Présence occitane dans l’Alsace du Saint-Empire : des moines de Conques à Sélestat ( XI-XVe)

C’est une femme  mystérieuse dont nous conservons le masque mortuaire, réplique en bosse d’un moulage en creux découvert près de l’ancienne crypte de l’église Sainte-Foy de Sélestat en Alsace. Loin d’évoquer la mort, ce masque respire la vie, la grâce, la sérénité. Son tendre sourire a traversé les siècles. Nous avons à Sélestat notre Joconde et nouspassons à côté d’elle sans la voir. Cela fait mille ans qu’elle veille sur nous.

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A qui appartiennent les traits de la belle inconnue ? A la tendre et fragile Hildegarde peut-être. Hildegarde d’Eguisheim par son origine, Hildegarde de Buren par son mariage. Des patronymes qui ne vous disent plus rien. Pourtant, celle qui a fait construire à Sélestat vers 1087 « une église sur le modèle du Saint-Sépulcre du Seigneur » que son fils Otton, évêque de Strasbourg, consacra, n’était pas tout à fait n’importe qui. Elle était pour le moins de haut lignage. Dans sa lignée maternelle, elle descendait des Rodolphiens de Bourgogne. Par sa mère Berthe, elle est l’arrière-petite fille du roi Conrad de Bourgogne. Ses possessions sélestadiennes lui viendraient même de son héritage bourguignon. Ses deux frères, Gérold et Conon, ont été, l’un comte de Genève, l’autre évêque de Maurienne. Voilà de quoi élargir notre horizon européen et d’enrichir, en l’ouvrant vers l’ouest, notre généalogie. Par son père Gérard, le troisième du nom, elle se rattache à la famille des comtes d’Eguisheim-Dabo. Mieux même, elle est la nièce de Bruno, le pape Léon IX, le seul pape alsacien (1049-1054). Par son mariage enfin, avec Frédéric de Buren ou Wäschenbeuren en Souabe, tout près de Schwäbisch-Gmünd, elle est la fondatrice de la dynastie des Staufen, bientôt famille régnante sur le trône allemand.

Elle est puissante, Hildegarde, elle est fragile aussi. Nantie d’une famille nombreuse, elle a six enfants. Il faut les placer, ils se nourrissent à l’ambition, ils ne peuvent pas faire n’importe quoi.  Son fils, Frédéric, duc de Souabe, épousera Agnès, la fille de l’empereur Henri IV. Son  second fils, Otton, deviendra évêque de Strasbourg. Les autres enfants s’appellent Louis, Walter, Conrad et Adélaïde. On les connait moins, on ne sait pas vraiment quel fut leur destin. On les suppose proches et fidèles à  la parentèle. On n’en a aucune preuve cependant.

La famille justement, on en hérite autant qu’on la construit. Il arrive qu’elle se déchire. Les liens de parenté n’empêchent pas les voies de fait. On dirait qu’ils les exacerbent même. Les Staufen et les Eguisheim avaient toutes les qualités pour faire alliance et par Hildegarde y consentirent. Mais voilà, ils ne partageaient pas les mêmes relations. Nous étions alors en pleine querelle des investitures. Il y avait un pape de trop. Les Staufen soutenaient l’anti-pape suscité par l’Empereur, le comte Hugues d’Eguisheim-Dabo se posait en défenseur de la papauté. On se querella, on se réconcilia et puis on se tua même. Des serviteurs trop zélés de l’évêque de Strasbourg Otton, fils d’Hildegarde, assassinèrent Hugues d’Eguisheim, le parent d’Hildegarde, à l’automne 1089.

Est-ce à cause de cette vilaine forfaiture, que rongés par les remords, Frédéric, Otton et Conrad, les trois fils d’Hildegarde, entreprirent ce lointain pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle qui les amena à Conques où se trouvait une abbaye, fondée à la fin du VIIIe siècle et placé sous le vocable de sainte Foy, vierge et martyre ? Toujours est-il qu’à leur retour ils convainquirent leur mère  de confier  sa chapelle aux soins des moines de Conques afin d’implanter dans ses possessions sélestadiennes un prieuré bénédictin. La charte de fondation remonte à 1094. Elle est, en quelque sorte, le testament spirituel d’Hildegarde. Elle mourut très peu de temps après, précédée ou suivie de près par Conrad, un de ses fils. Il y avait cette année-là, une grande épidémie de peste.

