, à trouver des accommodements, à plier sans rompre. Des collaborateurs, il y en a eu, souvent issus de la mouvance autonomiste d’avant guerre, des héros de la résistance, aussi. Mais ils sont minoritaires. La grande majorité de la population fait le dos rond en attendant que cela passe. Et cela passe, effectivement mais difficilement.
Bopp a tenu parole. Il a témoigné et livré aux historiens un matériau rare, de toute première main. Il n’a pas travesti la réalité, il l’a simplement décrite. Il ne s’est pas donné le beau rôle. Il a agi comme la majorité de la population. Il a été l’un d’entre eux. Ni meilleur, ni pire. Ni « collabo », ni héros. Parfois courageux, rarement téméraire, jamais vraiment lâche, pas vraiment héroïque. Encore que…
…Aux heures sombres
Il avait songé, juste avant le conflit, d’acheter une maison Outre-Vosges pour s’y réfugie en cas de nécessité. Il reste finalement en Alsace et trouve à Wasserbourg, dans sa résidence secondaire, un refuge bienvenu. Il continue d’enseigner à Colmar, au lycée Bartholdi devenu Mathias Grunewald Gymnasium. Et pour conserver son poste, il est, lui aussi, un nazi d’apparence et de circonstance, prêtant, comme tout fonctionnaire, serment d’allégeance au Führer, faisant le salut hitlérien, pavoisant sa maison aux couleurs nazies, adhérant à l’Opferring, acceptant même le poste de Blockleiter. Nazi en surface mais résistant en souterrain, il écrit consciencieusement et méthodiquement, pendant soixante mois, chaque jour, une chronique résolument anti-nazie.
Il donne le change et joue parfois avec le feu. Les nazis ont, en pure perte, essayé de le récupérer. Ils finissent par s’en méfier, lassés de son peu d’empressement à leur égard. Ils ont longtemps rêvé de le gagner à leur cause. N’est-il pas le meilleur connaisseur de la vie intellectuelle d’expression allemande et alsacienne dans l’Alsace moderne et contemporaine ? Il devient suspect. A partir du printemps 1944, la Gestapo vient à maintes reprises perquisitionner la maison de Wasserbourg. Elle n’y trouve jamais rien de compromettant. Elle n’y trouve pas Bopp non plus. Quand Mme Bopp ouvre la porte, son mari, prétendu absent, sort par la fenêtre.
Durant l’hiver 1944-1945, le vent tourne. Une parole malencontreuse, tenue devant l‘Ortsgruppenleiter de Wasserbourg, faillit lui être fatale. Il émet des doutes sur la nécessité de creuser des tranchées et des fossés anti-chars, par les jeunes gens, garçons et filles, puisque la guerre touche à sa fin. Le propos défaitiste déplait. Il est menacé.
Le 26 janvier 1945, il est arrêté par la Feldgendarmerie. Sa maison est perquisitionnée. Sans résultat. Son épouse avait caché le volumineux journal, peu avant, dans une boîte de fer, enterrée dans le jardin. Les feuillets de la semaine traînent cependant encore sur le rebord d’une fenêtre. Une parente a le réflexe de poser une grosse poupée sur l’amas de papiers…
Amené à Guebwiller, Bopp est traduit devant un tribunal militaire sommaire ( Schnellkriegsgericht). On l’inculpe d’aide aux maquisards du Petit-Ballon. Le 2 février 1945, jour de la libération de Colmar, il passe en jugement. L’accusation réclame la peine de mort. Une lettre-talisman va lui sauver la vie. Il porte sur lui depuis quelque temps, convaincu qu’il sera arrêté tôt ou tard, un document qui vante ses mérites dans l’étude de l’Alsace allemande. C’est son vieil ami et aîné, le Dr Wentzke, directeur du célèbre Institut scientifique d’Alsace-Lorraine de Francfort, qu’il a connu à l’Université de Strasbourg, qui a établi la lettre. Bopp l’exhibe. Miracle, l’officier chargé de le juger connaît Wentzke. Cependant méfiant, il tente de le confondre en lui demandant le nom de la femme de Wentzke. La réponse instantanée de Bopp lui fait entendre raison. Il est persuadé de sa bonne foi, lui tend une cigarette et le déclare acquitté, faute de preuves. Deux jours plus tard, Guebwiller est libéré.
