A propos de l’exposition de l’association Mémoires de Sélestat
Sélestat à l’époque wilhelminienne
La période du Reichsland est à la mode. Longtemps ignorée, voilà qu’elle suscite l’intérêt des historiens et plus généralement la curiosité du plus grand nombre. Les Alsaciens sont-ils enfin prêts à s’approprier cette période féconde et singulière de leur histoire ?
Cela fait environ dix ans que cela dure. Depuis la célébration de l’an 2000 où la curiosité nous poussa à nous interroger sur un siècle qui s’achevait et sur ses prémices. Il était temps ! Non pas que la période fût inintéressante, mais elle était ambiguë. Nous étions alors Allemands. Donc aujourd’hui, un peu suspect à l’intérieur d’une célébration qui s’habillait volontiers d’Europe pour mieux se cantonner à l’hexagone.
Si la production d’ « Alsatiques » est un baromètre, il faut observer que nous possédons un filon. On n’a jamais autant publié sur Hansi et Spindler que ces derniers temps. Le créneau est porteur et peu dérangeant. Nous restons une région consensuelle et savons gommer les aspérités. L’art, après tout, est universel et transgresse les frontières. En outre, Hansi reste un gage : « celui du bon combat, du bon côté ». Quant au réel talent de Spindler, nul ne le conteste. Tous deux firent tellement pour l’image de l’Alsace. Celle que nos offices de tourisme vendent si bien au monde entier.
Nos deux artistes, qui ne s’appréciaient guère, sont les locomotives d’un intérêt réel, quoique fragmentaire, pour la période. Tout au long de la décennie, il y eut incontestablement un frémissement dont les étapes méritent d’être citées : colloque et exposition autour de Strasbourg 1900, redécouverte d’un peintre comme Lothaire von Seebach et, chaque année, à Haguenau, ceux du « Groupe de mai » (postérieur à 1918, mais dont la majorité se forma au temps de la terre d’Empire), travaux sur René Schickelé et le groupe du Stürmer, sur Albert Schweitzer, exposition consacrée, à la Bibliothèque Nationale Universitaire aux frères Mathis, en 2006, nombreuses et récentes manifestations autour du centenaire du château du Haut-Koenigsbourg, nouvelles expositions consacrées à Hans Arp, à Strasbourg, en 2009, et au Jugendstil am Oberrhein, à Karlsruhe, où l’Alsace fut présente, la même année.
Frémissement n’est pas (encore) engouement. Et l’engouement peut être éphémère, vivant le temps que vivent les modes. Au contraire des travaux de fond, des historiens qui, pour la période, labourent le terrain depuis des décennies (Wahl, Igersheim, Richez, Uberfill, Pétry et d’autres encore) et qu’il faut relire pour aborder la richesse et la complexité de ce demi-siècle qui nous rattacha à l’Empire des Guillaume.
On aimerait croire enfin que ce regain d’intérêt échappe à toute « repentance », tellement tendance aujourd’hui, qui veut, au prix d’une belle inversion, qu’on adore dorénavant ce qu’on brûlait hier encore. La gare de Colmar, par exemple, pour citer, au moins une fois, un exemple qui ne soit pas strasbourgeois. Ou Albert Schweitzer aussi qu’on fait mine de redécouvrir après l’avoir vilipendé sans l’avoir lu et même Hansi dont le portrait s’avère aujourd’hui plus nuancé que la caricature dont, à son tour, il fut l’objet.
A travers ce nouveau regard, Sélestat passe inaperçue. Vue de loin, elle ne donne pas l’impression d’avoir joué un rôle important entre 1870 et 1918 malgré l’aventure du Haut-Koenigbourg, dont elle fit opportunément cadeau à l’empereur quand il était encore une ruine. On oublie le plus souvent de la citer quand on parle de la période. Il est vrai que Strasbourg semble à elle seule tirer l’essentiel de la couverture à soi. Elle se donne des airs de capitale, qu’elle est incontestablement, grâce à l’édification d’une nouvelle ville, la Neustadt autour du palais impérial, d’un côté, et de l’université, de l’autre. C’est qu’elle bénéficie des faveurs de l’autorité prussienne qui veut en faire une vitrine et s’en donne les moyens3. Sa voisine Colmar, comme à son habitude depuis la création de la Décapole, tire son épingle du jeu. Et n’est pas trop mal lotie après l’annexion conservant l’essentiel de ses fonctions administratives et judiciaires.
