Vingt ans que Germain est mort. Vous remarquerez que nous utilisons d’emblée son prénom. Non pas par irrespect ou manque de courtoisie à son égard, mais pour le situer comme un élément naturel et reconnaissable de notre patrimoine. Comme s’il figurait dans notre ADN. Connaissez-vous beaucoup d’Alsaciens, dans la longue et tumultueuse histoire de notre région, immédiatement identifiables dès la simple évocation de leur prénom ? d’ Chermain est de ces rares-là. Vingt ans qu’il nous a quitté ! Pour beaucoup, c’était hier à peine. Le souvenir est proche et la mémoire n’est pas encore incertaine. On n’en est pas encore à éprouver le besoin d’embellir le souvenir. Cette manie que nous avons, en prenant de l’âge, à parler du passé comme s’il s’agissait d’un âge d’or : Weisch zellemols, des sin noch Zytte gsin (Tu te souviens d’ autrefois, c’était le bon temps). Non, Germain est mort mais il n’est pas embaumé. Quoiqu’il figure désormais au panthéon des Alsaciens illustres auxquels Saisons d’Alsace a consacré récemment un numéro spécial. Vingt ans ce n’est rien, mais c’est juste assez pour pendre un peu de recul. Cette distance nécessaire pour évaluer une oeuvre, pour dresser – horrible mot comptable – un bilan. Dirions-nous aujourd’hui, la même chose que ce que, sous l’émotion ressentie au moment de sa disparition, nous disions alors ? Vingt ans, c’est encore le temps de la mémoire mais c’est déjà l’amorce de celui de l’histoire. Que reste-t-il de Germain et de son œuvre aux yeux de celle-ci ?
Témoin de son temps
Une chronologie d’abord, qui le situe à des carrefours essentiels de notre propre histoire. Né en 1923, très peu de temps après le traumatisme de la Grande Guerre que ses parents avaient vécu, jeune adulte durant la tragique deuxième guerre mondiale où disparurent maints de ses copains du quartier des Contades, Kumbel vum Kontad. Une oeuvre artistique enfin qui s’inscrit dans l’après-guerre et qui épouse, durant près d’un demi-siècle, l’histoire de notre région, couvrant les trente glorieuses, qui ne le furent pas d’emblée, et quelques années de crise qui les suivirent. Une géographie alsacienne ensuite, entre Vosges et Rhin, strasbourgeoise pour l’essentiel, mais pas seulement. Un père originaire de la vallée de Saint-Amarin, dans le Haut-Rhin et une mère de Dossenheim dans le Bas-Rhin. Soit une légitimité à pouvoir parler en notre nom à tous. Une oeuvre rayonnante enfin de Wissembourg à Saint-Louis et même un peu au-delà des frontières par la double grâce d’un cabaret satirique, le Barabli qui, à partir de Strasbourg, irrigua les principales villes d’Alsace et d’un chef-d’œuvre théâtral « Enfin redde m’r nimm devun » ( Enfin… n’en parlons plus ), écrit en 1949.
Germain est un enfant de l’entre-deux-guerres qui a grandi dans le quartier des Contades où il a joué au foot avec ses copains, d’ Charel, d’ Fränzel vum Pflanzbad et bâti des châteaux de sable sous le regard bienveillant des mamans qui tricotaient : s’isch alles noch wie zällemols. ( 32)
Jeune adulte, il connait les tourments de la guerre. Evacué à Périgueux en 1939, incorporé de force, déserteur de la Wehrmacht et à ce titre condamné à mort par contumace, il en réchappe à la différence de quelques-uns de ses copains du Contades. Wo sin mini Kumbel vum Cuntad ? ( 33)
Si la guerre s’apparente à la faucheuse pour beaucoup de jeunes Alsaciens, fut une marâtre pour la plupart de ceux qui lui survécurent tant bien que mal, elle fut aussi pour quelques jeunes avides de liberté et de vie une matrice créatrice. Ce fut immédiatement après la guerre le cas de Raymond Vogel de Mario Hirlé et de Germain Muller.
