Martin Bucer est un paradoxe qui perdure par-delà les siècles. Il compte parmi les grands réformateurs allemands, tout de suite après Luther et Melanchton. Et parmi les tous grands réformateurs européens si l’on y ajoute Calvin et Zwingli, mais qui le connait vraiment ? Il fut pourtant leur contemporain et leur familier. Il les croisa, les fréquenta et parfois même les influença. Calvin lui doit énormément et s’il agaça parfois Luther par sa nature irénique et sa perpétuelle recherche d’une via media, le premier Martin profita beaucoup de l’autre Martin, le nôtre. Le Sélestadien avait des qualités que le natif d’Eisleben n’eut jamais. Un sens de la diplomatie, une forme de patience, une culture du compromis notamment. Mais Luther aurait-il été Luther s’il avait été erasmien ? Ce que fut Bucer qui fut aussi martinien. Allez comprendre. Soit un premier paradoxe qui suggère un portrait plus complexe qu’il n’y parait à première vue.
Une partie de l’Europe, celui du Nord, fut son territoire. Il fut un ardent propagateur du message évangélique et un bâtisseur hors pair. Il y a laissé de nombreuses traces. Le petit frère dominicain du minuscule couvent de Sélestat termina docteur honoris causa de la grande université de Cambridge où il enseigna. Et où il mourut, à l’issue d’un court exil anglais sous un brouillard épais dont il se plaignait souvent. Du temps de son vivant, malgré son solide ancrage strasbourgeois où il demeura de 1523 à 1549, on le vit pourtant, voyageur impénitent, dans presque tous les lieux où durant la première moitié du XVIe siècle se joua le destin du protestantisme germanique. On ne compte plus ses voyages pour organiser une communauté ou participer aux colloques, discussions, disputes et synthèses. Comme Erasme, sur son cheval et en carriole, sur les routes et les chemins, par n’importe quel temps et en hiver souvent, répondant présent aux appels de l’empereur ou des siens, malgré les pépins de santé et les malheurs du temps, les guerres, la famine et la peste.
Le plus grand réformateur alsacien n’est pas l’enfant le plus illustre de Sélestat, sa ville natale pour autant. Etonnant constat qui demeure vrai. Sélestat passe pour la cité de Beatus Rhenanus, rarement pour ne pas dire jamais, pour celle de Martin Bucer, son contemporain. Il est vrai qu’il y passa ses années de jeunesse et d’études, guère celle de sa vie active. Mais leur importance historique comme leur rayonnement ne sont guère comparables. Si l’histoire savait rendre à ses acteurs la place qu’ils méritent, Sélestat serait d’abord la ville de Martin Bucer. Mais voilà Sélestat est restée une ville catholique qui ne s’ouvrit jamais à la Réforme, sinon tardivement et minoritairement au XIXe siècle. Elle ne connut pas la rupture religieuse qui embrasa une partie importante de l’Europe septentrionale et dont paradoxalement l’un de ses rejetons fut un acteur essentiel.
Les riches heures d’une vie engagée
Pour le connaitre davantage, il nous faut le situer dans une nécessaire chronologie. Il nait un an avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. La date marque depuis lors, pour beaucoup d’historiens, la fin du Moyen-Age. Il serait donc un homme de la Renaissance, ce qui ne veut pas dire grand-chose tant le XVIe siècle, par maints aspects, prolonge l’automne du Moyen Age. Quand il meurt en 1551, le siècle est non seulement largement entamé, mais il s’en est passé des choses dans cet intervalle. Rien que dans son pays, le Saint Empire Romain Germanique, les bouleversements furent nombreux. Charles-Quint en est toujours l’empereur. Il l’est depuis 1519, il l’est encore en 1551 quand disparait Bucer. Pour peu de temps, il se retirera en 1556, pour décéder, deux ans plus tard au monastère San Jeronimo de Yuste en Estramadure. Il a hérité d’un immense empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, de l’Europe aux Amériques. Il a guerroyé des années durant contre François 1er, le roi de France, lors des nombreuses guerres d’Italie notamment. Il en fut victorieux mais à quel prix ? Et c’est chez lui, au sein de son Empire, que le moine augustin Martin Luther va afficher ses 95 thèses à Wittenberg, dans l’électorat de Saxe, en 1517, provoquant une immense déflagration qui n’a pas fini de résonner, au milieu du siècle encore et qui déchira une seconde fois la robe sans couture du Christ.
On sait que Bucer en fut le témoin, le comptable et l’acteur. Il l’aura accompagnée jusqu’au bout. Il ne connaitra cependant pas son aboutissement, cette Paix d’Augsbourg du 29 septembre 1555, qui mérite bien son nom, et qui mit un terme, du moins provisoirement, au conflit religieux en terre allemande, en assurant une sécurité politique et juridique durable à ceux qui se référaient à la confession d’Augsbourg de 1530 qui allait devenir la confession de référence des églises luthériennes. Les princes-électeurs obtenant le droit de choisir la religion pour eux et leurs territoires (cujius regio, ejus religio, tel prince, telle religion, Wessen land, dessen Religion).