Sans Conques point de Sélestat ? Sans cette abbaye bénédictine du Rouergue, sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, qu’elle eût été notre histoire ? Aurions-nous eu le même destin ? Il y a quelque chose d’inattendu, d’incongru et finalement de réjouissant dans cette présence  bientôt millénaire d’un bout d’Occitanie en terre de Germanie. Traduit autrement, une présence latine, méridionale et ensoleillée dans les frimas de l’Europe germanique. Un cas rare en Alsace qui ajoute à la singularité sélestadienne. Car des villes qui sont issues de la proximité d’abbayes, bénédictines pour la plupart, vous en avez quelques-unes. C’est là une généalogie assez répandue. Voyez Wissembourg, voyez Munster pour citer deux villes de la décapole, une en Basse Alsace, une autre en Haute Alsace afin de rester équitable. Mais ces abbayes-là sont devant la porte ou plutôt ces villes-là sont devant la porte de l’abbaye. A Sélestat, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. On est allé la chercher loin l’abbaye de rattachement pour parler comme on parle dans l’administration.

Ils sont une poignée à venir s’établir à Sélestat. Il faut imaginer leur dépaysement et probablement leur désarroi quand ils ont pris possession de leur propriété alsacienne. Tout  leur est étranger, tout leur est inconnu. Ils ont beau avoir la foi, elle ne saurait faire l’économie du doute. Ils appartiennent certes à l’ordre de Benoît qui a essaimé dans  tout l’Occident.  Bien sûr, ils sont en terre chrétienne, l’Occitanie comme l’Alsace sont christianisées depuis des siècles. Bien sûr que le christianisme qu’ils professent ne connaît ni Grec, ni Romain, ni Hébreux, pas davantage de Germains, ils sont tous une communauté de croyants, réunis par Christ, ne parlant qu’une langue selon l’esprit de Pentecôte.

Tout cela, il le sait Bertramnus, le premier envoyé, aux ordres de son ordre, « homme doué de science et de lettres, connu pour l’intégrité de sa vie ». Il s’est mis en route, bientôt rejoint par Etienne, son « pays ». Ils ne sont rien que deux au début, jamais bien nombreux par la suite, à s’établir en Alémanie, loin de « nostra Gallia » qu’ils évoquent souvent avec nostalgie. Leur situation fut précaire, elle le restera. La  communauté des moines demeurera, des siècles durant, une communauté importée dont les membres furent pour la plupart issus du Rouergue. Les prieurs viennent des familles aristocratiques du midi de la  France et les frères « arrivaient, comme le rappelle un texte du XIIe siècle, d’une région lointaine, ils ignoraient la langue et les mœurs de leur pays d’accueil ». On ne saurait mieux dire !  Même l’universel latin ne servait pas à grand-chose. Le peuple, qu’il  soit alsacien ou occitan, n’y entend rien. Quant aux clercs alsaciens, qui le maîtrisent inégalement, ils n’ont pas « vocation » à rejoindre le prieuré de Sélestat. Les envoyés de Conques se retrouvent entre eux. Ils  resteront  dans leur entre-soi jusqu’au bout. Leur patronyme fleure bon le soleil et le midi. En 1416, alors qu’ils abandonnent leurs droits à la cité, ils sont encore six à demeurer au prieuré. Ils s’appellent  Bego de Sparone, Jean de Balagier, Jean de Solier, Pierre Peycheyre, Jean  Martial et  Jean de Salles. En 1462, ils ne sont plus que trois : Jacques Tenlatus, Philippe Raimundi et Bertram de Albinhaco. Le dernier, en 1470, qui mit définitivement la clé sous le paillasson, était Jordonius de Cernerian. Au moment où l’Ecole latine commençait à briller de ses premiers feux, il concluait une histoire, vieille de plusieurs siècles, qui avait commencé avant que Sélestat ne fût ville.

Nous devons à ces méridionaux l’église Sainte-Foy, bel édifice roman que la proximité de l’église gothique  Saint-Georges, plus tard,  n’affecta nullement. Au contraire, leur voisinage géographique et leur continuité stylistique sont aujourd’hui un atout patrimonial exceptionnel. On leur doit aussi une certaine familiarité avec le culte de sainte Foy, jeune chrétienne originaire d’Agen, persécutée pour sa foi (Fides en latin) et martyre en 303 sous Dioclétien, dont le culte allait se répandre dans tout l’Occident. Nous leur devons enfin un foisonnant Livre des miracles, daté du XIIe siècle, illustré de magnifiques enluminures, dont la Bibliothèque humaniste conserve un des exemplaires les plus anciens.