Un cabaret et bien davantage
Dans l’euphorie de la Libération, celle des zazous, du swing et de boogie-woogie, l’ancien élève du conservatoire d’art dramatique de Strasbourg qui se faisait appeler Jean-Pierre Germain et/ou Germain Meunier, qui fait la fête avec ses copains au radio-bar à l’entre-sol du ciné-bal Aubette, picolant Manhattan et Gin Fizz paradoxalement n’a pas envie de monter sur scène, pas davantage que ses potes Mario et Raymond mais rêve d’ouvrir une agence de spectacles pour devenir un grand impresario. En février 1945 naît la Société artistique et littéraire La Fontaine, rue des Franc-Bourgeois dont l’ambition est de diffuser « la culture française en Alsace ». «Mélange d’officine journalistique, de bibliothèque estudiantine et de centre dramatique, l’agence produit Edith Piaf, Ginette Neveu et Francis Poulenc sans que cela ne suscite le moindre intérêt auprès de la population strasbourgeoise maussade et renfrognée qui ne partage pas les mêmes goûts » (Ronald Hirlé. Germain Muller et Mario Hirlé organisent leur propre spectacle. En avril 1945, une revue musicale optimiste intitulée «Voilà le printemps» voit le jour. Saluée par la critique, elle est boudée par le public. Entre temps, dans le cadre du Théâtre aux Armées, Muller et Vogel, organisent une vaste et mémorable tournée dans le sud de l’Allemagne pour Edith Piaf et les Compagnons de la Chanson, tournée autour de la quelle naît la chanson « Les trois cloches » à l’immense succès. Au retour, le hasard, qui comme chacun sait fait bien les choses, le met sur la route d’Alfred Strasser comédien-auteur et directeur du fameux cabaret suisse le Kaktus qui se produit, entre autres, pour un soir à Mulhouse. Le genre satirique et le persiflage trouvent un public enthousiaste, et fonde une vocation, celle de Germain et de Mario, désormais résolus à lancer un cabaret à Strasbourg. Ce sera le Barabli et sa chanson fétiche De Steckelburjer Swing qu’on entendait sur Radio Strasbourg et qui donnera son titre à la première revue Steckelburji schwingt. Germain et Mario s’associent à la petite troupe de René Wieber, d’Steckelburjer. Le cercle s’élargit à d’autres comédiens talentueux outre René Wieber: Felice Haeuser, Henri Meyer et surtout, Rober Breysach. L’aventure du Barabli peut commencer.
Le Barabli crééera, de 1946 à 1992, quarante-quatre revues bilingues du Steckelburi schwingt à Amer de Seidel. Soit une durée et autant de présence parmi les Alsaciens d’un demi-siècle. Ce qui n’est pas rien ! Ce rendez-vous quasi annuel est inscrit dans l’histoire culturelle de notre région. Par les sujets traités, historiques ou contemporains, par les attentes suscitées par une population aussi urbaine que rurale, de part et d’autre du Landgraben, par la fidélité d’un public qui se rendait une fois l’an au spectacle pour rencontrer Germain et sa troupe comme on fait ses Pâques ou que l’on fête Kippour, avec confiance et reconnaissance, Germain Muller a marqué l’Alsace de son empreinte. Que la revue fût inégale comme toute entreprise humaine de longue durée importe peu. Qu’on puisse préférer la veine des premières années de la revue, pas davantage. C’est la qualité d’un contenu sur le long terme, la régularité des productions et la fidélité d’un public qui fait son histoire et l’inscrit dans la durée. Un public venu entendre parler de son histoire ancienne, récente ou actuelle, tragique, contradictoire et complexe que Germain seul savait expliquer, donc éclairer, arrachant autant des rires que de larmes. Avoir fait d’un cabaret, a priori un genre culturel mineur, une institution incontournable, un lieu de communion rassembleur et fédérateur, une sorte d’université populaire régionale où l’on rigole autant que l’on s’interroge, un lieu de médiation entre le peuple et ses élites politiques, voilà la première et déterminante contribution de Germain à notre histoire. « Le Barabli était plus qu’un cabaret brillant, c’était un phénomène social. Germain Muller montrait aux Alsaciens leurs qualités