Pourtant Sélestat, a priori, ne semble pas avoir mauvaise mine durant cette période. La très belle exposition, montée au mois de janvier 2011 par l’association Mémoires de Sélestat au caveau Sainte Barbe, nous la montre plutôt pimpante. Elle s’est incontestablement refait une beauté. Le nombre des édifices datant de cette période est impressionnant. L’image de la ville s’en trouve modifiée. L’image seulement ? Le Sélestat que nous connaissons aujourd’hui doit beaucoup à l’empreinte que laissa le Kaiserreich.
Qu’on en juge, en évitant de tomber dans l’inventaire à la Prévert : La Koenig Karl Kaserne (1876-1880), qui deviendra caserne Schweissguth en 1918 ; la poste impériale à l’emplacement de l’ancienne Gendarmerie ; la Bibliothèque humaniste dans la halle au blé (1889) ; ne église Sainte Foy allégée de ses oripeaux jésuitiques et enrichie de quelques fantaisies imputables à Charles Winkler, architecte des monuments historiques ; une nouvelle synagogue, avec une large coupole, disparue lors de la dernière guerre, due à l’architecte de la ville Alexandre Stamm (1890) ; un impressionnant château d’eau qui s’inspire de celui de Deventer aux Pays-Bas, soit un inattendu symbole hollandais pour une Allemagne impériale ; un petit tribunal d’instance (1900) dans un style néogothique allégé porté par l’architecte Peter Langen, une mosaïque de Conrad Winterhalter pour agrémenter la façade de la bibliothèque (1907).
Sélestat se dota d’un nouveau collège, le Wimpheling Gymnasium en 1912, notre lycée Koeberlé actuel qui deviendra Vereinslazarett, en août 1914, puis hôpital militaire jusqu’en 1919. Pour faire bonne mesure culturelle, on transforma en 1911 le premier étage de l’arsenal Sainte Barbe, qui était redevenue Halle au blé, tabac et houblon au XIXe siècle en salle de fête. On en profita pour élargir les fenêtre de l’antique arsenal et on construisit un escalier extérieur monumental comme on en voit parfois sur les édifices de la Renaissance germanique au XVI e siècle. Et comme les Alsaciens ne manquaient pas d’humour, on construisit, pour une fois sur une initiative privée, place de la Victoire, un superbe magasin de confection, au style historiciste germanique appelé… Elsässer Louvre. Les Sélestadiens aussi savaient pratiquer le grand écart identitaire.
Mine de rien, Sélestat avait gagné en séduction. Elle ressemblait à une vraie petite ville, moins bourg rural qu’autrefois. Les cartes postales de la Jarhundertwende la montre embellie
. Elles sont un témoin incontestable de sa « modernité ». On ne les imprimerait pas si on n’avait rien à monter. Rien de neuf en tout cas. Ce n’est pas le pittoresque que l’on recherche mais l’inédit. La carte postale est un outil de communication. Elle ne parle pas que du passé, elle dit aussi le présent. Elle porte témoignage d’une actualité, elle enregistre les changements, elle inscrit le bourg dans l’histoire immédiate.
Mais elle ne dit pas tout. Elle embellit la réalité quand elle ne la travestit pas. Elle fait illusion. Elle montre ce qu’elle a envie de montrer cachant ce qui est moins aguichant. Ce n’est pas parce que Sélestat est devenue subitement coquette qu’elle a profondément changé. Malgré leurs disparités, toutes les villes européennes, les grandes comme les petites ont fait leur mue6. Toutes ont brisé le corset étroit de leurs anciennes fortifications et se sont répandues aux alentours, trop heureuses de s’épancher enfin. Toutes, à la fin du siècle, ont connu des améliorations sanitaires et les bienfaits du gaz et de l’électricité. La plupart ont connu un afflux de population, vidant progressivement les campagnes au profit des villes qui se sont industrialisées. En Alsace, la population urbaine qui représentait un quart de la population alsacienne en 1870 est devenue majoritaire à la veille de la Grande Guerre.