Revivre pour témoigner encore
Marie-Joseph Bopp retrouve son lycée et ses élèves. Il en a cependant pas tout à fait terminé avec la guerre. Il hésite. Va-t-il publier son journal pour livrer aux historiens, comme il l’a annoncé, le matériau dont ils ont besoin ? Le sujet n’est il pas trop étriqué, réduit à la seule ville de Colmar et à son environnement immédiat ? Une publication « brute », compte tenu du nombre des mis en cause dans le manuscrit et des jugements parfois tranchés de l’auteur sur leurs actions, n’est-elle pas prématurée dans un pays condamné à la reconstruction et, malgré l’épuration, à une ébauche de réconciliation ? Dans l’immédiat, les polémiques et les actions judiciaires prévisibles ne nuiraient-elles pas à « la tranquillité d’âme », cette vertu antique, nécessaire à l’enseignant pour transmettre son savoir et pour s’adonner à ses recherches scientifiques ? Un jour, peut-être, mais plus tard… Il se ravise et entreprend sans tarder une Histoire de l’Alsace sous l’occupation allemande, rédigée en quelques mois, qui est publiée, en septembre 1945, chez un éditeur alsacien, Mappus, réfugié au Puy. L’ouvrage est couronné, l’année suivante, par l’Académie française qui lui décerne le Prix de la pensée française.
A « Bartho », la vie reprend. Bopp met tout son poids pédagogique et son enthousiasme à former une nouvelle génération d’élèves dans laquelle on place désormais tous les espoirs. Une génération qui connaitrait la paix, fort de la tragique expérience de deux guerres mondiales, qui reconstruirait l’Europe et qui n’oublierait pas la mémoire de tous ceux qui, par le sacrifice de leur vie, ont contribué à redonner l’espérance. Ce lundi matin, 12 novembre 1945, il est au côté du proviseur Louis Charollais, pour évoquer les élèves et anciens du lycée qui ont laissé leur vie sur les champs de bataille et les camps d’extermination. Il sont plus d’une centaine à n’être pas revenus. Parmi eux, beaucoup ont été ses élèves.
Marie-Joseph Bopp peut à nouveau s’adonner à ses recherches historiques sur la littérature et la société. Son épouse Méta à qui l’unit une grande complicité intellectuelle l’aide beaucoup. Il multiplie les articles dans les publications de la Société savante d’Alsace des régions de l’Est. Les revues scientifiques le sollicitent, les magazines populaires lui ouvrent leurs portes. Car ce savant est aussi un parfait vulgarisateur, pédagogue toujours et encore, capable de publier autant dans les « Actes des congrès nationaux des Sociétés savantes, Sections d’histoire moderne et contemporaine » et dans la « Revue d’Alsace » que dans le très familial « Chez-Soi » .
Les professionnels de l’histoire lui sont à jamais reconnaissants d’avoir mis à leur disposition deux outils de recherche exceptionnels : Die evangelischen Geistlichen und Theologen von Elsass-Lothringen von der Reformation bis zur Gegenwart, publié en 1959, dictionnaire infiniment précieux des pasteurs luthériens et réformés des trois départements de l’Est, et Die evangelischen Gemeinden und Hohen Schulen im Elsass und Lothringen von der Reformation bis zur Gegenwart, publié en 1963, qui présente chaque paroisse protestante avec la liste de ses pasteurs. On les désigne aujourd’hui sous un terme générique « Le Bopp », comme on parle du « Schoepflin » ou du « Sitzmann », preuve de la gratitude de la communauté des chercheurs à l’un des plus illustres d’entre eux.
Témoin de l’histoire douloureuse de l’ Alsace, pendant la guerre, il n’a cesse, depuis lors, de mettre en oeuvre, ce que nous appelons à présent le devoir de mémoire. Correspondant départemental de la Commission d’histoire de l’occupation et de la libération de la France, il obtient, début des années 1950, pour 182 communes haut-rhinoises la rédaction d’un exposé détaillé sur l’histoire de la localité durant la Seconde Guerre Mondiale.
