L’ancienne ville libre d’Empire est devenue ville libre du Royaume de France. Cela fait presque un siècle que l’Alsace a changé de nationalité et de statut, de langue et de culture aussi. La liberté de l’ancienne République urbaine avait été rognée. La monarchie française était une et centralisée. Strasbourg n’avait cependant pas vraiment perdu au change. Elle était devenue naturellement la capitale de la province Alsace. La province Alsace ? Cela faisait bien longtemps que cette région n’avait plus été unie. Depuis le duché d’Alsace des Mérovingiens. Dire que c’est à Louis XIV que nous devons l’invention de l’Alsace. Qui l’eût cru ?
Et Strasbourg, cette ville essentielle de la Réforme germanique qui résista jusqu’en 1681 avant de capituler, était devenue autant fer de lance que bouclier. Les services du roi y avaient pris leurs aise. L’intendant d’Alsace, ce préfet avant la lettre, s’y était installé tout comme le gouverneur militaire et les représentants des grandes institutions de la monarchie. Sauf la judiciaire, qui résidait à Colmar parmi les gens de Robes du Conseil souverain, la plus haute juridiction du Royaume dans cette province, à l’instar de l’étranger effectif, qui faisait fonction de parlement régional. Strasbourg, donc, était (presque) la capitale de l’Alsace. Son évêque était revenu après un exil auquel la Réforme protestante l’avait contraint au début du XVIe s.
La ville, depuis lors, n’avait pas fondamentalement changé. Sa cathédrale continuait de la dominer. Ses rues s’enlaçaient autour du sanctuaire comme elles le faisaient depuis le Moyen-Âge. Esthétiquement, elle était restée germanique. La monarchie et ses serviteurs avaient certes songé à un nouvel urbanisme. Mais en vain, l’argent fit défaut. Et l’architecte Blondel rangea ses plans. L’agrandissement de Strasbourg ce sera pour plus tard. Un siècle plus tard et, curieux paradoxe, quand l’Alsace redevint une terre d’Empire… germanique !
Ce qui n’avait pu être réalisé à grande échelle, le fut par instillations successives: Palais épiscopal, hôtel du gouverneur militaire, du préteur royal hôtel de familles nobles, patriciennes et bourgeoises, un collège : celui des Jésuites. Promenez-vous dans Strasbourg, du coté de la rue Brûlée, qu’il s’agisse de l’actuel Hotel de ville, de la résidence du gouverneur militaire, du siège de l’évêché, de la préfecture un peu plus loin, tous ces édifices sont dûment estampillés XVIIIe siècle.
Tout comme l’aubette, la place du marché Gayot, celle du marché neuf. Ce n’est pas encore une révolution urbanistique, mais c’est déjà un changement de style. Strasbourg comme Paris a ses embarras. Avec La noblesse, le clergé, l’encadrement militaire – Strasbourg est une ville de garnison- ce sont quantité de carrosses de véhicules de passagers, de carioles de charrettes, de chaises porteuses qui envahissent les rues étroites de la ville. Ah si Blondel avait pu décongestionner le centre urbain !
On a quand même pu réaliser une promenade ou les belles strasbourgeoises qui ne portent pas toutes l’immense chapeau de Larguillère, se laissent admirer. Elles sont toujours aussi coquettes. Elles ont fait jadis le désespoir du magistrat protestant de la ville, elle ne succombent pas davantage aujourd’hui à la séduction française. Elles continuent à n’en faire qu’à leur tête. Elles ont longtemps porté des étoffes lourdes et des couleurs sombres avant de s’abandonner à des soies claires garnies de fleurs ou de rayures.
Strasbourg et les Strasbourgeois aiment donner le change. Ils cultivent une forme d’austérité protestante mais inclinent vers les plaisirs champêtres. S’étourdissent à danser malgré les récriminations des pasteurs et des curés. Bref, ils aiment faire la fête. Celle à l’occasion de la visite de Louis XV en 1744 est restée dans les mémoires. Veis en fit un dessin puis une gravure. On s’apprête, en cette année 1771, à recevoir la dauphine et future reine, Marie Antoinette. Mais plus généralement, tout au long de l’année, on trouve matière a danser, à jouer, à célébrer. L’intendant La Grange, dès 1697, avait noté, surpris, dans son rapport sur l’Alsace et Strasbourg que la nature de ce peuple est à la joie. Dans les milieux plus huppés, on sait cultiver les muses. On relaie les pièces du théâtre français de Corneille à Voltaire, on écoute de la musique de chambre, d’église et de cour. On se délecte de Te Deum.