L’Alsace et Sélestat participent d’abord à un mouvement général d’amplitude large qui affecte une grande partie de l’Europe. Que l’autorité prussienne ait voulu faire de l’Alsace des villes une vitrine n’est pas contestable, mais la priorité va d’abord à Strasbourg. Pour les autres cités, l’urgence est moindre. Si elles s’embellissent quand même c’est que le mouvement est général et l’occasion fait le larron. La plupart des villes allemandes connaissent un nouvel essor au sein d’un pays dynamique dont l’économie est la première en Europe. Il était difficile d’échapper à la prospérité !
Pour autant, Sélestat, malgré son remodelage, est restée la même. Elle fut la dernière à se débarrasser de l’enceinte médiévale qui la contraignait fortement. Ce n’est qu’à partir de 1874 qu’elle sauta le pas. Bien après la plupart des villes importantes, trois quarts de siècle après sa voisine Colmar, par exemple. Elle profita timidement de l’appel d’air provoqué. Le Sélestadien est resté fidèle au périmètre qui fit sa gloire autrefois. Au recensement de 1885, 83 % de la population vit encore en vieille ville.
Regardons une carte de Sélestat à l’époque allemande. Sur l’emplacement des fortifications sont réalisés des boulevards qui serviront… plus tard ! La croissance apparait anarchique et ne semble pas répondre à un plan d’urbanisme construit. Le seul secteur rationnel est celui qui s’étend de la ville à la gare. Le maillage à l’allemande apparait sur la structure en étoile de part et d’autre de l’axe est-ouest. Paradoxalement, Sélestat s’est inventée de nouvelles frontières. Les emprises industrielles, les bâtiments scolaires et les casernes, au nord et à l’ouest de la ville s’ajoutent à la barrière des voies ferrées, de la gare et des établissements industriels du second Empire. Autant de freins à l’extension future de la ville .
Non, Sélestat n’a pas vraiment changé durant la période du Reichsland. Malgré les apparences, elle aurait même tendance à stagner. Elle est démographiquement atone alors que les trois grandes villes alsaciennes s’envolent et doublent parfois leur population. Elle flirtera avec les 10 000 habitants pendant cinquante ans, étonnamment stable quand les autres croissent rapidement.
Elle n’a pas connu de bouleversements sociologiques importants. Les recensements se suivent et se ressemblent : autant d’hommes que de femmes, une écrasante majorité catholique qui dépasse les 80 % de la population totale, une population rurale, où agriculteurs et maraîchers constituent toujours 20 % de la population locale.
L’industrie est restée modeste. A l’opposé de ses consoeurs alsaciennes, l’empire allemand n’y apporta pas ce qu’apporta l’empire de Napoléon III qui avait vu s’implanter les toiles métalliques Frank en 1858 et l’établissement Marcel Catala en 1867. Sélestat, dans une période d’expansion économique forte, dut se contenter, si l’on peut dire, d’une seule implantation industrielle notable : la filature en 1907.
Elle n’est pas un désert loin de là. Si elle s’est effacée, au centre de l’Alsace, devant Colmar, elle joue quand même encore son rôle dans le sud du département du Bas-Rhin. Elle est même le quatrième carrefour ferroviaire d’Alsace grâce aux nouvelles lignes de train vers Molsheim-Obernai (1877), Villé (1891), et vers le Ried jusqu’à Sundhouse. Son équipement bancaire s’est renforcé, de même, nous l’avons vu, son réseau scolaire. N’est-elle pas devenue, en outre, le siège d’une Ecole Normale juste avant la Grande Guerre ? La réputation de son Gymnasium est reconnue. Un directeur comme Huettemann, un professeur comme Henri Adrian, un élève comme Marie-Joseph Bopp témoignent de l’excellence pédagogique qui y règne. Seul établissement secondaire d’importance entre Strasbourg et Colmar, il attire, dans ses neuf classes ,les élèves de Barr, Obernai, Sainte-Marie-aux-Mines, Ribauvillé et ceux venant du Ried.
Aurait-elle pris conscience de ses atouts ? Au mois de mai 1901 naît la société d’embellissement, le Verschönerungsverein, dont le baptême est précédé, en 1899, de l’excellent guide de l’érudit abbé Gény, bibliothécaire de la ville : Führer durch Schlettstatt und Umgebung. Accessible au prix de 50 pfennigs, il ne se contente pas de présenter les richesses du patrimoine local mais s’ouvre volontiers sur les environs de la ville à travers un programme d’excursions aux alentours . Le Haut-Koenigsbourg bien avant qu’il ne soit restauré est un lieu prisé d’excursions et s’inscrit parfaitement dans l’engouement romantique pour les ruines médiévales qui caractérise si bien le XIX e siècle12. On s’arrête en gare de Sélestat pour y monter. Mais s’arrête-t-on en ville pour en découvrir ses richesses ?