Mémorialiste de son temps
Infatigable, Marie-Joseph Bopp envisage de se pencher sur l’histoire de l’ancienne Université de Strasbourg. Mais sa santé décline. Il meurt, à Colmar, le 7 décembre 1972. Cela fait bientôt quarante ans. Ses contemporains se font rares. Qui se souvient de lui? Il a été davantage qu’un historien local. Ses contributions à l’histoire régionale méritent d’être rappelées. Son ouverture d’esprit et son éclectisme, au sens noble du terme, continuent d’impressionner tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont croisé sa route. Il n’est pas banal de voir quelqu’un traiter avec une égale rigueur l’idée européenne de l’Alsace de 1871 à 1900, l’établissement des colons alsaciens en Algérie et la franc-maçonnerie. Sans oublier Pfeffel, bien sûr. Le champ de ses curiosités intellectuelles est large. Tout l’intéresse. N-a-t-il pas fréquenté, avant-guerre, le sexologue Magnus Hirschfeld (1898-1935), pionnier du mouvement homosexuel et théoricien « du troisième sexe ». Il a été, en outre, l’ami du médiéviste Johannes Spörl (1904-1977) qui appartient au cercle de Fribourg, milieu d’intellectuels catholiques allemands, influencés, entre autres, par le théologien Romano Guardini. Il est vrai qu’il est formé pour appréhender les grandes questions du siècle, nourri d’un double héritage intellectuel auquel il puise sans cesse : celui de l’antiquité gréco-latine et celui du christianisme. Il incarne avec éloquence l’esprit humaniste qui, quelques siècles avant, avait éclos dans sa ville natale, Sélestat.
A la fois témoin et historien, comptable de ce qu’il avait vu et vécu, Bopp est devenu ce qu’il avait ardemment désiré : être le mémorialiste de son temps. Son journal comme son histoire de l’Alsace sous l’occupation l’attestent. Cette qualité fait que l’on a parfois eu la tentation de le comparer à Charles Spindler, auteur d’un imposant Journal sur l’Alsace pendant la Grande Guerre, qui demeure un témoignage exceptionnel, riche de 2600 feuillets manuscrits. Bopp lui a emboîté le pas, quelques décennies plus tard. Il en est le digne héritier même si les circonstances ne sont plus les mêmes. Les risques avaient augmenté entre temps. Tous deux dont été des intellectuels nourris de culture allemande, amoureux de l’Alsace et de son passé. Mais vingt-huit ans les séparent. Un monde aux yeux de l’histoire du XXe siècle.
Le poids de son témoignage et la singulière gestation de son journal sur la deuxième guerre mondiale font davantage penser à celui de Victor Klemperer, philologue allemand juif (1881-1960) qui, destitué de l’université, se consacre dans la clandestinité à l’étude de la langue allemande dévoyée par le nazisme. Il en tire un livre majeur : LTI, Lingua tertii Imperi, la langue du troisième Reich, qui est devenu un bestseller. Comme la montré l’historienne Marie-Claire Vitoux, il y a un troublant parallélisme entre les deux : enseignants, ils ont choisi les mots pour résister moralement et intellectuellement. Ils ont tous deux illustré la Resistenz, ce concept cher aux historiens allemands qui s’oppose au Widerstand : à la résistance active et armée, la plupart du temps. Non, la leur a été culturelle et morale. Ils ont choisi, hommes mûrs déjà, la seule arme dont ils disposaient : celle de l’intelligence. N’est-elle pas niée par l’idéologie nazie ? C’est donc par leur intelligence qu’ils vont résister au projet totalitaire. Même si leur situation et leur statut ne sont pas comparables, force est de constater qu’ils ont réussi tous les deux.
(Extrait de Marie-Joseph Bopp, Histoire de l’Alsace sous l’occupation allemande. Réédition. Introduction et commentaires de Gabriel Braeuner, éditions Place Stanislas, 2011.)