et leurs défauts, les obligeant à faire l’archéologie de leur personnalité. Il leur faisait prendre conscience de leur identité, il leur donnait la fierté d’être Alsacien ». (Antoine Moster). Et Germain il en pensait quoi ? Voilà ce qu’il en disait en 1974 : « Le Barabli est probablement mon destin et ce n’est pas moi qui l’ait choisi. C’est lui qui m’a choisi : le public me l’a imposé ». Il sut vraiment le définir en distinguant ce qui fit son originalité : « Le cabaret satirique le Barabli se distingue des théâtres des chansonniers de « l’intérieur » par deux éléments essentiels : à savoir le bilinguisme et l’humour rhénan. En effet, plus de 80% de sketchs et des chansons du Barabli sont d’expression dialectale. Les chansonniers parisiens ont pour habitude d’attaquer un individu. Ils fustigent un homme politique ou une vedette de l’actualité. Le cabaret satirique alsacien est une satire de moeurs ( GM dans l’émission de TV dimanche en France, 1961)
L’autre psychanalyse de l’Alsace
Malgré ses fulgurances, sa longévité et son extraordinaire rayonnement, le Barabli, parce que répétitif et lié à l’actualité par définition changeante, ne pouvait avoir l’effet de ce chef-d’œuvre unique que reste le fameux Enfin, redde m’r nimm devun, qui impose définitivement Germain dès 1949. Ce titre qui est entré dans l’histoire est en réalité un titre de rechange. La pièce devait s’appeler » M’r sin noch emol devun komme. » ( Nous l’avons encore une fois échappé belle) mais le titre avait déjà servi à une œuvre d’un auteur américain.
Qui ne connait l’histoire de cette tragi-comédie qui retrace les tribulations d’une famille strasbourgeoise vivant, entre 1939 et 1945, l’évacuation en Dordogne, le retour en Alsace, l’oppression nazie, la libération et l’épuration. « Pour les Alsaciens, il s’agit d’une oeuvre essentielle : pour la première fois écrit Malou Schneider quelqu’un osait dire l’histoire de cette période si difficile, évoquer les choix faits par les uns et par les autres, mais aussi stigmatiser la passivité de la majorité ». Ce fut le début de la réconciliation des Alsaciens avec leur histoire ». Quatre ans à peine après le sinistre conflit, Germain Muller reconstruit l’histoire de ses contemporains sur une scène accessible à tous. Cette proximité la rendit également acceptable par tous. On pouvait de nouveau regarder le passé en face dans toute sa complexité, en rire et en pleurer, mais sans jamais plus désespérer. Ce rôle de thérapeute échut essentiellement à Germain. Mesure-t-on aujourd’hui l’extraordinaire portée d’une action ô combien salvatrice qui permit aux Alsaciens de se réconcilier, de surmonter les drames de la guerre et de se placer d’emblée parmi les artisans de la reconstruction de l’Europe ? Si la forme dramatique reste traditionnelle, reprenant le genre de la comédie de moeurs, son contenu eut un impact extraordinaire. (Voir à ce sujet l’ étude de l’universitaire Eve Cerf en 1991). Aujourd’hui encore, elle se laisse entendre, hélas de moins en moins, et même lire puisque le texte dans son entier est disponible. Ne nous embarrassons pas de mots, elle est un chef-d’oeuvre. André Weckmann, récemment disparu, la juge comme telle ajoutant « Cette pièce restera tant qu’il restera une Alsace. Il ne faut pas que les jeunes générations passent à côté d’elle et qu’elle sombre dans l’oubli. Elle doit être défendue parce qu’elle incarne la problématique de l’Alsace ». Pour qui veut aujourd’hui entrer dans la complexité et le tourment de l’âme alsacienne durant cette période, pour qui veut tout simplement connaitre un épisode douloureux de notre histoire si difficilement racontable, faite leur découvrir cette pièce. Elle est d’une rare efficacité pédagogique. Elle ne sonne pas seulement juste, elle est authentique. Elle est plus que cela. Elle est aussi un moment littéraire rare. Le sixième tableau en est le point d’orgue. On a jamais écrit des paroles aussi fortes sur la tragédie de l’Alsacien moyen que dans la tirade Oskar, ich bin de Abraham.
Et Germain, il en pensait quoi ? Quand un journaliste en 1979 lui demande « A propos, certains n’hésitent pas à parler de chef-d’œuvre, il répondit par une pirouette « Au a blind’s Huen kann e mol Korn finde (même une poule aveugle peut trouver du grain )
La réception de la pièce ne fut pas un long fleuve tranquille. Au lendemain de sa création, les chauvins la considérèrent comme le dernier Schwob en Alsace avec Frédéric Hoffet. Ils ne lui pardonnaient pas d’avoir été trop indulgents avec ceux qui s’étaient compromis avec les nazis, symbolisés par Lämpele de la Chambre civique et Kaltebach dans la pièce Enfin redde m’r nim devun. En l’occurrence les petits collabos, les Miltläuffer, die wo gschewelt han, pas les bonzes du parti ! Si encore, ils l’avaient traité d’autonomiste qui eût signifié Alsacien, non, lui dans leur esprit, était carrément un pro-Allemand, ce que confirma la surveillance et l’hostilité dont il fut l’objet cinq ans après la création de la pièce quand s’ouvre le procès d’Oradour et que se déchaînant sur scène contre l’injustice, l’inconséquence et la stupidité, il se heurte à ceux qui n’avaient pas apprécié sa pièce, mais alors pas du tout, « Les jacobins, les assimilationnistes, et les Hosechschiesser ». Paradoxalement, plus tard, les ultra Alsaciens le considérèrent comme un bourgeois, un notable, membre de l’establishment politique, a Bandala jäyer, le père qu’il fallait assassiner.
Un écrivain
La pièce, l’unique pièce de théâtre écrite par Germain Muller avait révélé un écrivain. Le Barabli le confirma durant des décennies. Germain Muller, autre apport à l’histoire culturelle de notre province, compte parmi nos excellents auteurs en dialecte et nos tous grands poètes. S’il nous a fait souvent rire – le cabaret après tout a une vocation satirique- il a su susciter en nous l’émotion et même arracher des larmes à travers des textes lyriques qui en font un poète à part entière. Qu’on songe aux Kumbel vum Kuntad qui pleure les malgré-nous qui ne reviendront pas, au Corridor dédié à tous les Heimatlose, tous deux datés de 1946 et à ce poème de 1951, consacré au Rhin qui a les mains sales : Doch bi uns het de Rhyn drecketi Händ, Oh bi uns het de Rhyn s’Ländel verschändt. (Chez nous, le Rhin a les mains sales, chez nous le Rhin a sali notre petit pays) (16.2)
Le chant du cygne ?
Cet écrivain talentueux fut aussi l’ardent défenseur de notre dialecte. Qui ne connait le chant du cygne de ce dernier : Mr sin schints d’letsche ( Nous sommes apparemment les derniers, 1963 ) ? Ces funérailles annoncées n’étaient pourtant pas certaines. Au contraire, ce chant-là appelait à ne pas se résigner, il devait provoquer un sursaut identitaire. Tout résidait dans la présence du petit mot schints (apparemment). Ecoutons encore une fois André Weckmann qui connaissait son Germain sur le bout des doigts « Sin mer d’Letschte ? Schints. Un des « schints « des heisst : nein, so wit sin mr noch nit, wie manchi’s meine. ( Sommes-nous les derniers ? Apparemment mais cet apparemment signifie non , ce n’est pas fait contrairement à ce que prétendent certains) » Lui-même ne s’était pas contenté de la pleurer, notre langue, mais il sut l’enrichir par une inventivité de tout instant, une créativité gourmande en puisant aux sources des expressions idiomatiques, jouant sur les mots, pratiquant le calembour, introduisant des éléments français en relation avec l’actualité politique nationale et internationale. ( D’Allemane ) On ne se lasse pas de lire et de relire la litanie de ses titres de revue et de se délecter des Dawi Miller, beezi Zunge, Paradochse, Mach de Gaul net schej, Lumumba Spring, Hoppla Schorsch, Sch’Barre Gagges, A gauche : Gosch, à droite… Ouate, d’Ayedolle, Franzle Mit’rand sans oublier Mers’ Kanakevollik, intitulant sa dernière revue Amer de Seidel à l’amertume prémonitoire.
« Ingombadibilité»
Dans cette autre tragicomédie alsacienne qu’est l’opposition entre Haut-Rhin et Bas-Rhin, qu’un referendum récent comme l’actualité pointent une fois encore du doigt, Germain Muller a joué un rôle de fédérateur. Il avait le mérite, chose rare, de faire l’unanimité : « Homme d’aucune classe, d’aucune coterie, d’aucune fraction. Des amis fidèles, un public partout. Il appartenait à tout le monde, écrivait Edouard Boeglin au lendemain de sa disparition, ajoutant : Dans le coeur des Alsaciens 67-68 et 67 ½, il était le premier, une fois pour toute ». Oui, une fois pour toute, c’est-à-dire aujourd’hui, vingt ans après, toujours et encore.
En Alsace, une telle unanimité est rare, hier comme aujourd’hui. Germain, lui-même, était conscient de ce large soutien qui traversait allègrement la frontière du Landgraben. Il avait confié un jour à Antoine Wickert : « J’ai toujours été porté par mon public et j’en suis content. Je suis l’un d’entre-eux, tout simplement. De Germain esch einer von uns ( Germain est l’un d’entre nous ) disent-ils, et c’est bien, je ne suis pas un minoritaire. J’ai toujours dit ce que j’avais à dire, ni plus ni moins. Et je n’avais pas à dire autre chose que ça.» Cet amour du public à son égard avait son pendant, le respect que lui-même avait à son endroit. Son ami et complice colmarien Gerard Klinkert avait, maintes fois, témoigné de cette exigence. Ne lui demandait-il pas de lire et de critiquer ses textes, de voir si le dialecte collait avec le Haut-Rhin. « Avant les représentations à Colmar, il m’envoyait humer la salle : sin d’Advokate do, sin Wibura kumma ? ( Les avocats sont-ils là, les viticulteurs sont ils venus ? ) » S’il faisait l’unanimité de Wissembourg à Saint-Louis, il ne se faisait aucune illusion sur l’unité de façade alsacienne. Qu’on se souvienne de sa chronique dans les DNA du 18 mars 1973 intitulée 67 ½ où il stigmatise avec humour « l’ingombadibilité » entre les uns et les autres, terminant par cette pirouette selon laquelle les Strasbourgeois comme les Américains dans le Tiers-monde sont des mal-aimés, avant de conclure : « Les Strasbourgeois ne sont pas outrecuidants, ils sont Strasbourgeois un dis langt ! ( et cela suffit) ».