Le tourisme en est à ses balbutiements et les déplacements en masse sont rares. Le touriste est essentiellement citadin et sa quête de dépaysement le conduit naturellement à préférer la montagne à la ville. Il n’empêche, Sélestat prend rang et ne se trouve pas si démunie que cela. D’ailleurs, on lui rend visite de temps en temps, de façon fort officielle. Quand l’occasion en vaut la peine. Pour l’aménagement de la Bibliothèque humaniste dans les locaux rénovés de l’ancienne halle au blé, le 6 juin 1889, par exemple, quand le maire Ignace Spies accueille en grande pompe le Statthalter Chlodwige von Hohenlohe-Schillingsfürst 14ou quand le 11 mai 1912 est inauguré le « nouveau collège » en présence d’un de ses successeurs, le comte de Wedel.
Sélestat semble vouloir rester à sa place. Elle n’affiche pas, durant la période du Reichsland, une ambition démesurée. Elle suit le mouvement mais ne le précède jamais. Elle attire rarement l’attention et ne défraye pas davantage la chronique15. Secouée de temps en temps par quelques imprévisibles tremblements de terre, en 1900 et 1911 notamment, qui l’alertent plus qu’ils ne l’émeuvent16. Elle semble cultiver l’entre-soi, centrée sur elle même et sur le labeur quotidien de ses habitants, ouvriers, artisans et paysans qui se réjouissent quand la culture du tabac est bonne, de même que celle du houblon, dénoncent la saleté de l’abattoir, sont fiers de leur tissage mécanique, « processionnent » à la Fête-Dieu, pêchent les écrevisses, célèbrent le Kaisergeburtstag, applaudissent le Zigeunerbaron de Johann Strauss au Théâtre de la ville, confectionnent de délicieux Beerewecke en décembre.
Les Sélestadiens demeurent fortement enracinés à leur terre et rivés à leurs clochers. Il est vrai qu’ils en ont plus que la moyenne des villes de leur importance. Ils ne s’en éloignent que rarement, rassurés par leur présence massive. Ils n’ont même pas besoin de lever la tête pour s’en convaincre et s’ils la lèvent quand même c’est pour voir passer un incongru volatile, comme ce vaisseau aérien du Graf Zeppelin, pendant quelques minutes, peu après 11heures, ce 4 août 1908.
Ils sont restés à part, un peu éloignés de l’actualité sans l’ignorer cependant19. Observateurs impuissants de leur relatif déclin, ils ont à gérer quelques lourds héritages. Le poids d’un passé riche mais pesant, la réalité d’une ville de garnison, les inquiétudes d’une population agricole, plus présente qu’ailleurs mais comme ailleurs consciente de la menace qui pèse sur elle, en butte à l’urbanisation qui en fin de compte l’affectera. Son homogénéité, jadis un atout, est aujourd’hui un handicap. Majoritairement catholique, la ville laisse peu de place à la contradiction du débat d’idées sauf en période électorale quand les libéraux-progressistes s’opposent aux cléricaux. Mais fidèle à ses traditions, elle est foncièrement conservatrice. Dans ses votes comme dans ses comportements. Pusillanime, elle ne goûte guère à l’aventure. Ce n’est pas dans sa nature. Prudente, elle est demeurée à l’abri de ses murailles qui pourtant n’existent plus. Elles ont beau avoir disparu, les frontières sont restées présentes dans l’esprit des Sélestadiens.
La brève exposition de cet hiver a permis de renouer avec une page de l’histoire de Sélestat qui, si elle ne fut pas sa page la plus glorieuse, n’est pas dénuée d’intérêt. Elle gagne en tout cas à être mieux connue et mériterait que la recherche historique s’y consacrât davantage. Son histoire n’est pas écrite. Nous en avons quelques analyses sommaires et de fugaces impressions mais aucune vision d’ensemble. Une connaissance plus approfondie réservera peut-être quelques surprises et nous délivrera probablement de quelques idées préconçues. Il faut savoir gré à « Mémoires de Sélestat » de nous avoir remis sur son chemin
sources :
GB, 2011, Annuaire des Amis de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat