Le Sélestadien Jacques Wimpfeling (1450-1528) figure au panthéon des humanistes alsaciens à côté de Geiler de Kaysersberg, Sébastien Brant et Beatus Rhenanus. Excellent pédagogue, au tempérament querelleur, il résume assez bien la grandeur et les limites de l’humanisme alsacien de la première génération : celle des Frühumanisten. Des intuitifs qui ont souvent vu juste sans aller au bout de leurs idées. Avec, pour Wimpfeling, une tendance prononcée pour l’aigreur et l’échec.
Il fut un de nos grands humanistes. De la génération des pionniers, celle de Geiler de Kaysersberg de Sébastien Brant. Sélestadien comme son cadet Beatus Rhenanus. Né dans notre ville en 1450, il y décède, à l’âge de 78 ans, en 1528. Il avait été l’élève de Louis Dringenberg à l’Ecole latine avant de faire ses études universitaires à Fribourg-en-Brisgau, puis à Erfurt, et enfin à Heidelberg où il obtint le titre de maître ès arts en 1471. Wimpfeling y fit une belle carrière. Enseignant la littérature latine, il devint successivement doyen de la faculté des arts, recteur et vice-chancelier de l’université, en 1482, tout en poursuivant des études de théologie (il avait été ordonné prêtre) couronnées par une licence en 1484. Celle-ci lui ouvrit la voie de prédicateur à la cathédrale de Spire, à l’appel de l’évêque. N’eut-il pas l’honneur, dans cette nouvelle fonction, de guider l’empereur Maximilien lors de sa visite du sanctuaire ?
L’enseignement était cependant sa vocation. Il revint à la faculté des arts de Heidelberg en 1498, où il expliqua s. Jérôme et Prudence, avant de s’installer à Strasbourg en 1501. Il y retrouva Geiler de Kayserberg, le très persuasif prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, et le prévôt de l’église Saint-Thomas, Christophe d’Utenheim. Tous les trois rêvaient de changer de vie en fondant une communauté érémitique en Forêt-Noire. L’affaire capota. Christophe d’Utenheim devint évêque de Bâle en décembre 1502. C’en était fini de leur rêve de solitude à trois. Wimpfeling, à la demande de son ami Geiler et de Sébastien Brant, resta finalement à Strasbourg. Il logea chez dans le couvent des Guillelmites (dont il reste l’église Saint-Guillaume) et s’adonna à un travail intellectuel et pédagogique soutenu. Ce fut une période féconde de sa vie. Il y prépara son Catalogue des évêques de Strasbourg qui fut publié en 1508, continua de publier ses ouvrages pédagogiques, s’occupa, entre autres, de l’éducation du jeune Jacques Sturm, futur stettmeister (premier magistrat de religion réformée de Strasbourg, multiplia les querelles littéraires et historiques notamment avec le franciscain Thomas Murner, et créa, en 1508/1510, la Société littéraire de Strasbourg où l’on retrouve les élites humanistes locales. Il y accueillit Érasme en 1514.
Ce grand théoricien de la pédagogie s’était vu décerner le titre de Praeceptor Germaniae (« Précepteur de l’Allemagne »). Les questions relatives à l’éducation le passionnaient. L’Isidoneus germanicus (Introduction pour la jeunesse allemande),en1497, un traité de grammaire latine, l’avait révélé ; l’Adolescentia (La Jeunesse), une compilation des règles de conduite, avait confirmé son orientation ; le De Integritate (Sur L’Intégrité [de la vie religieuse]), en 1505, un guide moral pour les jeunes prêtres, illustrait son désir de réformer l’Église, en crise, par une meilleure formation du clergé, alors que sa Diatriba de proba puerorum institutione (Discussion sur la bonne éducation à donner aux enfants…) en 1514 constituait un recueil de conseils pour les enseignants. Dans son esprit, seule l’éducation pouvait sauver l’Église et la société de l’effondrement. On pouvait recourir aux auteurs de l’Antiquité à condition qu’ils fussent moralement irréprochables. Il préférait la lecture des Pères de l’Église ou celle des humanistes chrétiens contemporains, tel l’Italien Baptiste de Mantoue. Wimpfeling avait également conçu l’idée d’un Gymnase/gymnase, préparatoire aux études universitaires, qui se déroulaient alors à Bâle, Fribourg, Heidelberg, Mayence et Cologne. En vain. L’idée fut reprise, en 1538, avec la création du Gymnase de Strasbourg par Jean Sturm. L’histoire fut l’autre grande affaire de sa vie. Hormis sa Germania (1501) qui tient davantage du pamphlet, son Epitome rerum germanicarum (Abrégé de l’histoire de l’Allemagne, en 1505) est un des premiers essais de synthèse de l’histoire de l’Allemagne.
Malade, il s’était retiré dans sa ville natale, auprès de sa sœur Madeleine, à partir de 1515. Il y fonda la Société littéraire locale. Hostile à la Réforme qui progressa rapidement en Alsace après 1518, séduisant nombre de ses amis et anciens élèves strasbourgeois, il resta fidèle à l’Église romaine et fut enterré, en 1528, dans l’église Saint-Georges, où il avait été baptisé.