Le prieuré de Sainte-Foy à Sélestat, ce n’est pas qu’une histoire, encore moins un miracle, c’est un symbole. Celui d’une forme d’universalité, une rencontre inattendue de deux mondes qui n’étaient pas destinés alors à se rencontrer. Cette précocité d’un dialogue entre deux cultures différentes n’était-elle pas déjà la préfiguration d’un autre dialogue initié quelques siècles plus tard ici même à Sélestat, petite cité du Saint-Empire romain germanique, par la République des lettres de nos humanistes qui se moquaient bien des bornes frontières.

C’était il y a cinq cent ans,  au mois d’août 1515, que le plus grand des humanistes, Erasme de Rotterdam, rendit hommage à Sélestat à travers un texte, resté célèbre, paru sur les presses de l’imprimeur bâlois Froben. « L’Eloge de Sélestat » est un texte précieux qui célèbre le génie du lieu et la qualité de ses hommes illustres, tous humanistes. Le présent extrait en résume l’esprit : « Ce qui t’es vraiment propre, c’est que seule, toi si petite, tu donnes le jour à autant d’hommes de qualité et de génie, et que tu diffuses à travers le monde plus de gemmes, plus de lumières que beaucoup d’autres cités n’en ont vu naître ».

Qu’avaient-ils fait  ces humanistes-là, sinon de revenir aux sources  de l’éloquence grecque et latine dévoyée par la scolastique. Les Italiens avaient montré la voie un siècle avant les autres, le mouvement se répandit dans toute l’Europe du Nord française comme germanique sans oublier l’anglaise.

Ce mouvement culturel esthétique, littéraire et pédagogique d’un côté, cette discipline scientifique, de l’autre, soit la philologie des langues anciennes fondée sur une méthode : la critique des textes par des chrétiens fervents qui se désolaient pour la plupart de l’état de leur église  qu’il poussaient  à se réformer de l’intérieur, et qui recherchaient paradoxalement leur modèle dans un passé qui n’avait pas connu le  Christ, voilà quelques caractéristiques de l’humanisme qui sut si bien éclore en nos régions continuant de perpétuer un dialogue, entre autres,  entre le monde  latin et le monde germanique.

Prenez  l’itinéraire d’Erasme, celui que le regretté Jean-Claude Margolin  désignait comme le précepteur de l’Europe. Des Pays Bas où il naquit et débuta  dans la mouvance des frères de la vie commune de Deventer, la France et Paris où il étudia, au collège Montaigu, sur la montagne Sainte-Geneviève, l’Angleterre et l’Italie où il s’affirma, obtenant son  bonnet de docteur en théologie à Turin et à Venise où il s’initia aux  techniques de l’imprimerie auprès du grand Alde Manuce et où il approfondit ses connaissances du grec auprès de savant byzantins exilés là depuis la chute de Constantinople, avant d’aller s’établir dans nos régions, à Bâle plus précisément, à Fribourg plus épisodiquement pour échapper au tumulte de la Réforme, au contact des imprimeurs bâlois et surtout strasbourgeois qui ont publié l’essentiel de ses oeuvres.

Prenez enfin l’itinéraire de son ami et plus proche collaborateur Beatus  Rhenanus, sélestadien et fils de boucher. Il eût pu comme ses  illustres devanciers alsacien, Geiler de Kayserberg, le prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, Jacques Wimpheling, Sélestadien et pédagogue de renom et Sebastien Brant, auteur en 1494 de la très médiatique alors Nef des fous, poursuivre ses études  à Bâle, Fribourg, Heidelberg, comme il était d’usage chez les jeunes Alsaciens dépourvus d’université, non, c’est à Paris, au collège du cardinal Lemoine, auprès de l’érudit Lefèvre d’Etaples qu’il choisit  d’étudier.

Il nous a légué, comme vous le savez,  une des plus  belles bibliothèques   qu’un érudit pût réunir à l’époque. Riche de 670 volumes, ayant plus de 2000 titres,  elle est depuis 2011 inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, au titre du registre Mémoire du monde. Fermée actuellement, pour mieux renaitre dans deux ans, transformée sinon transfigurée et qui s’ouvrira en 2018. Je vous y accueillerai avec un immense plaisir et vous ferai découvrir Sélestat où grâce à Hildegarde, « chétive et pauvre  dans le Christ», et les moines de Conques  en Rouergue  s’amorça, il y a bientôt  mille ans, un  dialogue  fécond qui dure encore.

Gabriel Braeuner, printemps 2016, conférence tenue à l’Académie Stanislas de Nancy le 1er avril 2016.

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