On sait travailler aussi. La céramique des Hannong, la ferronnerie qui orne les palais et les nobles demeures, l’étain et l’orfèvrerie. Les négociants strasbourgeois sont toujours très actifs dans les villes rhénanes de Bâle à Rotterdam. Cette ville frontière attire du monde. En un siècle, elle va doubler sa population. Ils étaient 22 000 en 1681, ils frôlent désormais les 50 000 habitants. La pax gallica, qui a accompagné le rattachement à la France, a favorisé l’essor démographique et renforcé l’attractivité de la cité. L’immigration y est forte, venant de l’Allemagne rhénane, des Alpes et de Lorraine. La présence militaire, frontière sur le Rhin oblige, est dense : 8000 soldats à l’époque !
L’université est redevenue prospère. La catholique a été rapatriée en ville. Elle est le centre culturel du diocèse et du renouveau religieux. Elle forme les séminaristes dans le loyalisme à la France et dans le respect des prérogatives du pape. La protestante n’a pas perdu son lustre. Elle connait son apogée entre 1730 et 1790. En 1763, le Journal des Savants estime que les thèses soutenues à Strasbourg sont meilleures qu’à Paris. Trois facultés , la médecine, le droit et l’histoire connaissent une réputation européenne. On vient des pays protestants du nord, de Russie et bien sûr d’Allemagne. 48% de ses étudiants viennent d’Allemagne, 15% de Suisse. Les Alsaciens représentent à peine un quart des effectifs. La Faculté de médecine brille de mille feux. Goethe viendra y faire un tour à l’écoute de maitres tels que Spielmann et Lobstein, ce dernier ayant préféré Strasbourg et sa patrie aux sollicitations de Göttingen et de Berlin. La Faculté de droit enseigne le droit romain modernisé et intègre dans ses programmes le droit germanique à côté du droit français.
Les étude juridiques, historiques, de sciences politiques connaissent un nouvel engouement autour de la forte et riche personnalité de Jean Daniel Schoepflin, l’heureux auteur de l’Alsatia Illustrata et de l’Alsatia diplomatica, qui disparait l’année où arrive Goethe à Strasbourg. Ce dernier le révérait. Schoeplin est à l’image de Strasbourg. A la fois Tür und Brücke, porte et pont, trait d’union entre la culture française et allemande, Badois de naissance et historiographe du roi, protestant envoyé par le roi très catholique en mission diplomatique, qui a ses entrées à Versailles comme à Vienne, professeur d’éloquence et d’histoire. Gustave Koch reprendra le flambeau de même que J. M Lorentz qui publie une Histoire d’Allemagne en 1771 avant de nous enrichir d’une Histoire universelle, l’année suivante.
Ce dialogue français et allemand ne pouvait avoir lieu qu’à Strasbourg, ouverte sur l’Europe, passage obligé de monarques, parfois incognito ( Louis XV, Frédéric II, Joseph II ) de philosophes( Voltaire, Rousseau), ville de tolérance relative où le protestantisme n’a pas connu la révocation de l’édit de Nantes, où le catholicisme a fait l’économie du jansénisme et du gallicanisme. Une ville prédestinée qui « parait désignée par sa position à être l’entrepôt de la France et, ne se trouvant séparée de l’Allemagne que par le Rhin, ce fleuve lui ouvre une communication facile avec la Suisse et la Hollande et la met à portée de s’approprier les richesses littéraires de tout le Nord » écrit le strasbourgeois Frédéric Rodolphe Saltzmann, contemporain et ami de Goethe.
Qu’offre Strasbourg au jeune Goethe sinon le syncrétisme de ce qu’il y a de meilleur dans le mouvement des idées alors en Europe :
De l’esprit des Lumières françaises, la curiosité universelle sinon encyclopédique, le sens de l’humain et la recherche du progrès, l’appel à la raison et, partant, la construction du bonheur.
De l’Aufklärung allemande, qu’elle soit protestante ou catholique, la compréhension et le goût du fait religieux, le coeur, compagnon légitime de l’esprit, le sens du devoir, la préhension de l’utile.
De la propre tradition strasbourgeoise et alsacienne, enfin : le sens de la tolérance … après deux siècles de luttes religieuses, un respect de l’autorité
et « en même temps » un sens très vif de la démocratie qui « s’affirme dans le respect des formes, des formules et des rites ». ( G. Livet)
Gabriel Braeuner, Café de l’humanisme de Sélestat, 30 janvier 2020