Dans ma quête identitaire, ce n’est pas à Clio, à qui je rends un culte empressé tous les jours depuis des décennies, que je me référerai d’abord, mais à sa sœur Calliope qui de la poésie épique fut la muse.
Je ne connais pas définition plus vraie de l’Alsace que celle du poète alsacien de langue française, Jean–Paul de Dadelsen (1913-1957), qui dans l’admirable Goethe en Alsace, poème posthume, nous présentait ainsi notre région :
« Pays du milieu, pays façonné par le légionnaire romain et le moine missionnaire irlandais, pays où les Bibles familiales gardent la trace d’aïeules ukrainiennes, polonaises, souabes, grisonnes, piémontaises, franc-comtoises, flamandes, pays qui se souvient des grands-ducs d’Occident et de Napoléon, pays qui a semé de jeunes morts la Palestine et les Allemagnes, l’Egypte et le Mexique, l’Indochine et toutes les Russies. Pays du général Rapp, aide de camp de l’Empereur. Pays de Kléber. Pays d’Albert Schweitzer. Par sa vitalité, sa solidité, sa lourdeur, ses lits à hauts édredons rouges, carrefour de tous les rangs d’Europe, pays fait pour durer. »
J’en ai fait mon hymne, le texte par lequel je commence toutes mes présentations sur l’Alsace. C’est ma prière quotidienne. Je la chanterai volontiers si elle avait été mise en musique. Pour moi, être Alsacien aujourd’hui c’est professer ce que Dadelsen, en tant que poète, énonça si clairement.
Pays du milieu… dont la géographie détermine l’histoire, l’économie et même son identité politique et culturelle : celle de la via media comme du corridor.
Pays façonné par le légionnaire romain… et tous ceux qui suivirent. Façonné, c’est-à-dire construit lentement et laborieusement, dans la douleur le plus souvent. Dont l’identité ne s’est pas faite en un jour mais qui fut forgée pas à pas. Une identité ouverte, constituée de l’apport des uns et des autres, de l’héritage germanique comme de l’héritage français et non pas réductible à l’un ou à l’autre. Il faut se référer, à ce propos, à l’admirable texte de Werner Wittich, universitaire allemand, sur la Deutsche und französiche Kultur im Elsass parue… en 1900 dans la Revue Alsacienne Illustrée.
Pays ou les bibles familiales gardent la trace d’aïeules ukrainiennes …flamandes, soit un mélange aussi incertain que réjouissant qui devrait nous préserver à tout jamais de la tentation du nombrilisme, de l’ethnicité et de l’égarement raciste.« Dans ce pays, il n’y a pas qu’une seule ethnie, mais toutes sortes de gens – observait au milieu du XVIe siècle, le Bâlois d’adoption Sébastien Münster dans sa Cosmographie, ils accourent du pays souabe, de la Bavière, de la Bourgogne et de la Lorraine et ne repartent que rarement. »
Pays qui se souvient des grands-ducs d’Occident et de Napoléon… Soit un pays de la mémoire, des châteaux, de la cathédrale, des églises, des stèles et des cimetières, des monuments aux morts, des musées et des champs de bataille : nos lieux de mémoire ! Par son paysage et ses monuments, l’Alsace demeure un livre d’histoire perpétuellement ouvert.
Pays qui a semé de jeunes morts… le monde entier ! Qui dit mieux que le poète le destin de tous ces jeunes Alsaciens partis à la guerre, de tout temps, et qui ont laissé leur vie dans des conflits qui les dépassaient ?
Wo sin die vun Namur un Narwick ?
Die vun Moskau bis zum Schwarzen Meer
Die vun Italie, die vun Afrik
Un beau jour, Ils sont partis à la guerre…
Do sin se… mini Kumbel vum Cuntad
(Germain Muller, extrait de la revue du Barabli, D’Litt han kaan Geld, 1948)
Pays de Kléber et d’Albert Schweitzer… De l’homme de guerre comme de l’homme de paix. Le monde était leur l’horizon et pour le dernier, l’humanisme son credo, l’altérité sa mission, et le respect de la vie, de toutes les vies, la philosophie !
Voilà pour la profession de foi. À partir de là découlent quelques pratiques, je n’ose écrire une liturgie, que bien modestement j’ai essayé de suivre depuis quelques décennies. J’ai bricolé dans mon coin une façon d’être Alsacien. Égoïste mais pas seul, convaincu qu’une conversion avant d’être collective est d’abord individuelle. Que me chaut de sauter sur ma chaise comme un cabri en disant « Alsace, Alsace », si je ne la vis pas d’abord au quotidien et sur la durée. « Je crois dans la mesure où j’agis » disait Albert Schweitzer qui continue de m’inspirer.
Cela fait 25 ans, que je regarde chaque jour un journal télévisé français et son équivalent allemand, que je lis un journal français et un journal allemand, ou à défaut, l’éditorial d’un des grands journaux de part et d’autre du Rhin. Malgré notre position frontalière, nous connaissons mal la réalité politique culturelle, économique et sociale contemporaine de nos voisins allemands. La réciproque est tout aussi vraie en Pays de Bade. Je suis effaré par la permanence des clichés qui subsistent ici et ailleurs. Comme en toute bonne pédagogie Il y a, au préalable, des connaissances à acquérir .
Je reste persuadé de la nécessité de continuer à privilégier la langue du voisin et n’ai pas le sentiment qu’on y tende actuellement. Ni en Alsace ni chez nos voisins malgré l’urgence économique. Je suis prêt à me battre pour que l’histoire d’Alsace soit enseignée à l’école. Elle n’est pas seulement méconnue à l’extérieur, mais également en Alsace et particulièrement par ceux qui s’en revendiquent.
J’ai longtemps cru que le dialecte était un constituant identitaire essentiel. Je continue de le pratiquer avec délectation basculant de plus en plus dans une «triphonie weckmanienne ». Mais J’ai épousé une fille de l’intérieur et mes enfants ne parlent pas un traître mot de mon dialecte mais se sentent pourtant tout aussi Alsacien que moi. Il y a donc autre chose, d’autres valeurs, d’autres références qui nous caractérisent. Et c’est tant mieux.
Il s’appelle Sébastien Bizotto, il est d’origine italienne et habite le Haut-Rhin. Il a écrit une superbe pièce de théâtre sur Germain Muller qui s’appelle La chère main de Germain. Il ne parle ni l’allemand ni l’Alsacien, Pourtant, il a tout compris. Comme quoi… et comme lui, il y a d’autres des milliers de jeunes d’origine étrangère qui sont nés ici, feront souche et pour qui se posera immanquablement la question de leur appartenance identitaire. Selon le principe vérifié de l’acculturation, leur culture s’enrichira de la nôtre et réciproquement.
Quand Érasme est venu en Alsace au XVIe siècle, c’est parce qu’on excellait dans le latin et les belles lettres, l’imprimerie et l’histoire, une certaine idée de la paix et de la pédagogie, une ouverture sur l’Europe et le monde, une foi engagée. L’humanisme quoi ! Voyez Schweitzer, la seule personnalité comparable à Érasme, qui partageait toutes les qualités précitées en y ajoutant une autre : celle de continuer à parler… le dialecte jusqu’au soir de sa vie !
Fort de ce qui précède, la réforme territoriale qui nous intègre désormais dans un Grand Est nébuleux ne me fait ni chaud ni froid. Elle ne change rien à l’affirmation de mon identité. Si je la dénonce ce n’est pas parce qu’elle aurait supprimé L’Alsace, ce qui est une ineptie, mais parce que c’est une mauvaise réforme mal pensée, mal préparée, mal expliquée, mal rédigée, sans moyens matériels et financiers, en un mot inutile.
Pourquoi voulez vous que je m’inquiète, je reste convaincu comme le poète que « l’Alsace est le carrefour de tous les sangs d’Europe, pays fait pour durer »/ Krizung vun àlla Blüater vo Europa, Land wo gemacht isch fer za düra ( Gérard Leser).
Gabriel Braeuner
Article paru dans la revue Land un Sproch/ les cahiers du bilinguisme, n° 199, Septembre 2016