Son père fut tonnelier, sa mère sage-femme. En 1501, ses parents quittent Sélestat pour Strasbourg. C’est son grand-père qui l’élèvera jusqu’en 1506-1505 où il entre au couvent des dominicains de Sélestat. Il a fait un passage très court à l’Ecole latine alors en plein essor. Ses supérieurs l’envoient en 1517 chez les Dominicains de Heidelberg où il s’inscrit à l’université. C’est ici qu’il rencontre, lors d’une dispute, Luther. Le très érasmien dominicain, fortement impressionné par son confrère augustin, devient martinien. Le voilà définitivement gagné aux idées de la Réforme. Il quitte son couvent en 1521, obtient difficilement un bref pontifical le dispensant des vœux monastiques et entame une vie d’errance trouvant refuge auprès du chevalier Franz von Sickingen puis chez un autre reître, Ulrich von Hutten au château de l’Ebernburg. En 1522, il se marie avec Elisabeth Silbereisen, ancienne nonne du couvent de Lobenfeld dans le Bade Wurtemberg. Excommunié, poursuivi par l’officialité épiscopale de Spire, il s’arrête à Wissembourg à l’appel du curé Henri Motherer et y prêche la réforme luthérienne. De nouveau pourchassé, il arrive à Strasbourg, où son père est bourgeois, en 1523, avec son épouse. Il y restera jusqu’en 1549.
En 1524, il est devenu prédicateur de la paroisse de Sainte Aurélie et concourt avec Mathieu Zell, qui prêche l’évangile à la cathédrale, à l’introduction de la réforme à Strasbourg, jouant un rôle non négligeable dans l’abolition de la messe, intervenue en février 1529. Avec ses collègues Capiton, Zell et quelques autres, il va organiser l’église strasbourgeoise. Il a combattu les anabaptistes, organisé un synode local en 1533, promulgué les ordonnances ecclésiastiques et disciplinaires en 1533-1534, théorisé son action pastorale en publiant en 1538 son ouvrage Von der wahren Seelsorge, qui débouchera dix ans plus tard, en 1547-1548, sur une double structuration écclésiologique à savoir: créer de grandes paroisses multitudinistes et des petites communautés confessantes sur lesquelles nous reviendrons.
Parallèlement, tout en demeurant fidèle à Strasbourg, où il accueille Calvin pendant trois ans, de 1538 à 1541, en lui confiant le soin d’organiser la paroisse des réfugiés de langue française, on le retrouve, ardent artisan de la concorde et de l’unité de l’église protestante, sur tous les terrains allemands où l’on dispute, s’oppose, se fâche, tombe d’accord ou diverge. Dès 1525, il est mêlé à la querelle sacramentaire qui oppose Luther et Zwingli. En 1528, il participe à la dispute de Berne qui va adopter la réforme. En 1529, il est présent au colloque de Marbourg où Luther et Melanchton se heurtent, toujours sur la cène, à Zwingli et Oecolampade, le réformateur bâlois. En 1530, il ne signe pas la Confession d’Augsbourg, qui pose les fondements de l’église luthérienne mais lui oppose la Confession tétrapolitaine, signée par les villes de Constance, Lindau, Memmingen et Strasbourg où, entre autres, l’article sur la cène expose une position intermédiaire entre celle de Luther et Zwingli. Déjà champion de la voie médiane, à la recherche de l’impossible synthèse pourtant si nécessaire à ses yeux. Si nécessité fait loi, rien n’empêche de changer d’orientation en cours de route. En 1531, Strasbourg rejoint la ligue de Smalcalde, coalition entre les princes et les villes libres protestantes du Saint-Empire qui unifie la résistance protestante face à l’empereur. Qui dit ligue de Smalcalde, dit adhésion à la confession d’Augsbourg. Strasbourg y adhère donc en 1531. Voilà un trait typiquement Bucérien que l’on a parfois mal jugé. Une forme d’inconstance que l’on prit pour de la duplicité. Ce ne sera pas son seul volte face tactique au cours de sa vie. Que ne ferait-on pas comme sacrifice pour tendre à l’unité, sa véritable obsession, qui le conduit, toujours et encore, à reprendre la route. Il est le rédacteur de l’ordonnance ecclésiastique d’Ulm en 1531, le voilà en Suisse, en 1533, en Souabe les années suivantes avec, à chaque fois, un saut à Augsbourg pour l’organisation, la pacification de l’église protestante. Ses entretiens avec Melanchton sont féconds. Ils se ressemblent un peu. Ils partagent le même souci de l’unité de l’église protestante. La concorde, ils la vivent, la conceptualisent, la rédigent à Wittenberg, en février 1536, quand se fait l’unité du protestantisme allemand sans les Suisses et malgré quatre voyages infructueux de Martin Bucer à Bâle, Berne et Zurich. L’échec ne le rebute pas, Il ne tient pas en place. Voilà qu’en 1536, il ramène en Hesse la majorité des anabaptistes au sein de l’église protestante en faisant introduire dans les ordonnances ecclésiastiques la confirmation des catéchumènes et l’exercice des mœurs par les Anciens. Son expérience strasbourgeoise se révèle, en l’occurrence, déterminante.