Le goût de la politique
Il en fut de ces Strasbourgeois-là. Notable le jour et saltimbanque la nuit. Comme vous le savez, il tâta de la politique, fut adjoint de la culture durant trente ans de Pierre Pflimlin et de Marcel Rudloff. Saisi d’une véritable boulimie politico-culturelle, on le trouve au conseil de la CUS, à l’Opéra du Rhin qu’il préside après l’avoir fondé en 1972. Il devint aussi président de l’OT de Strasbourg et président puis directeur général même du Palais de la musique qu’il initia. Il fut membre du CESA et vice-président du Conseil régional d’Alsace de 1986 à 1992. Il y fut attentif aux créations théâtrales, impulsa les centre culturels alsaciens qui ont essaimé de Wissembourg jusqu’à Thann, introduisit les Régionales pour aider financièrement les compagnies du cru à présenter leurs productions dans toute l’Alsace et créa l’Institut des arts et traditions populaires qui décerne chaque année sa légion d’honneur régionale à travers ses bretzels d’or. Il n’oublia pas pour autant son cher Strossburi, pesa sur le fonctionnement de l’Opéra du Rhin qui avait beau être un syndicat intercommunal, mais qui était en réalité un instrument essentiel du rayonnement culturel strasbourgeois. On lui doit aussi les Percussions de Strasbourg et le TJP d’André Pommarat sans oublier l’essentiel, on en parle encore, l’acquisition hors normes et en dehors des procédures budgétaires habituelles, de La belle Strasbourgeoise, notre Joconde alsacienne.
S’il tâta de la politique, il tâta également du cinéma. De mauvaises langues vous diront que c’est la même chose. S’esch Kines ! On le vit furtivement en 1953 dans un film de Gilles Grangier, La Vierge du Rhin en compagnie de Jean Gabin, on le vit davantage dans le film d’Alex Joffé, Les culottes rouges, où à côté de Bourvil à qui il fut très lié et de Laurent Terzieff, il joue le rôle d’un officier SS. La TV allemande l’utilisa à maintes reprises dans ses émissions phares qu’étaient Tatort et Achtung Zoll. On se souvient enfin de son rôle de curé alcoolique dans les Tilleuls de Lautenbach , d’après l’oeuvre de Jean Egen. « Même en jouant la comédie, avait-il dit un jour, je ne peux oublier que je suis un Alsacien. Les Français m’emploient toujours pour interpréter des rôles d’Allemand et inversement les Allemands me demandent de jouer des rôles de Français ... A Franzos… A Schwob… Un in de Mitte a Elsaesser
L’héritage
Dernier apport enfin et non des moindres : la transmission. Il a suscité des vocations, lancé des carrières artistiques et donné envie de continuer. Tous les jeunes chanteurs alsaciens des années 1970 savent ce qu’ils lui doivent, de Roger Sieffer aux Schelligemer et à la Manivelle. Toutes les « revues » actuelles qui illustrent l’actualité politique locale, lui sont redevables. Roger Siffer en proposant, il y a quelques mois, le cabaret alsacien à l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco continue par là à lui rendre hommage sachant pertinemment tout ce que ce genre culturel doit à l’inventivité et à l’incroyable talent de Germain. Hommage auquel vient de s’associer, grâce à Roger Siffer, devenu passeur à son tour, un jeune Haut-Rhinois d’origine italienne et non dialectophone , Sébastien Bizzotto à travers la pièce « La chère main de Germain ». Preuve d’une influence encore prégnante et d’une ouverture dont on se souvient.