Les emportements de Wimpfeling
Wimpfeling avait-il du caractère ? Un mauvais caractère probablement. Prompt à la colère, ses indignations étaient nombreuses. Elles l’emportaient parfois loin, trop loin. Quelques-unes de ses querelles sont restées célèbres. Celle avec le franciscain natif d’Obernai, Thomas Murner, autre caractère mal embouché, par exemple. Le point de départ en fut la Germania, publiée en 1501, où, à travers un pamphlet de circonstance, Wimpfeling demande à ses compatriotes de faire preuve de plus de patriotisme à l’égard du Saint-Empire auquel ils appartiennent. Très nationalbewusst, comme d’autres humanistes allemands, il soutient, entre autres, que les Allemands avaient toujours occupé la rive gauche du Rhin, que les prétentions françaises sur cette zone étaient sans fondement et que, par conséquent, Charlemagne ne pouvait être qu’Allemand. Thomas Murner le cueillit, un an après, dans la Germania Nova (Nouvelle Germanie), en prétendant exactement le contraire. Nous sommes au début du XVIe siècle, le différend au sujet des frontières entre la Gaule et la Germanie était lancé. Ils avaient beau être prêtres tous les deux, l’échange fut rude, peu charitable et d’une rare
On connaît moins sa diatribe contre Jacques Locher, enseignant à l’Université d’Ingolstadt, qui avait traduit en latin le Narrenschiff (Nef des fous) à la demande de son auteur, Sébastien Brant. Poète brillant, surnommé Philomusus, « Ami des Muses », ses cours sur la poésie et la rhétorique attiraient une foule d’étudiants. Il avait suscité la jalousie d’un confrère, plus âgé, professeur de théologie, Georges Zingel, qui attaqua son jeune collègue en traitant ses Muses de mules stériles, lui reprochant de « de faire l’apologie de la poésie antique dépravée et contraire à la religion chrétienne ». Locher répliqua, s’en prit à la théologie scolastique enseignée par son aîné, qui ne « donnait que les excréments pieusement recueillis par les théologastres ». En 1510, Wimpfeling (tout comme Brant) prit fait et cause pour Zingel et démontra, avec sa fougue habituelle, que la poésie, bonne pour les enfants dans leur apprentissage du latin, était féminine, alors que la prose, seule, était virile, capable de révéler la vérité chrétienne. En fait, la querelle opposait les théologiens conservateurs aux humanistes, lecteurs des œuvres païennes de l’Antiquité.
En 1505 déjà, lors d’un séjour auprès de son ami Christophe d’Utenheim devenu évêque de Bâle, Wimpfeling n’avait rien trouvé de mieux que d’exhorter les Bâlois à dénoncer l’alliance conclue en 1501 avec la Confédération helvétique. Le Conseil de la ville entama une procédure à son encontre. Il s’enfuit piteusement et regagna Strasbourg.
Reflet de son temps
Wimpfeling est un personnage passionnant à défaut d’être attachant. Il n’a ni la maîtrise ni le brillant de Beatus Rhenanus dont il est l’aîné. Il n’en a pas l’aisance matérielle non plus. Il passa l’essentiel de sa vie … à tirer le diable par la queue. Il vécut cependant assez longtemps pour être le parfait témoin d’une période qui connut l’avènement et la réussite de l’humanisme et son effacement devant la Réforme. Ce grand aigri, nerveusement fragile, était un homme honnête et probe. Parfait représentant de son siècle, en réalité à cheval sur deux siècles. Homme du Moyen Age et du début de la Renaissance. Homme davantage ou essentiellement du Moyen Age par ses idées. Pourfendeur violent des abus de l’Église et malgré tout fidèle à l’institution. Visionnaire fréquemment, déçu toujours. Contrarié le plus souvent. Profondément conscient qu’il fallait réformer l’Église, les prêtres comme les ouailles, mais incapable de suivre ni même de concevoir une réforme radicale comme celle qui advint. Confiant dans les vertus de l’éducation, chagriné cependant de ne pas voir ses idées appliquées. Jean Sturm reprit une partie de ses idées en créant le Gymnase en 1538 dans Strasbourg passée à la Réforme. Aurait-il apprécié ? Il avait formé son homonyme Jacques Sturm, remarquable politique, excellent diplomate, humaniste cultivé et protestant ardent. Il en fut marri. Il avait eu la tentation de se retirer dans le désert, en l’occurrence dans la solitude de la Forêt-Noire pour vivre en ermite, il resta à Strasbourg où il s’abîma dans le travail et s’épuisa dans quelques querelles stériles. Cet humaniste se méfiait des auteurs anciens parce que païens. A trop les fréquenter, on risquait d’y perdre son âme de chrétien, à défaut de son latin. Obsédé, comme beaucoup de ses contemporains, par le péché et la formule Noli peccare, deus videt (« Ne pêche pas, Dieu te regarde »), il partagea les préjugés et les rejets de son temps. Son anti- judaïsme fut violent. En 1501, dans la Germania, faisant l’Éloge de Strasbourg, il cite sur le même plan : « Des bibliothèques, de doctes savants, des écoles de frères mendiants, des architectes, l’expulsion des juifs, de magnifiques maisons, de belles rues et places. » Ou l’art de faire du renvoi des juifs un monument parmi d’autres… Il a aussi raté sa sortie. Son épitaphe à l’église Saint-Georges, où il fut enterré, fut emportée par la Révolution. Il s’est, dans sa ville natale, effacé devant Beatus Rhenanus qui a raflé la mise. Connu des érudits, il a disparu de la mémoire des gens. Je l’imagine, là où il est, râler encore.
Pour en savoir plus :
Hubert Meyer, « Jacob Wimpfeling », dans Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne.
Francis Rapp, Réformes et Réformation à Strasbourg. Eglise et Société dans le diocèse de Strasbourg (1450-1525), Strasbourg, 1974.
Gabriel Braeuner, Au cœur de l’Europe Humaniste, Le génie fécond de Sélestat, Editions du Tourneciel, 2018.
Gabriel Braeuner, DNA 17 mai 2020, Ces femmes et ces hommes qui ont fait l’histoire de Sélestat( 13/24)