Les années qui suivent, la fameuse décennie de 1540, est moins conquérante, pourtant il est toujours aussi actif et présent. Il participe à l’essentiel des colloques religieux suscités par Charles-Quint pour essayer de rapprocher catholiques et protestants. Il est à Haguenau en 1540, à Worms en 1541, et participe au colloque de Ratisbonne en 1542. En vain. Ces Religionsgespräche sont un échec. Malgré quelques points de rapprochement, on achoppe sur la question de l’autorité et de la structure de l’église, la transsubstantiation, la confession. Il y aura cru jusqu’au bout, et sera encore de la partie en 1546, toujours à Ratisbonne, pour une ultime rencontre et un nouvel échec. Il est vrai que les temps sont devenus plus durs. Charles-Quint a vaincu la ligue de Smalcalde au printemps 1547. Comme il avait vaincu, en 1543, le duc de Clèves compromettant l’introduction de la réforme à Cologne à laquelle travaillait depuis 1542 Martin Bucer, appelé par l’archevêque électeur de Cologne, Hermann von Wied. Y-aurait-il une forme de boulimie bucérienne ? Une hyper activité due à la fragilité des choses, à l’âge qui vient, à un sentiment d’urgence, à la conviction forte qu’on n’a rien donné si on n’a pas tout donné ou à une foi dont les œuvres seraient quand même les compagnons naturels et légitimes ? Même les malheurs du temps le font rebondir. En 1541, voilà qu’il perd lors d’une épidémie de peste son épouse, Elisabeth, qui l’a tant déchargé des soucis domestiques, trois de ses enfants et son ami de toujours, compagnon de lutte et d’interminables négociations, Wolfgang Capiton. L’année suivante, Bucer épouse la veuve de ce dernier, Witbrandis Rosenblatt, déjà veuve d’ Oecolampade, le réformateur bâlois. Il séjourne pendant huit mois à Bonn, en 1543, y prêche, donne des cours, rédige avec Melanchton une ordonnance ecclésiastique qui provoque la haine du magistrat, du clergé et de l’université de la ville. L’échec ne l’épargne pas. Mais est-ce une raison de renoncer à se battre ? Mille fois Bucer a mis l’ouvrage sur le métier.
D’ailleurs, la défaite des protestants, à l’issue de la guerre de Smalcalde ne serait-elle pas un châtiment de Dieu ? Profitant de l’ébranlement consécutif à ce désastre militaire, Bucer va lancer à Strasbourg, en 1547, dans chaque paroisse, les fidèles confessants regroupés en Christliche Gemeinschafte, devant agir comme un ferment dans le corps de la communauté paroissiale. Ces communautés, ces ecclésioles devaient vivre le message de la Bible de façon visible, fidèlement et sans restrictions, se soumettant librement à une discipline fondée sur les dix commandements, accompagnant les pasteurs dans la responsabilité de la cure d’âme et de la discipline des mœurs. L’idée séduit certains pasteurs, en rebute d’autres, ne convainc guère le sénat de Strasbourg qui craint une scission entre les paroisses, voire l’instauration d’un christianisme à deux vitesses, et un mécontentement de l’empereur, désormais en position de force, qui va , lors de la diète de 1548 à Augsbourg, proposer un règlement religieux provisoire pour toute l’Allemagne en attendant les décisions finales du Concile de Trente. Une position transitoire qui porte bien son nom, celui d’Intérim d’Augsbourg, que rejette Bucer qui a pourtant participé aux négociations. Rentré à Strasbourg, il rédige le Summarischer Vergriff où sont rappelées les positions strasbourgeoises défendues depuis 1523. Bucer s’oppose donc à l’Intérim, mais Strasbourg a-t-elle les moyens, elle, de prendre ce risque ? Ne craint-elle pas de connaitre le même sort que Constance qui vient d’être mise au ban de l’Empire, ce Constance si proche de Bucer, du temps de la Tétrapolitaine et de son ami et confident, le réformateur Ambroise Blaurer ? La ville se voit contrainte d’entamer des négociations avec l’évêque de Strasbourg. Bucer est devenu un obstacle. Lui qui a tant donné à Strasbourg, est obligé de la quitter pour un exil anglais, entamé le 6 avril 1549, qui sera sans retour. Accompagné de l’hébraïsant Paul Fagius, il débarque en Angleterre le 23 avril 1549. Pourquoi l’Angleterre ? Melanchton l’avait invité à Wittenberg et Calvin à Genève. L’archevêque de Canterbury, primat de l’église d’Angleterre, Thomas Cranmar qui veut développer l’église protestante anglaise sut l’attirer après lui avoir écrit: « Pour toi, mon cher Bucer, notre royaume offre un havre de paix où la semence de la vraie doctrine est semée par la grâce de Dieu. Viens donc chez nous, viens travailler avec nous pour la moisson du seigneur. ». Pourquoi l’Angleterre ? En Allemagne et en Suisse, la Réforme était en phase de reconnaissance, sa construction avait bien avancée, à Genève, Calvin veillait au grain, en Angleterre beaucoup restait à faire. Et puis, la blessure strasbourgeoise restait vive. Mieux valait mettre un peu de distance avec Strasbourg qui l’avait rejeté après l’avoir accueilli un quart de siècle plutôt. Il en voulait beaucoup à Jacques Sturm d’avoir cédé à l’Intérim pour des raisons politiques, préférant l’argent à l’évangile.