Il reste une chose cependant que Germain n’a pas su partager, pas assez en tout cas, c’est cette immense bonté, cette gentillesse qui n’était ni de la mièvrerie, ni de la sensiblerie vis-à-vis de ses semblables, ses pairs, ses frères. C’est-à-dire nous tous, Alsaciens, Français de l’Intérieur, Lothringer et Schwowe, pour lesquels malgré nos manquements, turpitudes et égarements, il savait garder une forme d’indulgence, voire de bienveillance et même de compassion. Lucide, il ne se faisait aucune illusion sur la fragilité de notre humaine condition. Et dont ce « salaud » de Kaltebach reste l’emblématique figure :
Meyer : « ... Kaltebach, mir sin d’accord, du bisch a Angsthas un e Hosseschysser. Awer die zwey typisch elsässische Merkmale schliesse Dich wàje däm üss de Reihe vun d’r Menschheit nit üss…»
( Kaltebach , nous sommes d’accord. Tu es un trouillard et tu fais dans ton froc dès que le vent tourne. Mais ces deux caractéristiques typiques de l’Alsacien moyen, ne t’excluent pas pour autant des rangs de l’humanité…)
Kaltebach: « Wie meinsch diss Meyer ?» ( Qu’est-ce que tu veux dire par là ? )
Meyer : « Ich mein , dass dü e Mensch bisch, Kaltebach, dass Dü als Mensch e gewisses Anrächt hesch uff d’Sunn, uff d’Luft, uff d’Bliemle, uff d’Baim vum Cundat… Ja, ich mecht sogar saawe, Kaltebach dass m’r Dir gejeniwwer gewisser-maasse- Wie saach Dü als, Célestine ?- … Menschepflichte het…»
( Je veux dire par là que tu es un être humain, Kaltebach et qu’en tant qu’être humain tu as droit au soleil, à l’air printanier, aux petites fleurs, aux arbres du Contades… Oui Kaltebach, je dirais même qu’envers toi, j’ai… Comment tu dis Célestine ? … Un devoir humain à accomplir…
Le dalaï-lama n’aurait pas dit mieux ! Par là, Germain s’inscrit pleinement dans un humanisme exigeant, autrefois alsacien devenu rare aujourd’hui, surtout sur scène où il faut « flinguer » pour faire rire. Qu’on songe au « succès » de quelques « humoristes » contemporains, hexagonaux et hargneux. Germain n’exécutait pas ses « victimes », il se contentait de les égratigner, « durch de Cacao ziehe, cela les préservait de toute indignité supplémentaire et suffisait alors à notre cruauté.
Dernier retour au texte
Kaltebach : Meyer… Du bisch e... (Meyer, tu es un…)
Meyer : E Mensch , Kaltebach. Numme e Mensch ( Un être humain, Kaltebach. Rien qu’un être humain )
Kaltebach : Mensch, Meyer !
Qu’ajouter de plus sinon que le personnage principal, emblématique de Enfin redde nimm devun ? est une femme, la femme de Meyer qu’il appelle Christkindel ! Tout un symbole !
Sources et Bibliographie
Dossier presse régionale, octobre 1994
« Germain Muller : A langi Gschicht », Les Cahiers du bilinguisme : Land un Sproch Strasbourg, 1994, no 112, p. 6-9, dont André Weckmann « Merci, Germain », p. 7.
Jean-Paul Haas, « Germain Muller : un sacré héritage. Le créateur du Barabli est décédé le 12 octobre dernier », Messager évangélique, 1994,
Gérard Klinkert, « Avec Germain Muller, l’Alsace a repris conscience de son identité », Heimet zwische Rhin un Vogese, 1994, no 100.
Jacques Fortier, « La mort de Germain Muller », Le Monde , 1994.
Ève Cerf, « Le Barabli de Germain Muller, un théâtre à la frontière », dans Revue des sciences sociales de la France de l’Est, 1989-1990, no 17.
Ève Cerf, « Dramaturgie et société : essai sur le théâtre alsacien et le Barabli », Revue alsacienne de littérature, 1991, no 35.
Pierre Pflimlin, Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 27, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, Strasbourg, 1996.
Malou Schneider, Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 27, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, Strasbourg, 1996.
Bernard Jenny, Germain. « En Alsace le contraire est toujours vrai », Do Bentzinger éditeur, Colmar, 1997,
Pierre Kretz, « Germain, du Barabli au TNS », Saisons d’Alsace, 2000, no 6, p. 94-97.
Gilles Pudlowski, « Germain Muller », dans Dictionnaire amoureux de l’Alsace, Paris, 2010,
Dostena Lavergne, « Germain Muller. Il leur a offert un « Barabli » pour sortir… », Le Panthéon alsacien. Ces hommes et ces femmes qui ont fait l’Alsace, Les Saisons d’Alsace, n° 52, juin 2012.
Gabriel Braeuner, in : Saisons d’Alsace 59, mars 2014
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