Arrivé en Angleterre, Bucer n’y perd pas son temps. Il va enseigner à Cambridge. Le voilà reparti, le cœur y est encore mais les forces font défaut. Le navire bucérien s’enlise sur les côtes anglaises. Il écrit à Calvin, quelques mois après son arrivée : « Me voilà en exil à mon âge, loin de mon pays, chassé de mon église que j’aime tant, de mon école, de ma ville où j’ai œuvré par la grâce de Dieu, séparé de mes chers amis et frères pour vivre au milieu d’une nation qui est certes bienveillante à mon égard, mais dont je ne connais pas la langue, à la nourriture de laquelle je n’arrive pas à m’habituer, dont le style de vie m’est étranger et où je ne vois pas clairement dans quelle perspective , je peux servir le Seigneur par mes efforts. » Malade et alité, il commence ses cours avec un trimestre de retard. En septembre 1549, son épouse Vitbrandis et sa belle fille Agnès le rejoignent, il est désormais moins seul, quoique perdant rapidement son compagnon d’infortune Paul Fagius. On le consulte pour l’organisation de l’église anglaise. Certaines de ses idées figurent dans le Common prayer book de 1549, refondu en 1551. Il est influent certes, sa réputation l’a précédé. Il n’a pas que des amis. Un de ses collègues, Paul Young, le dénonce auprès du vice –chancelier de l’université comme professant des idées contraires à la Bible et aux pères de l’Eglise. Blessé, il se met à rédiger neuf thèses pour se défendre. Il est parfois surpris pour ne pas dire atterré par le niveau de certains débats,celui des vêtements liturgiques par exemple, soulevé par l’évêque protestant radical John Hooper.
N’est-il pas déjà l’homme d’un autre temps, d’une autre histoire, d’une autre géographie surtout, d’une autre culture aussi. Nous ne sommes plus au temps des pionniers, son exigence rejette plus qu’elle n’attire. Les étudiants anglais n’aiment guère se faire houspiller, rappeler à l’ordre, invités à une vie pénitente et disciplinée. Ils s’ennuient et n’hésitent pas à parler de nausée à propos de ce qu’ils entendent et que Bucer leur assène… « Bucer –témoigne un de ses collègues- exhorte, écrit et tonne sans cesse dans ses cours et ses nombreuses prédications latines qui ont lieu devant un auditoire nombreux, disant qu’il faut se repentir et abandonner les idées impies et immorales de l’ancienne religion ; il lance des attaques virulentes contre les ecclésiastiques pour qu’ils mettent plus de zèle et de rigueur dans leurs prédications, et contre le peuple pour qu’il fréquente les dites prédications avec plus de zèle… mais cela n’a malheureusement pas l’effet qu’il souhaiterait.» C’est le moins que l’on puisse dire.
Le temps lui est compté, probablement le sait-il ou le sent-il. Il se remet à l’ouvrage et porte sur papier les idées fondamentales de sa théologie et de sa réforme ecclésiastique dans un traité intitulé De regno christi/Du règne du christ, achevé en octobre 1550 et remis au roi Edouard VI pour Nouvel An 1551. Ouvrage testament, récapitulatif de ses idées sur la cité chrétienne où est proposé tout un programme de réformes destinées à faire de l’Angleterre un royaume aussi parfait qu’humainement possible. Il y aura cru jusqu’au bout. Ce qu’il n’a pu faire pour sa chère ville de Strasbourg, il l’a rêvé pour l’Angleterre de son exil. Le De regno Christi résume le combat de sa vie, le montre une dernière fois tel qu’il fut : un théologien solide, un organisateur hors pair. A côté de considérations théologiques, il passe en revue les questions pratiques d’éducation religieuse, d’enseignement primaire obligatoire, de réforme des universités, de prédication et de rémunération des ministres du culte, de sanctification du dimanche. Sa démarche comme à l’habitude est globale, elle embrasse le tout et aborde également les questions concrètes de l’assistance publique, le mariage et le divorce, la formation professionnelle, la règlementation des métiers et du commerce, la réforme de l’administration et de la justice dont, entre autres, le remplacement des peines de prison par des travaux d’utilité publique.
Ce fut là son dernier ouvrage, ce fut même son chef-d’œuvre. A la mi-février 1551, il tombe malade. Il décède dans la nuit du 28 février au 1er mars. On lui fit de grandes funérailles. On l’enterra à Cambridge avec faste, et on le déterra avec violence et fracas, cinq ans plus tard, le 6 février 1556, pour un procès en hérésie lors de la recatholicisation brutale du règne de Marie Tudor (1553-1554). Sa dépouille ainsi que celle de son vieux compagnon d’exil Paul Fagius furent brûlées, avec leurs écrits, sur la place du marché de Cambridge. Quatre ans plus tard, le 22 juillet 1560, ils furent réhabilités sous le règne d’Elisabeth Iere. Une plaque commémorative à l’église Sainte-Marie à Cambridge rappelle aujourd’hui son souvenir.
Portrait d’un coquin cajoleur ?
Maintenant que les dates sont bien calées, que la chronologie le situe dans l’histoire, intéressons nous un peu à l’homme. Peut-on faire un portrait de l’intéressé. On l’a assez dit et répété, on n’ échappe pas à son temps et celui-ci vous détermine ou vous conditionne en partie. Au cadre historique que je viens de vous dresser, ajoutons un petit tableau qui le situe par rapport à ses contemporains. Il est évidemment le cadet des humanistes de la première génération, Geiler de Kaysersberg (1445-1510), Jacques Wimpfeling (1450-1528), Sébastien Brant (1457-1521). Il est plus jeune également qu’Erasme de Rotterdam (1466-69-1536). Luther (1483-1546) est certes son ainé de 8 ans, mais c’est quasiment un contemporain, tout comme Zwingli (1484-1531) et Melanchthon (1597-1560) son cadet de 7 ans, soit presque rien. Seul Calvin est plus jeune (1509-1564). Bucer, très proche de lui, durant le séjour strasbourgeois du réformateur Genevois était en quelque sorte un grand frère, influent et écouté.
Mais qui était-il vraiment ? Peut-on davantage le cerner ? Les portraits le concernant sont rares. Ils découlent en réalité tous de la médaille gravée par Frédéric Haguenauer à Bonn en 1553. Il est déjà mort à cette date. Il est représenté de profil, dans la force de l’âge. Les traits sont puissants, il a conservé ses cheveux légèrement bouclés. Un nez assez fort, des joues flasques. Il fait son âge. Sévère peut-être mais pas austère. Difficile d’en dire davantage sur la base d’un portrait qui répond à des règles surtout quand il est officiel.
Ceux qui l’on lu et beaucoup pratiqué, je pense à Jean Rott, qui publia sa correspondance et qui en fut en Alsace un de ses meilleurs connaisseurs, le déchiffrant avec constance, est obligé de reconnaitre que son style est quelque peu cahoteux, pour ne pas dire verbeux. Obscur par endroit, abondant en digressions et en répétitions, mais aussi en trouvailles souvent originales. C’est qu’il est un auteur prolixe, toujours pressé par le temps et l’action. On dirait qu’il n’a pas le temps d’être concis. Ce que Jean Calvin remarqua également : « Bucer est trop long pour être lu par ceux qui sont distraits par d’autres occupations, et trop haut pour être facilement entendu des petits et de ceux qui ne considèrent pas de si près les choses. Car incontinent qu’il se prend à traiter une matière, quelle qu’elle soit, la fertilité incroyable d’esprit qui a lui a fournit tant de choses en main, qu’il ne peut s’étancher et faire fin ». Il n’a certes pas l’éloquence des humanistes, la pureté du style et l’obsession de la forme. Son compatriote Beatus Rhenanus, dans la maison de son ami Capiton, lui reprochera un jour de haïr l’étude des Bonnes Lettres. En réalité, il ne les haïssait pas, ses priorités étaient autres. Peut-être étaient-elles simplement luthériennes ? L’autre Martin, avec sa fougue habituelle, n’avait-il pas proclamé un jour : « Que périsse le lustre de la langue latine, le miracle de l’érudition qui obscurcit la gloire de Dieu ! »
Comme Luther, Bucer fut marié. Comme lui, il épousa une nonne. Il le fit même avant que le moine augustin ne se mariât avec Catherine de Bora. Il le précéda de trois ans.L’élue fut Elisabeth Silberreisen. Il l’épousa durant l’été 1522. Ella avait été nonne au couvent de Lobenfeld dans le Kraichgau. Son père Jacob était forgeron, sa mère se prénommait Anna. De même extraction que Martin Bucer, donc. Elle devint moniale ou plutôt fut mise au couvent après avoir perdu ses parents très tôt. Probablement, la vocation avait-elle très peu à voir avec ce choix de vie. Le refuge au couvent était souvent alors une réponse sociale plutôt que le fruit d’un cheminement spirituel.
En se mariant, comme après lui Luther, Bucer pose les fondements du presbytère protestant. Il fut en outre, heureux en mariage. Un an après ses noces, il écrivait : « J’ai épousé une jeune fille qui a été au couvent et je ne m’en repens toujours pas. Nous nous sommes rendu compte que la vie de couvent a malheureusement souvent été un obstacle, nous empêchant d’arriver à une vie chrétienne. Nous avons décidé d’entrer dans la vie conjugale et nous avons vu que cela nous fait avancer dans une vie agréable à Dieu ». A ses nombreux détracteurs, le mariage lui ayant valu l’excommunication, il répondra en fustigeant leur morale hypocrite : « Les jeunes filles ne sont pas si chères. Si j’avais voulu, j’aurais pu en avoir deux ou trois pour une et en changer toutes les semaines. Et je serais resté un grand seigneur, comme certains papistes. Et à Worms, les émissaires du pape m’avaient proposé tout leur soutien dans cette voie, comme de nombreuses personnes dignes de confiance peuvent en témoigner ». On n’en saura pas plus, mais le témoignage est éloquent et nous laisse voir dans quelles turpitudes était tombé le clergé.
Vingt ans plus tard, il chante toujours les louanges de sa chère Elisabeth. Il souligne : « sa conduite exemplaire, sa respectabilité, sa piété ainsi que son zèle dans le ménage et dans le travail ». Il reconnait à quel point elle l’avait aidé dans son service, le déchargeant « de tout souci ménager et de toutes les affaires pratiques. » Elle avait effectivement pris toutes les dispositions pour lui permettre de courir le monde pour la cause de Dieu. Il semble qu’elle lui ait donné cinq enfants, dont Nathanaël un enfant handicapé, qui lui survivra quand elle fut emportée par la peste en 1541. Six mois plus tard, Bucer épousait une autre femme de pasteur, celle du Bâlois Oecolampade, et de Wolfgang Capiton, le réformateur strasbourgeois. Witbrandis Rosenblatt avait 38 ans. Elle était bâloise, et avait connu le veuvage pour la troisième fois. Quand elle épousa Bucer, elle avait quatre enfants issus de ses mariages précédents. Tous deux eurent une fille prénommée Elisabeth. Witbrandis savait mieux que quiconque ce qu’était le service des premiers réformateurs. Elle avait partagé leur vie. La vie engagée et active de Bucer ne dut pas la surprendre. On aurait presque envie de dire, qu’elle s’y était préparée. Nous sommes peu renseignés sur son mariage avec Martin Bucer sinon qu’elle le rejoignit dans son exil anglais, quatre mois après son arrivée à Cambridge. Une de ses filles, Agnès, l’accompagnait (Joisten, 1998, 111). Après le décès de Martin Bucer, elle retourna à Bâle, où elle mourut le 1er novembre 1564, à l’âge de 60 ans. Sans entrer dans une psychologie au rabais, on ne craindra pas d’affirmer que Bucer trouva dans le mariage un réel équilibre et un soutien essentiel, domestique et logistique, à son activisme spirituel et géographique. Il y trouva l’amour aussi. Pour preuve, cette lettre émouvante écrite à son fils Nathanaël, le 18 avril 1549, avant de s’embarquer à Calais. « Mon cher fils, si ta mère n’avait pas été si croyante, si zélée et si active, si elle n’avait pas travaillé au-delà de ses forces, toi et moi l’aurions bien ressenti… Je sais ta faiblesse de corps et d’esprit et j’y compatis paternellement. Le Seigneur t’a donné une part de ses grâces, pour que tu puisses apprendre et faire quelque chose, alors tiens les ferme, ces grâces, éveille-les en toi par la prière fervente, par l’écoute et la lecture assidues de la parole de Dieu, par la fréquentation des croyants ; applique toi sans cesse à apprendre le catéchisme et à connaître de plus en plus le sauveur Jésus-Christ, pour trouver en lui la consolation et la joie de tout ce qui t’est nécessaire. Si Dieu m’accorde un lieu pour m’établir et t’avoir auprès de moi, tu verras comme je te reconnais et t’aime comme le seul enfant qui me reste de ma défunte épouse que j’aimais. »
Sauf peut être à la fin de sa vie, durant l’exil anglais, où il se heurta à l’incompréhension de certains de ses pairs et de ses nombreux élèves, faisant preuve d’une impatience inhabituelle, Bucer passa toute sa vie durant pour une personne patiente et diplomatique, à la recherche du consensus en toute chose dans ses relations avec les protestants divisés ou avec les catholiques hostiles voire revanchards, à mesure que le sort des armes devint favorable à l’empereur. Ces qualités furent nécessaires à celui qui consacra sa vie à l’unité du protestantisme et au dialogue avec les catholiques. En quoi, il se distinguait de Luther et des réformateurs de la première génération, parfois trop pressés d’aboutir en brûlant les étapes. S’il a tant remis l’ouvrage sur le métier, c’est qu’il savait donner du temps au temps : « Il faut tout de même laisser le monde être encore un peu le monde ! » avait-il concédé un jour.
Homme de compromis, il s’attira les foudres de Luther qui lui reprocha de faire trop de concessions aux papistes. On connait la célèbre diatribe de Luther contre Bucer : « Bucer, un coquin enjôleur. Plus jamais je ne lui ferai confiance. Il m’a trop souvent trompé. Récemment à la diète de Ratisbonne, il s’est comporté de triste façon, voulant jouer le médiateur entre moi et le pape, sous prétexte qu’il serait tellement triste que tant d’âmes soient perdues à cause d’un ou deux articles de foi ! Il voit les choses de manière trop politique, pensant qu’elles sont tributaires de l’époque, pouvant être changées au gré du temps ». Inutile d’insister sur leur différence de tempérament et de caractère. Même s’ils s’agacent mutuellement, ils furent parfaitement complémentaires, et cette complémentarité qui peut être étendue à d’autres acteurs, à Melanchton notamment, contribua puissamment à bâtir le protestantisme germanique. Ajoutons que malgré les colères de Luther, Bucer lui fut toujours fidèle. Il possédait, malgré les apparences, cette qualité rare de ne jamais renier ceux qui ont compté dans sa vie, qu’il s’agisse de Luther ou d’Erasme, même s’il a choisi très rapidement son camp et de son contemporain Beatus Rhenanus. Il était à son chevet quand ce dernier rendit l’âme. Pour en revenir à Luther, voilà ce qu’il écrivait au lendemain de la mort de Martin Luther survenue à Eisleben le 18 février 1546 « Je sais que beaucoup de personnes haïssent Luther. Et pourtant il est sûr que Dieu l’a beaucoup aimé, et qu’il ne nous a pas donné pour l’évangile d’instrument plus saint et plus efficace que lui. Luther avait des défauts, de grands défauts même. Mais Dieu les a acceptés et pris à son service, lui donnant plus qu’à aucun autre mortel un esprit puissant et une force divine pour annoncer son fils et vaincre l’Antéchrist. Celui que Dieu a pleinement accepté et attiré à lui, celui qui a lutté contre le mal comme personne d’autre, comment moi, pauvre serviteur, misérable pécheur dont le zèle pour la justice est si faible, comment pourrais-je le rejeter et le réprouver pour des défauts qu’il ne faut certes pas louer, mais n’avons-nous pas l’habitude d’exiger l’indulgence pour nos propres défauts qui sont bien plus graves ? »
Il ne mérite nullement cette réputation d’avoir été un homme tiède sinon peureux, inconstant, double et cajoleur pour reprendre l’expression de Luther. Il a des convictions sur lesquels il n’a jamais transigé. Sa foi notamment. Il a du courage et plus qu’on ne le pense. Quand il a rompu avec son ordre, quand il a suivi Luther, quand il s’est marié, quand il a signé la confession tétrapolitaine, en 1530, pour se distinguer de la confession d’Augsbourg, quand il refusa l’Intérim, quand il s’exila en Angleterre et quand enfin, lui, l’étranger, s’y défendit bec et ongle contre les propos malveillants de collègues jaloux. Et plus globalement dans toutes ses négociations et colloques au service de l’unité des protestants et du rapprochement avec les catholiques. Il aurait été tellement plus facile pour lui de se retirer sur l’Aventin, de se draper dans une dignité susceptible, de rester rivé sur ses positions. Il fallait un cœur solide et des convictions fortes sinon une foi avérée, pour parcourir le vaste espace germanique et mettre la main dans le pétrin.
Qu’est ce que finalement le Bucérisme ?
Peut-on parler de Bucérisme ? Ce ne fut pas une doctrine mais un comportement. Une manière d’être et de faire, autrement dit d’agir. Quelles furent ses motivations ? Au centre ou à la source : l’évangile ! En son cœur, la foi au Christ et l’amour du prochain en découlant. Le Christ au centre de tout et l’esprit-saint comme force agissante. « La parole divine lumineuse », contenue dans la Bible a été pour lui l’autorité, la source et le critère de sa foi, comme pour tous les réformateurs de son temps : Dieu a créé le monde et l’a sauvé par le sacrifice de son fils pour que les hommes poussés par l’esprit saint s’entraident et contribuent à réaliser ou à faire progresser dès maintenant le Royaume de Dieu sur la terre. Comme l’écrit Jean Rott : « Cette conception déplace l’accent du salut personnel vers le devoir communautaire et débouche sur l’exigence éthique d’un engagement social de l’individu. ». Il fait sienne la double prédestination augustinienne, celle des élus et des réprouvés, mais reconnait à l’homme une certaine liberté de choix, dont témoigne sa conscience. Il admet une double justification par l’élection/adoption et sa conséquence la sanctification du croyant malgré la possibilité d’une rechute. D’où l’importance attribuée aux œuvres bonnes qui sont quasi révélatrices de l’élection .
L’ Eglise ensuite, non figée pour l’éternité mais en évolution et mouvement perpétuel. Il était convaincu qu’il y avait différentes demeures dans la maison du père, autrement dit plusieurs manières tout à fait légitimes de vivre sa foi. Une église multitudiniste, d’un côté, qui offre de multiples possibilités, de l’autre des groupes confessants, acceptant de vivre leur foi de façon engagée et communautaire. Soit des groupes à dimension humaine dans une grande église plutôt anonyme. Les deux éléments se complètent et ne s’excluent pas. L’une féconde, l’autre préserve des tentations du sectarisme notamment. Le multitudinisme qui fait référence non pas à l’hérésie du XIIe siècle mais au passage biblique des multitudes dont Jésus avait compassion (Matth.15,32) désigne l’attitude et le statut d’une église protestante qui ne serait plus une église d’Etat, mais n’en aurait pas moins pour mission de s’occuper spirituellement de l’ensemble d’une population. Ex. les Landeskirchen allemande .
L’église visible, c’est le chantier où se construit patiemment le royaume. D’où l’importance des ministères d’édification et d’enseignement, d’exhortation et de correction, d’aide fraternelle et de diaconie. D’où aussi la valorisation des sacrements du baptême et de la cène, l’instauration de la confirmation, l’attention portée à la liturgie et au chant. L’église ne se conçoit pas sans catéchèse, ni instruction à tous les niveaux, ni discipline touchant autant la doctrine que les moeurs. Ni enfin sans le soutien de l’Etat ou des autorités locales qui ne sont pas seulement là pour assurer la sécurité et l’ordre public, mais aussi pour aider à propager l’évangile et hâter par là l’avènement du royaume. Cette conviction forte du rôle que doivent jouer les pouvoirs politiques explique en partie la présence quasi constante de Bucer dans les lieux politiques où se jouait le destin de l’Eglise, auprès des institutions impériales, princières ou municipales.
L’aiguillon qui porte Bucer est l’unité des chrétiens. Il fut, nous l’avons abondamment illustré par sa présence constante aux colloques et discussions, un intermédiaire entre les deux confessions et à l’intérieur du camp protestant, un artisan de la concorde. Que l’on songe à ses incessants efforts de conciliation sur la question concernant la sainte cène. Comme Luther, il voulait une église renouvelée par l’Evangile de la justification par la seule grâce de Dieu, mais il voulait que l’église fût unie et unique. Beaucoup de membres mais un seul corps. Mais dans la vie, il peut y avoir conflit entre la recherche de la vérité d’un côté, et celle de l’unité de l’autre. Jusqu’à quelles concessions doit-on consentir sans s’éloigner de la vérité ? Cette tension fut permanente chez Bucer, elle est à l’origine de sa réputation de tiédeur, de versatilité quand on n’évoque pas sa duplicité voire lâcheté dans son propre camp. C’est qu’ il répugne aux alternatives cassantes, entweder, oder, sa voie est médiane, il est un voyageur entre les frontières, un artisan de paix dans l’esprit des béatitudes. Il avait une qualité rare, l’écoute, et d’un autre côté une fermeté qui ne transigeait pas sur l’essentiel. Son compagnon Paul Fagius avait dit de lui : « Satan l’a induit en tentation de multiples manières pour le détourner du droit chemin. Mais Dieu lui a donné une fermeté exemplaire. »
Bucer fut un théologien du dialogue. Il a voyagé sans cesse entre les différentes tendances confessionnelles dans les différentes régions d’Europe. Vous avez eu un aperçu de la géographie bucerienne. Il a donné quelques impulsions définitives à la Réforme en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, mais aussi aux Vaudois d’Italie, aux Frères Moraves de Tchécoslovaquie, aux protestants de Suède. Cet Alsacien était déjà un Européen. Son Europe était celle des régions qui se ressemblent parfois mais jamais ne se confondent. D’où le souci, dans ses projets, de réforme d’éviter l’uniformité comme la simplification réductrice. Les prescriptions destinées à l’église de Hesse, ne sont pas nécessairement celles qu’il exige ailleurs. Mais pas de provincialisme étroit non plus, il convient de garder une vision large des choses et d’exiger partout un christianisme protestant crédible qui gomme le fossé entre le dire et le faire, entre la parole et l’action. Une exigence parfois mal comprise notamment dans le domaine de la discipline des mœurs, déjà à l’époque à Strasbourg d’abord, en Angleterre plus tard, hier comme aujourd’hui, à qui l’on reprochait d’être rigide et cassante. Dans l’esprit de Bucer pourtant, cette discipline était une protection, une sécurité devant aider le chrétien à vivre dans la vérité et dans l’unité.
Cela nous parait parfois bien loin et surtout bien étranger à nos pratiques actuelles. Bucer aurait il échoué ? Du temps de son vivant, il connut, nous l’avons vu, autant d’échecs que de réussites. Son type d’église n’a pas survécu à Strasbourg. Il a rapidement été incorporé par Jean Marbach et Jean Pappus dans le cadre de l’orthodoxie de l’église luthérienne. Sa voie moyenne, son église à mi-chemin entre lutheranisme et zwinglianisme sentait trop le compromis. Il fallait être d’un coté ou de l’autre. Pas de place pour les positions médianes. Pas assez tranchées, pas assez clivantes .Il fallait que les choses fussent claires pour reconnaitre ses brebis. Ce n’était pas là l’attitude de Bucer. Pourtant, un peu plus loin, son élève et ami Jean Calvin reprit maintes de ses idées pour bâtir l’église de Genève, tant dans le domaine doctrinal qu’ecclésiologique. Au point qu’un pasteur contemporain, Jacques Courvoisier a écrit, en 1933 que « Bucer était le créateur génial de l’église réformée et Calvin le génial praticien.»
Que reste-il de Bucer, sinon le modèle et l’exemple d’un artisan de paix, du premier grand homme œcuménique qui souhaitait ardemment « que les chrétiens s’acceptent mutuellement et dans l’amour car toutes les erreurs de moeurs et de jugement viennent du fait que par manque de fraternité l’esprit du Christ ne peut agir »
Theodore de Bèze qui succéda à Calvin avait retenu Bucer dans son ouvrage Les vrais portraits des hommes illustres en piété et doctrine paru à Genève en 1581 :
L’Allemagne se sent , ô Bucer, très heureuse/ De t’avoir donné vie : elle s’en vante aussi/ Tes écrits jusqu’aux bouts de ce grand monde-ci/Portent ton nom, ta gloire & grandeur valeureuse/ Quant au cours de tes ans, l’Allemagne dira/ L’ai chassé malgré moi, ce Bucer que j’aimoye/ l’Angleterre avouera, je l’ay gardé en joye/ Alors que dans mes bras saufs il se retira/ Son corps dans le tombeau, chez moy j’ay veu descendre/ D’où vient donc, Angleterre ( ô forfait inhumain)/ Qu’incontinent tu as de la félonne main/ tiré ce corps de terre et l’as réduit en cendrez ?/ Je m’abuse, Bucer : estant ainsi purgé/ D’ordure, n’es tu pas ores au ciel logé ?
Au ciel logé? N’est-ce pas la destinée promise pour celui qui avait pris pour devise mihi patria coelam/ le ciel est ma patrie. Alors ce Bucer, pas si mal-aimé que cela ? Il gagne par contre encore à être connu surtout à Sélestat sa ville natale. Qui est au moins autant la sienne que celle de Beatus Rhenanus ? Nét wàr ?
Gabriel Braeuner, 11 novembre 2015, conférence faite pour la paroisse protestante de Sélestat.
Bibliographie
Encyclopédie du protestantisme, Geneve-Paris, 1995
Lexikon der Reformationszeit, (Klaus Ganzer, Bruno Steimer ), Freiburg, 2002
Hammann(Gottfried), Martin Bucer zwischen Volskirche und Bekenntnisgemeinschaft, Stuttgart, 1989.
Joisten (Harmut ), Martin Bucer, un réformateur européen, Strasbourg, 1991
Greschat (Martin), Ein Reformator und seine Zeit, München, 1990
Rott Jean, Notice Bucer, Nouveau Dictionnaire de Biographie alsaciennep.396-405.